Le passage à l’acte
« Repensant, avec la sagesse de l’après-coup, à ces années qui ont dévasté l’Europe et, pour finir, l’Allemagne elle-même, on se sent partagé entre deux jugements : avons-nous assisté au déroulement rationnel d’un plan inhumain, ou à une manifestation (unique, jusqu’à présent, et encore mal expliquée) de folie collective ? Une logique tendue vers le mal, ou l’absence de logique ? Ainsi qu’il arrive souvent dans les choses humaines, les deux possibilités de l’alternative coexistaient. »
PRIMO LEVI.
À quel moment la décision a-t-elle été prise ? Comment s’est déroulée la réunion fatidique ? Qui a parlé le premier d’extermination totale ? Quelles furent les premières réactions de l’auditoire ? Ces questions semblent essentielles. Ces précisions sont plus obsédantes lorsqu’il s’agit d’un génocide que lorsqu’il s’agit d’une guerre civile, aussi meurtrière, sauvage et cruelle soit-elle.
À défaut de reconstituer cette scène inimaginable, on sait que la décision de ce génocide a pris corps de façon semblable à celle de l’Holocauste. C’est-à-dire qu’elle est l’aboutissement de préparations et de planifications, plus ou moins formulées et interactives.
En Allemagne, dès leur arrivée au pouvoir, Hitler et les caciques du national-socialisme déclaraient que la communauté juive était de trop dans le pays. Le parti nazi, relayé par le gouvernement et les administrations, multipliait des initiatives en crescendo destinées à rejeter cette communauté, et celle des Gitans, de la société allemande. Licenciements, confiscations, brutalités ; lois anti-juives, port de l’étoile jaune ; exclusions, déportations, pogroms, enfermement dans les ghettos, dans les camps de concentration…
Chaque jour qui passait, entre 1933 et 1940, ce régime confirmait par des discours furieux, des décrets ou des assassinats, sa détermination à exclure la communauté juive de la société du IIIe Reich. Toutefois, la Solution finale n’est sans doute devenue inéluctable que dans le cours de l’année 1941, pour Hitler et ses deux spécialistes, Himmler et Heydrich ; et elle a été communiquée les semaines suivantes à son état-major et aux futurs cadres du projet.
Résultat d’un long cheminement, de quand peut-on dater la décision formelle du génocide ?
Quand les Juifs ont-ils été décrétés des sous-hommes ou déportés massivement vers des ghettos et des camps de concentration ? Lors du fameux discours messianique de Hitler au Reichstag en janvier 1939 ? Ou en cette même année, lorsqu’une technique de gazage a été testée sur des dizaines de milliers de malades atteints de maux incurables et de troubles mentaux, pour évaluer son efficacité à grande échelle ?
Est-ce après l’échec, en septembre 1940, des plans dits Lublin et Madagascar, aussi extravagants que sérieux, qui programmaient une déportation totale vers ces deux destinations ? Lorsque Himmler, le futur maître d’œuvre, est devenu le numéro deux du régime nazi ? Dans l’euphorie des premières semaines de l’invasion de l’Union soviétique, quand les premiers Einsatzgruppen furent envoyés à l’arrière des troupes allemandes en Russie avec pour mission de fusiller méthodiquement les populations juives habitant dans les zones conquises, dès juin 1941 ?
Trois mois plus tard, lorsque l’état-major SS approuva l’équipement de six camps en fours crématoires ? Ou le 12 décembre de la même année, au lendemain de la déclaration de guerre des États-Unis, lorsque Hitler réunit ses principaux dignitaires chez lui, pour leur déclarer, d’après le Journal de Goebbels : « … la guerre mondiale est là. La destruction des Juifs en sera la conséquence inévitable… » ? Encore aujourd’hui, de nombreux historiens travaillent et débattent sur cette date, mystère qui peut d’ailleurs paraître plus fascinant qu’intéressant.
Au Rwanda, la planification du génocide en paliers présente d’étonnantes similitudes avec l’Holocauste, sauf bien sûr quant à sa genèse ; laquelle nous tentons de résumer en une dizaine de lignes.
Lors de l’Indépendance, en 1962, les leaders hutus ont été portés au pouvoir par un mouvement social violent et contradictoire : la révolution populaire de 1959. Cette jacquerie hutue a renversé l’aristocratie tutsie, et aboli des servitudes que la population hutue, majoritaire, ne supportait plus. Mais ces chefs, sans idéaux dignes de cette révolte, en ont profité pour marginaliser l’ensemble de la communauté tutsie, paysans, fonctionnaires, enseignants, dont était issue cette aristocratie.
Dès lors, après amalgame entre l’ancien aristocrate privilégié et le paysan besogneux, le Tutsi fut désigné par l’administration populiste comme un être comploteur, perfide, spéculateur, parasite, dans un pays surpeuplé. Le coup d’État militaire du major Juvénal Habyarimana renforça ce régime en 1973. Pour isoler ces compatriotes tutsis accusés de sournoiseries, il décréta confiscations de biens, déplacements de population, lois d’exclusion, quotas scolaires, lois d’interdiction des mariages mixtes (en vigueur jusqu’en 1976), et surtout vagues récurrentes de massacres…
En 1990, l’entrée en guerre, à partir des maquis ougandais, des troupes rebelles tutsies contre l’armée rwandaise hutue marque une nouvelle étape.
Tous les génocides de l’histoire contemporaine adviennent en pleine guerre. Non qu’ils en soient les causes ou les conséquences, mais parce que la guerre crée un état de non-droit, elle régularise la mort, normalise la barbarie, entretient la peur et les fantasmagories, ravive les vieux démons, ébranle la morale et l’humanisme. Elle affaiblit les ultimes défenses psychologiques chez les futurs acteurs du génocide.
Ce que résume à sa manière le cultivateur Alphonse Hitiyaremye en disant : « La guerre est un terrible désordre dans lequel peuvent machiner incognito les fauteurs de génocide. »
En 1991, dès lors que les rebelles conquièrent du terrain, l’essentiel des discours dans les meetings des partis politiques, notamment ceux du président de la République et de ses ministres, consiste à brandir des menaces à l’encontre des Tutsis.
À Butare, siège de l’université nationale, des professeurs publient à qui mieux mieux des élucubrations historiques et des diatribes antitutsies. Dans les studios des radios populaires, Radio Rwanda ou Radio Mille Collines, les Tutsis sont appelés « cancrelats ». Les animateurs, dont les deux plus célèbres, Simon Bikindi et Kantano Habimana, appellent ouvertement à la destruction des Tutsis à travers des sketchs et des chansons.
Innocent Rwililiza raconte : « Ces messieurs étaient de fameux artistes, des virtuoses très comiques. Leurs paroles étaient tellement fignolées et répétées, que nous aussi, les Tutsis, ça nous amusait de les écouter. Ils appelaient au massacre de tous les cancrelats, mais avec des tournures plaisantes. Pour nous, les Tutsis, ces bons mots étaient hilarants. Les chansons qui appelaient tous les Hutus à se coaliser pour supprimer les Tutsis : on riait de leur drôlerie. Pareil pour Les Dix Commandements du Hutu, qui juraient notre fin prochaine. On s’y était tellement habitués qu’on ne prêtait plus l’oreille aux terribles menaces. »
Pourtant, les crimes commis contre les Tutsis étaient le plus souvent impunis. À titre d’exemple, deux membres de cette bande de Kibungo avaient tué un Tutsi avant le génocide, sans avoir été condamnés par la justice : Élie Mizinge, ancien militaire, qui avoue le meurtre d’une assistance sociale au cours d’un rassemblement en 1992 ; et un autre gars qui nie son crime, mais que tout dénonce, en particulier ses copains.
Toutefois, dans ce climat propice à des tueries de grande ampleur, l’extermination semble n’avoir été projetée que durant l’hiver 93-94, quelques mois avant l’explosion de l’avion présidentiel, qui précipita son déclenchement.
Élie Mizinge explique : « Je crois que l’idée du génocide a germé en 1959, quand nous avons commencé à tuer des lots de Tutsis sans éprouver de punitions ; et nous ne l’avons jamais enterrée profondément depuis. Les intimidateurs et les manieurs de houe s’étaient accordés de leur côté.
Nous, on se disait que les Tutsis étaient devenus de trop, mais ce n’était pas une idée préoccupante. On en parlait, on oubliait, on patientait. On n’entendait aucune remontrance à nos meurtres. Comme pour les travaux de culture, on attendait la bonne saison. La mort de notre président a été le signal du chaos final. Mais comme pour la récolte, c’était ensemencé d’avant. »
L’exil du clan d’Habyarimana, l’éparpillement de ses notables, et enfin la politique, dite de réconciliation nationale, de l’actuelle administration, sont aujourd’hui autant d’obstacles à une reconstitution minutieuse de la décision en haut lieu.
Dans la région de Nyamata, fin décembre 1993 probablement, le bourgmestre et le sous-préfet, leurs comparses proches, les caciques des deux principaux partis hutus, quelques officiers du camp militaire de Gako et chefs interahamwe, au total moins d’une vingtaine de personnes sur une population de cent vingt mille, furent informés, par Kigali, du projet précis d’extermination. En même temps que les chancelleries des principaux pays impliqués dans la région et que l’état-major onusien. À un mois du début des tueries, des fonctionnaires d’un certain niveau hiérarchique – directeurs d’école et d’hôpital, conseillers communaux – et des commerçants furent mis dans le secret, soit moins d’une soixantaine de personnes.
En Allemagne, quel que fût le moment de la décision, l’armée, la police, l’administration, divers secteurs de la société civile – rectorats, chemins de fer, chambres de commerce, églises –, étaient déjà prêts depuis longtemps à la mettre en pratique. Et la dernière étape de la destruction des Juifs fut entamée sans raté.
Il en alla de même au Rwanda. Lorsque, dans la nuit du 6 au 7 avril, six ou sept heures après l’explosion de l’avion, le feu vert fut donné par un groupe restreint, l’armée, la police, l’administration étaient opérationnelles. Les militaires étaient parés, les miliciens excités, les machettes neuves et usagées en nombre suffisant, les bras solides et les esprits obéissants. Les ordres traversèrent le pays. Les tueries commencèrent jour après jour à des rythmes différents selon les régions, mais aucun obstacle n’entrava la bonne marche des massacres.
En Allemagne comme au Rwanda, le génocide fut le projet d’un régime totalitaire, durablement au pouvoir. L’élimination du Juif, du Tzigane ou du Tutsi est évoquée dans leur programme politique dès leur accession au pouvoir, et répétée dans les discours officiels. Le génocide est planifié par étapes cumulatives. Il bénéficie de l’incrédulité des pays étrangers. Il est testé pendant de courtes périodes sur des échantillons de population.
Par exemple dans le Bugesera, où Élie Mizinge raconte : « Une année était calme, une année était chaude. Et ça recommençait, deux saisons calmes, une saison chaude. Ça dépendait des attaques des inkotanyi, mais ça pouvait bien dépendre aussi de nous. Ordinairement on respectait des listes de priorités : les possédants de parcelles intenses et les enseignants étaient inscrits en haut… Par après, on pouvait tuer çà et là des petits comités de Tutsis selon comme la situation se présentait. Une année par exemple, on a poussé vivants des centaines de Tutsis dans la mare de l’Urwabaynanga ; une autre année, on a lancé des expéditions sanglantes dans des salles de classe. On pouvait bien laisser quelques morts sur le bord de la route sans raison valable, sauf de bien montrer ces cadavres en même temps que nos arrière-pensées. L’année 1992 a été très brûlante à cause des périls pressants des inkotanyi.
Ces tueries n’étaient pas calculées, elles étaient mal aplanies, toutefois elles n’étaient jamais punies. Elles étaient en quelque sorte des dispositions pour l’avenir. »
En Allemagne et au Rwanda, une mise en œuvre efficace précéda la décision formelle de l’extermination. Comme si, trop inouïe, elle ne pouvait être prononcée à voix haute avant d’être déjà en application.
Ignace Rukiramacumu décrit à sa manière le cheminement de cette décision : « Je pense que la possibilité du génocide est tombée ainsi, parce qu’elle patientait pour ça, avec juste un signal du temps comme la chute de l’avion, pour l’épauler au dernier moment. Il n’y a jamais eu d’exigence à en parler entre nous. La prévenance des autorités l’a mûrie naturellement ; par après elle nous a été proposée. Comme elle était la seule proposition, et qu’elle s’annonçait finale, nous l’avons saisie par opportunité. On savait bien ce qui devait se faire et on s’est mis à le faire sans défaillance, parce qu’on entrevoyait ce soulagement sans aucune indisposition. »