10.


Le nuage vient de l’ouest, sans se dissiper, protégé par les collines entourant Rosewater. C’est la nuit et la plupart des victimes sont touchées pendant leur sommeil. Une ou deux se réveillent peut-être, le temps de comprendre que leur peau se détache, que leurs poumons se mettent à bouillir dans leur poitrine, que leurs yeux éclatent. Beaucoup invoquent la déesse de Rosewater, mais Koriko demeure silencieuse. À moins qu’elle ne soit trop occupée à récupérer les morts pour sauver les vivants. Peut-être est-elle intervenue, mais les rescapés n’en savent rien et ne lui sont donc pas reconnaissants. Peut-être le désastre aurait-il été pire sans elle.

Les scientifiques déterminent que le nuage a au moins deux aspects ; il est en partie composé de vapeur toxique, en partie d’un mélange de poussière et de fumée. Pendant la première heure, la vapeur a tué la moitié des victimes. La poussière et la fumée, en persistant, ont provoqué des morts plus lentes. Les flotteurs, de leur côté, n’ont pas subi autant de pertes qu’on pouvait l’espérer.

Le maire autorise la projection de chlorure de sodium et, au bout d’une demi-heure, il se met à pleuvoir sur Rosewater. On prévient la population qu’elle ne doit pas boire cette eau ni se doucher sous la pluie. La poussière et la fumée se dissolvent et coulent dans les caniveaux, mais également dans les orifices respiratoires d’Armoise.

On ignore si les toxines peuvent affecter l’extraterrestre.

Sur le lieu d’où provient le nuage, les pompiers parviennent à circonscrire le feu en noyant tout le bâtiment dans une mousse qui finit par étouffer les flammes. On retrouve six cadavres, tous très corrodés. La police ne tarde pas à découvrir que l’un d’eux est un Originien.

L’information atterrit sur le bureau d’Aminat Arigbede, qui l’apporte aussitôt à la résidence du maire.

« C’est un synner, dit-elle à Jack Jacques.

— Vous en êtes sûre ?

— À cent pour cent. »

 

Toutes les rues de Rosewater ne sont pas sur la carte. C’est probablement la même chose pour la ville dans laquelle vous habitez. Des ruelles et des petites routes sur lesquelles ne donne aucune fenêtre, aucune porte, où la surveillance est interdite, où des appareils altèrent les ondes électromagnétiques afin de tromper les satellites. Jack emprunte ces chemins détournés après avoir quitté la résidence. Rosewater dispose maintenant d’une armée permanente, et le service du génie militaire a reçu la tâche peu enviable de contenir la croissance de la mousse extraterrestre, ce qu’il fait mieux que les sarcleurs.

Mile 18 est une zone située au nord-ouest de Rosewater. Peu peuplée, elle n’a pas tardé à être envahie par une végétation verdoyante. C’est là que Jack rencontre Koriko lorsqu’il souhaite lui parler en personne. L’endroit se trouve près de la racine du quatre-vingt-quinzième ganglion, qui vibre d’énergie. Il s’agit d’un ganglion nu, ce qui signifie qu’il n’est pas équipé d’un inverseur Ocampo. Presque aussi puissants que les anciens ganglions, ceux de Koriko sont plus coniques, avec de larges bases et un sommet pointu. Toutes les feuilles et les fleurs de Mile 18 ont été trempées par la pluie et Jack espère que les flaques ne vont pas conduire l’électricité du ganglion jusqu’à son fauteuil roulant. La voiture sans chauffeur l’attend, à trois mètres de là. Lora se tient à côté de lui.

Koriko apparaît à leur gauche. Jack trouve que son regard n’est pas aussi déterminé que lors de leurs précédentes rencontres. Elle porte un iro, une jupe en pagne yoruba, et un gele, un foulard noué sur la tête.

« Vous allez bien ? demande Jack.

— Je suis occupée, répond Koriko. Que désirez-vous ?

— Vous savez qu’un nuage chimique a tué des milliers de gens ?

— Oui, je suis en train de récupérer les corps pour les transferts.

— C’est l’œuvre d’un synner, précise Jack. Un certain Laark.

— Si vous le dites. Ça ne change rien pour moi. Cela me donne davantage d’hôtes pour les Originiens.

— C’était une atrocité, Koriko. Un massacre. Vous devez au moins brider les synners.

— C’est une chose dont vous devriez discuter avec la Ruche, Jack. Pour prendre des mesures ou faire quelque chose. Appréhender le coupable et le punir.

— Ils sont morts. C’était une mission-suicide.

— Dans ce cas, pourquoi venez-vous me parler de…

— Parce que Laark va revenir avec la prochaine fournée de transferts.

— Et recommencer à tuer, ajoute Lora.

— Que voulez-vous que je fasse ? demande Koriko.

— Je veux que vous guérissiez les gens affectés par ce nuage au lieu de récupérer leurs cadavres. Et que vous empêchiez Laark de revenir. S’il vous plaît.

— Je soigne les blessés, comme convenu. Et j’emporte les morts, comme convenu. Vous savez bien que je n’ai pas le pouvoir de déterminer qui revient dans tel ou tel corps.

— Ils vous vénèrent, dit Jack. Nous vous vénérons.

— C’est le choix de ceux qui pratiquent cette vénération, car je n’ai rien demandé de tel. Maintenant, je suis très occupée. Je dois vous laisser.

— Attendez. Les flotteurs détériorent la biomasse locale. Et ils détruisent tous nos drones de surveillance.

— Vous n’avez pas besoin de drones, Jack. Vous m’avez, moi. » Sur ces paroles, elle s’éloigne.

Lora retourne vers la voiture. « Est-ce qu’elle a seulement écouté ?

— Elle a écouté. Elle a au moins entendu ce que nous avons dit à propos des flotteurs. Je ne suis pas certain qu’elle fera quelque chose contre les synners, mais nous allons en discuter avec Aminat. Nous pourrons peut-être trouver une solution.

— Monsieur, je pense que nous devons ajouter une clause à notre accord avec les Originiens.

— Quel genre de clause ?

— Un transfert définitif. S’ils peuvent revenir dans un nouveau corps après leur mort, les synners n’en tireront aucune leçon. La mort doit être la mort, sinon Rosewater, le Nigeria et le monde entier ne seront pour eux qu’un jeu vidéo dans lequel ils pourront réapparaître à l’infini tandis que les humains ne seront plus que des personnages secondaires. »

Jack sait qu’elle a raison, mais ne se sent pas capable de négocier pour le moment. Deux cent quatre poursuites ont été engagées contre son gouvernement, que ce soit par les victimes des viols commis au cours de l’insurrection ou par des entreprises qui affirment que leurs contrats ont été affectés parce que Rosewater a déclaré son indépendance. Et on ne peut pas annuler des procédures sans prendre le risque de devenir une république bananière. Cela ne se présente pas bien.

« Dites-moi, Lora, pensez-vous que nous devrions inviter Kaaro à la résidence ? Il connaît bien la mentalité des extraterrestres et j’ai besoin de quelqu’un comme lui. » Il se hisse dans le véhicule et remarque que son avant-bras est douloureux, sans savoir pourquoi. Son fauteuil est pourtant motorisé.

« Non, monsieur. Et vous ne devriez pas le contacter par téléphone, mais je pourrais vous servir d’intermédiaire. Il ne peut pas lire dans mon esprit. Il y a dans le vôtre des informations que Kaaro Goodhead ne devrait pas connaître. De plus, il vous déteste. »

Pendant le retour, Jack réfléchit à plusieurs options dans la manière d’employer les atouts qu’il possède, mais sans en trouver aucune qui peut lui donner une emprise sur les extraterrestres.

Il n’aime pas ça.