11.


Une personne parle, mais je n’ai pas compris ce qu’elle disait parce que j’étais distraite par ma dispute avec Nike. J’ai l’impression qu’elle s’adressait à moi car tout le monde me regarde d’un air interrogateur.

« Quoi ?

— Vous vous sentez bien ? me demande Femi Alaagomeji. Vous n’avez pas l’air aussi concentrée qu’à l’ordinaire, et je ne peux pas vous employer si vous êtes distraite. »

Je ne vais pas bien. Je viens de découvrir que je suis une sorte de base de données fantôme dans un réseau d’informations extraterrestre, une copie des ondes cérébrales d’une personne morte.

« Je vais bien. Pourriez-vous répéter votre question ? »

C’est une réunion. Femi n’a pas encore de bureau et elle utilise la suite du Hilton comme base temporaire tant que le gouvernement paie les frais, ce qu’il continuera de faire jusqu’au moment où son sentiment de culpabilité envers Femi aura complètement disparu. Invités et présents : moi, Femi Alaagomeji, Éric Sunmola, mon compatriote rebelle, Tolu Eleja, et Kaaro, sous forme holographique. Je dois garder à l’esprit que, pour les gens qui m’entourent, nous sommes en 2068.

Éric est assis sur le canapé, son tentacule enroulé autour du torse, répandant une odeur de miel. Il paraît maussade et je remarque qu’il regarde souvent Kaaro, alors que ce dernier fait mine de l’ignorer. De son côté, Kaaro est différent, plus sérieux, et beaucoup plus inquiet. Le signal holographique est assez faible et il disparaît de temps en temps. Lui et moi sommes les deux seuls à ne pas être physiquement présents – même si, dans mon cas, personne ne s’en rend compte. Ils pensent que je me suis téléportée grâce à l’équipement installé dans mes bras et mes cuisses. Ils s’imaginent que je voyage dans le temps. C’est ce que je croyais aussi, mais maintenant que j’y pense, un tel déplacement est impossible. Ne serait-ce qu’en raison de l’énergie nécessaire.

Femi se tient au milieu d’un tapis persan circulaire orné de motifs tarabiscotés et elle se tourne légèrement chaque fois qu’elle s’adresse à une personne différente. Tolu se trouve à ma gauche, devant un buffet garni – ce qui laisse à penser que les gens de l’insurrection ont les moyens.

« Recommençons depuis le début, dit Femi. Et soyez attentifs, cette fois. Pour la démonstration, nous allons considérer que Rosewater n’est pas un État indépendant au cœur du Nigeria, mais une tête de pont, et que nous sommes envahis. Du point de vue de mes chefs, notre mission consiste à déstabiliser le gouvernement séparatiste, à l’affaiblir en vue d’un retour ultérieur au sein du Nigeria, mais cela ne peut pas être fait ouvertement et la discrétion s’impose. Pour ma part, je vois les choses différemment. Nous sommes les défenseurs de la Terre, mes amis. Nous devons arrêter les Originiens ici, sans quoi des milliards d’entre eux remplaceront des milliards d’humains.

» Chacun d’entre vous possède des capacités particulières et certains sont déjà engagés dans la lutte, mais ce qu’il nous faut surtout, maintenant, ce sont des suggestions. Aucune idée n’est trop stupide, alors allez-y. Je vais commencer par vous, Oyin Da. »

Je m’éclaircis la voix pour gagner un peu de temps. « Je peux vous indiquer comme aborder le problème, mais je n’ai aucune idée précise pour le moment. Il y a quatre sources de problème. Armoise, les hybrides réanimés-Originiens, la xénosphère et Origine elle-même. Nous pouvons attaquer une ou plusieurs de ces sources, mais aussi opter pour une cinquième solution.

— Laquelle ? demande Femi.

— La dérobade. Évacuer la Terre. »

Tous les autres grognent en entendant cette éventualité.

« Je viens tout juste d’acheter un canapé qui me plaît enfin, dit Kaaro. Je ne vais pas déménager.

— Je me contente de poser les options sur la table. Commençons par Armoise. Ses xénoformes n’appartiennent pas à la même souche que celles qui constituent la xénosphère. Nous ne pouvons pas le bombarder. Cette solution a déjà été tentée sans succès. Maintenant, il est encore plus gros, et une bombe plus puissante exterminerait la population de Rosewater.

— Des millions pour en sauver des milliards, Oyin Da, fait remarquer Femi.

— Ça ne marcherait pas. Même une attaque nucléaire serait vouée à l’échec parce qu’il est insensible aux radiations. Et même si nous le tuons, il n’est pas le seul de son espèce.

— Et l’empoisonner ? L’infecter avec quelque chose ? demande Éric.

— Armoise guérit littéralement toutes les maladies. Quoi que nous lui donnions, il pourrait se soigner. » Je veux lui dire que c’est une question stupide, mais je m’efforce de tenir ma langue. C’est pour ça que je n’aime pas travailler en groupe. On perd trop de temps. « Armoise n’est pas la solution. »

Tolu intervient. « Pourrions-nous bombarder leur monde d’origine ?

— Nous ne savons pas où il se trouve, objecte Éric.

— De plus, nous n’avons pas encore tenté de voyages interstellaires, et cela nous prendrait trop de temps. Des vaisseaux sont partis, mais nous ne saurons pas s’ils ont réussi avant des décennies. Et n’oubliez pas une chose : les Originiens eux-mêmes n’ont pas utilisé de vaisseaux spatiaux pour venir ici. Imaginez à quelle distance se trouve leur monde. Peut-être à des millions d’années-lumière. » Femi fait la moue. « Néanmoins, j’apprécie votre idée. Détruire la réserve d’extraterrestres, et faire ensuite le ménage ici. C’est bien, c’est bien. Mais nous devons trouver autre chose.

— Quelqu’un vient de tuer deux mille six cents personnes avec quelques bombes qui ont fait exploser un dépôt de déchets toxiques, dit Kaaro. On pense que c’est l’œuvre de certains extraterrestres. Les synners. Ils peuvent accélérer leurs transferts en tuant des humains.

— Je ne vois aucune suggestion dans tout ça. » Je me tourne quand même vers lui. Je sais ce qu’il va dire. Doucement, doucement, doucement.

« La guerre d’usure. Tuons-les avec ce que nous avons. Les armes, le feu, la mauvaise haleine. Employons tous les moyens.

— Même un par un, s’il le faut, ajoute Tolu. Cela dit, ils sont difficiles à tuer. Il faudrait une quantité phénoménale de munitions. Ils peuvent guérir sans problème. Nous devrions peut-être éliminer d’abord Koriko. »

Femi secoue la tête. « Non, ce serait une déclaration de guerre. Quand nous attaquerons, il faudra agir vite, sans quoi un ou plusieurs d’entre nous seront pris et notre plan sera découvert.

— Et puis, ça ne marcherait pas non plus, dis-je. Nous n’avons pas assez d’informations. Nous devons mieux comprendre l’ennemi, connaître sa situation passée et présente. D’une façon ou d’une autre, il faut établir une surveillance.

— Je peux les espionner dans la xénosphère, propose Kaaro.

— Non, nous ne pouvons pas utiliser la xénosphère, répond Femi. Ils nous observent pendant que nous les observons.

— Pirater les drones ? propose Tolu.

— Quatre-vingts pour cent d’entre eux ont été détruits quand les flotteurs se sont regroupés, précise Kaaro. Les hommes de Jack nous repéreraient.

— Vous voulez dire les hommes d’Aminat », souligne Éric.

Kaaro lui fait un doigt d’honneur. « Allez vous faire foutre.

— Restons courtois, dit Femi.

— Je suis sérieux, madame. Kaaro couche avec la chef de la sécurité. Comment être sûr qu’il ne va pas nous trahir en lui faisant des confidences sur l’oreiller ?

— Parce qu’il m’a assuré qu’il n’en ferait pas et que je le crois, réplique Femi. Nous nous comprenons.

— Je ne lui fais pas confiance, dit Éric.

— Non, vous ne l’aimez pas. C’est différent. Vous me faites confiance ?

— Oui, madame.

— Bien. Surveillance des extraterrestres. Des idées réalisables ? Quelqu’un ?

— Je connais peut-être un gars qui travaille sur quelque chose, avance Kaaro. Laissez-moi m’en occuper.

— D’accord, c’est votre boulot. » Femi me regarde. « Vous avez parlé de leur passé. Vous êtes une voyageuse temporelle. Essayez de trouver des faiblesses que nous pourrions exploiter.

— Je peux faire ça.

— Je n’ai pas terminé. Vous m’avez dit un jour que vous pouviez vous rendre n’importe où.

— En effet.

— Je veux que vous alliez en Amérique. »

Intéressant. Pendant le silence qui s’ensuit, je commence à réfléchir au vrai problème : suis-je capable de transgresser le protocole du Pont-levis ?

Je déclare : « Bon, je pense que j’ai des devoirs à faire.

— Exact. »

Tolu lève la main, à la manière d’un bon élève. « Il y a autre chose.

— Parlez.

— Mon cousin à l’université de Lagos travaille sur un projet qui pourrait nous être utile. Un moyen pour que des gens ne soient pas repérés dans la xénosphère, sans avoir besoin d’une épaisse couche d’antifongique. Ils pourraient aussi être capables de chasser des extraterrestres de l’esprit humain. Je n’ai pas tout compris, mais j’aimerais en parler avec lui. »

Cela paraît être une bonne idée. En ce moment, il n’y a plus de cerveaux intacts, plus de cerveaux qui n’ont pas été infectés par les xénoformes. On pourrait créer un cerveau artificiel, le tester sous diverses conditions de contamination et envisager des remèdes. Au lieu de travailler sur un cerveau contaminé, on prendrait une autre approche.

Je m’interroge à propos de Tolu. Je l’ai vu dans mes extrapolations et au cours de mes excursions dans le futur. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je lui ai évité d’être emprisonné par le S45. Mais je ne savais pas exactement pourquoi ; seulement qu’il était un personnage important pour la résistance. Depuis cette époque, il s’est révélé… adéquat, mais pas extraordinaire. Il obéit aux ordres, participe à des opérations, surveille Koriko, il fait ce qu’on lui dit de faire. Un bon soldat. J’admets que j’ai été un peu déçue. Peut-être n’est-il pas ici pour ses qualités, mais à cause de son cousin ? Cependant si l’appareil de ce dernier fonctionne, pourquoi ne l’ai-je pas vu ?

Femi se tourne vers Éric. « Accompagnez-le. Je vous donnerai des laissez-passer. »

Il y a d’autres discussions, d’autres suggestions, mais je ne les écoute pas. Avant même qu’un interlocuteur s’exprime, je sais déjà que son idée ne marchera pas. Mon esprit est déjà devant la grande barrière qui isole les États-Unis du reste du monde et cherche le moyen de la franchir. J’ai déjà songé à cette question, bien sûr, mais c’était avant de savoir ce que j’étais réellement.

« Il faut que quelqu’un continue à mettre la pression sur Rosewater pendant mon absence, déclare Tolu. Les factions de la résistance doivent poursuivre leur action, sans quoi elles se douteront qu’il se passe quelque chose. Elles sont presque autonomes, mais elles ont besoin d’une direction.

— Je me chargerai de la coordination et de la logistique, et je leur fournirai du matériel, répond Femi. Mais je ne tuerai personne. Je me concentrerai sur la dégradation des infrastructures et sur le sabotage des sources d’énergie.

— Même si vous en aviez envie, ça n’aurait pas d’importance. Il est désormais très difficile de tuer quiconque à Rosewater. Le champ de guérison est d’une efficacité redoutable.

— Moi aussi, je suis redoutable », réplique Femi.

 

Après la réunion, je retourne dans le passé pour vérifier certains détails et je découvre quelque chose de nouveau, ou plutôt que je n’avais pas remarqué jusqu’alors. Je voyage trois fois dans le flux de données pour m’assurer que ce n’est pas qu’une projection psychique émise par l’un d’entre nous. Cela se produit parfois et entraîne l’altération des souvenirs.

Femi dit : « Moi aussi, je suis redoutable. » La réunion s’achève peu après, une fois que la logistique a été déterminée. Je me vois partir, je vois Femi boire du vin rouge à la bouteille et zapper sur le système de téléréception. J’entends un coup à la porte et un homme entre sans y avoir été invité. Je pense d’abord que c’est un travailleur sexuel et je n’ai pas envie d’assister à ça, mais il n’est pas très beau, ni même attirant. Il paraît à la fois brutal et martyrisé, avec un air renfrogné. J’ai l’impression de le connaître.

« Vous êtes prêt ? » demande Femi.

L’homme hoche la tête.

« Vous avez l’argent et le matériel ? »

Il hoche la tête.

« Bien. Allez-y et montrez-lui qui est le frère aîné.

— Je suis le second jumeau, répond l’homme.

— Il est regrettable que les gens oublient les traditions. Votre nom est une abréviation, Kehinde. Il devrait être Omokehindelegbon, ce qui signifie “le second jumeau est l’aîné”. Vous avez envoyé votre frère dans le monde parce qu’il reconnaissait votre autorité, en tant qu’aîné. Je vous l’ai rappelé. Allez le lui rappeler à votre tour. »

Oh, merde !

Si c’est le jumeau auquel je pense, Rosewater va affronter des difficultés plus sérieuses.

Et Femi se révèle encore plus sournoise que je ne le pensais.