Bea soulève un pot de fleurs et, après avoir regardé à droite et à gauche, crache dedans. « Ça, ma chérie, c’est vraiment un champagne minable », dit-elle avant de s’essuyer la bouche du dos de la main.
Aminat ne peut pas la contredire. Efe n’aurait pas approuvé. « Je crois que nous devrions partir. »
Elles n’étaient pas invitées ; du moins, pas dans le premier cercle. La réception en mémoire d’Efe a été organisée par la belle-mère de celle-ci, qu’elle détestait et qui faisait retomber tous les reproches sur Aminat. Bea l’a appris, a entraîné Aminat et elles sont arrivées à la manière mo-gbo mo-ya : j’ai entendu du bruit et je suis passé faire un saut. Bea est une vraie garce, dans le sens où elle peut avaler de la glace, des gâteaux, des sucreries, du Fanta non allégé et tout ce qu’elle peut engloutir dans son gosier sans prendre de poids.
C’était une erreur de venir. Tout le monde les ignore, y compris le mari d’Efe – mais Aminat se dit que c’est quand même préférable à une dispute mélodramatique. Elle se sent encore responsable de la mort de son amie.
N’ayant aucun programme précis, Aminat et Bea se promènent dans la maison, admirent la table aux pieds de style corinthien et au rebord cerclé de dorure, summum du mobilier bizarre. Elles prennent des boissons chaque fois qu’un serveur passe à leur portée – Aminat pense que leur hôtesse a voulu économiser sur les boissons fortes – et elles commentent toutes les peintures exposées dans l’entrée. Elles jouent les chipies et Aminat en profite car c’est la première fois qu’elle peut se détendre depuis… elle ne sait même plus depuis quand.
Un garçonnet les intercepte au milieu du couloir. Il s’agit du petit Ofor, le fils d’Efe.
« Est-ce que vous partez ? » demande-t-il. À six ans, il paraît à la fois innocent et malin.
Bea s’accroupit pour se placer à sa hauteur. « Oui, répond-elle en hochant la tête.
— Emmenez-moi », dit Ofor.
Bea se tourne vers Aminat, qui demande à l’enfant : « Tu es déjà monté dans une voiture de police ? »
Ce n’est pas raisonnable, Aminat.
« Ferme-la. Désactivation de la limite de vitesse. Roule à cent dix kilomètres à l’heure. »
Destination ?
« On verra. Roule vers l’est. »
La ville défile à toute vitesse et Bea lève les bras en criant. L’enfant, lui, ne s’est jamais déplacé aussi vite. L’intelligence artificielle évite les obstacles en douceur et les obstacles évitent la voiture, grâce aux corrections et aux ajustements effectués par le système d’IA central, dont les algorithmes donnent la priorité au véhicule de police. Bea et Ofor s’émerveillent tandis qu’Aminat, très calme, regarde la ville. La nouvelle et verdoyante réalité fait de chaque bâtiment une sorte de jardin vertical, parsemé aléatoirement de fleurs ou de plantes. Les paysagistes sont devenus rares et demandent des honoraires quatre fois plus élevés qu’auparavant pour empêcher la végétation d’envahir les fenêtres. Et peu importe la hauteur des immeubles, les plantes de Rosewater ne respectent pas la pesanteur.
Quand la voiture ralentit à un carrefour, ils peuvent voir davantage de choses. Les murs aveugles sont couverts de graffitis. On aperçoit souvent, hors contexte, l’inscription Rev. 8, 10 : le verset du Nouveau Testament dans lequel est mentionné Armoise. Le nom de Jacques, associé à des malédictions très imaginatives. Les graffitis habituels. Des déclarations d’amour. Ou de haine.
On aperçoit parfois des chérubins, gravés sur des pignons ou comme gargouilles sur des bâtiments religieux – réaction du subconscient artistique au traumatisme de l’insurrection. Après tout, ils ont vu de leurs yeux des créatures extraterrestres lutter contre des anges, dégrader le dôme au moment où ils en avaient vraiment besoin.
Enfoirés de chérubins, nous vous avons anéantis, songe Aminat.
Mais de justesse.
Et elle n’est pas certaine d’aimer le résultat de ce conflit.
Son téléphone vibre et elle voit apparaître le numéro d’Ofor senior, le père du garçon, qui cherche manifestement son fils.
« Salut, Ofor. »
Il semble furieux. « Est-ce que tu as perdu la…
— Désolée, je ne t’entends pas. Je te rappellerai. »
Maintenant, les bâtiments sont plus petits, moins hauts, car ils traversent des quartiers résidentiels. Ils arrivent à la périphérie de la ville, près de la frontière du Nigeria.
Le garçon se réjouit d’apercevoir une patrouille, deux humains mécanisés, ressemblant davantage à des robots qu’à des cyborgs. Aminat aurait préféré des robots intégraux, mais les Éthiopiens avaient offert un escadron à Jack, en signe de bonne volonté, et il devait bien les employer quelque part. Quand ils se sont éloignés, elle remarque…
« Stop. Arrêt immédiat. Maintenant ! »
Négatif.
Mineur dans le véhicule. Risque de traumatisme. Ralentissement… ralentissement… arrêt.
Dois-je attendre ou me garer ?
« Attends. Et déverrouille cette putain de porte.
— Surveille ton langage, dit Bea en couvrant de ses mains les oreilles d’Ofor junior.
— Shilekun », s’exclame Aminat.
Juste de l’autre côté de la frontière se dresse un tube vertical d’une douzaine de mètres, large d’environ deux mètres, entouré d’un échafaudage en bambou. Avec les installations placées autour et un bruit de piston, Aminat pense qu’il s’agit d’une sorte de système d’exploitation minière. Mais qu’est-ce qu’ils peuvent bien chercher ici, bordel ? Elle filme l’installation avec son téléphone.
« Ki lo n’yaka fun ? » demande Bea. Qu’est-ce que tu maudis ?
Aminat reprend conscience de la présence de son amie. Avec son bras tendu, la paume en avant, les doigts écartés, elle semble lancer une imprécation. « Je te rappellerai plus tard, ma chérie. La voiture va te ramener. Mwah, mwah ! Salut, Ofor ! »
Elle donne ses instructions au véhicule et continue de filmer.
Aminat rejoint Dahun. Il est assis devant sa table, mais ne mange pas, et les verres grossissants lui font des yeux énormes. Il travaille sur un appareil.
« Que faites-vous ? demande-t-elle.
— Bonjour à vous aussi », dit Dahun. Il ne lève pas la tête. « Je fabrique mes propres armes. Quand on m’a enlevé, on ne m’a pas laissé le temps de faire mes bagages.
— Vous ne pouvez pas acheter des armes ? Je pensais que les mercenaires sous contrat disposaient de fonds pour ce genre de situation. En plus, si vous allez à Ona Oko de nuit, les gens vont se précipiter pour essayer de vous vendre “mon père”. Et ils parlent d’armes à feu. »
L’expression est née à l’époque où l’on chargeait les armes par le canon. Les pistolets étaient appelés « mon père qui mange avec son derrière et qui défèque avec sa bouche » ; au fil du temps, on les a simplement surnommés « mon père ».
« Si je crée une arme, mes ennemis ne savent pas ce que c’est et ne peuvent donc pas préparer de contre-mesures. Que désirez-vous ? » Il relève maintenant ses lunettes sur son crâne, dresse la tête et voit Aminat dans sa robe.
« J’étais à une commémoration, dit-elle.
— Très bien, mais pourquoi êtes-vous ici ?
— Il y a… des tours, ou des tubes… un peu comme des puits de pétrole, juste à la limite de la ville. »
Dahun reste silencieux.
« Vous le saviez.
— Ils ne sont pas dissimulés, Aminat. Ils ont été construits au grand jour.
— Et vous savez à quoi ils servent. »
Il penche la tête d’un côté, puis de l’autre. « Je ne sais pas. J’ai mon idée. J’ai entendu une rumeur quand j’étais de l’autre côté de la frontière. C’est de la merde.
— Je m’en fiche si c’est de la merde, Dahun. Je veux savoir.
— Non, je veux dire, c’est vraiment de la merde. Les déjections d’Armoise. »
Quoi ?
« D’accord, je n’ai jamais… Je n’ai jamais imaginé que ce genre de créature pouvait déféquer, mais pourquoi vouloir récupérer ça ?
— Je l’ignore, répond Dahun. Tout ce que je sais, c’est que le S45 a fait un rapport au président. C’est une de mes sources qui m’a mis au courant. Cela dit, je n’ai jamais vu ce rapport. Et à ce moment-là, je n’étais plus à Rosewater, alors je ne m’y suis pas vraiment intéressé.
— Un rapport sur les déjections d’Armoise ?
— Non, un rapport sur sa trace. » Dahun se remet au travail.
« Arrêtez ça. Quelle trace ?
— Armoise se déplace, Aminat, et Rosewater aussi. D’une manière très lente, bien sûr, mais il est certain qu’il se dirige vers le sud, en direction de la mer. Des scientifiques du S45 ont étudié sa trace et découvert ce qu’ils considèrent comme des déjections. Vous ne le saviez pas ?
— Non. Je pensais qu’Armoise ne bougeait plus depuis qu’il était arrivé d’Angleterre.
— Il s’était arrêté, en effet, mais il s’est visiblement remis en route un peu après l’insurrection.
— Pourquoi veulent-ils récupérer ses déchets ?
— Je ne sais pas, Aminat, et je m’en fiche. Écoutez, c’est de la merde extraterrestre. Peut-être radioactive. Des déchets fissibles constitueraient une excellente ressource. Vous avez fini ? J’aimerais vraiment terminer ça avant que Taiwo ne vienne s’en prendre à moi.
— Taiwo ne va rien vous faire. »
Dahun s’esclaffe. « On dirait qu’on a assisté à une conversation différente. Il va venir, croyez-moi. Et il va aussi venir pour Kaaro. »
Aminat se dit qu’il prend les choses un peu trop à la légère, mais elle le laisse s’occuper de son arme. À ce qu’on raconte, il a tué ceux qui avaient sectionné la jambe de Jack avec de petits arthrodrones de sa propre fabrication. Aminat déteste les gens trop individualistes qui semblent n’avoir besoin de rien ni de personne. Elle se relève brusquement.
« Je vous verrai demain pour le travail.
— Bien, madame. »
Elle entend encore le dernier rire de Dahun.