J’ai suffisamment tergiversé. Je dois me rendre en Amérique. Maintenant que j’ai accepté cette mission, il me reste à trouver un moyen de l’accomplir. Je n’en ai aucune idée pour l’instant. Les choses étaient plus faciles quand je pensais pouvoir voyager dans le temps et me téléporter. Je pouvais aller n’importe où ; je n’avais qu’à écrire un programme et presser sur un bouton. En y repensant, et j’y ai beaucoup repensé, je constate que les détails se dissipent comme si je les voyais dans un brouillard. En vérité, il n’y a plus aucun détail, seulement des effets. J’en ai fait l’expérience. J’ai visité le passé sans prétendre me servir d’une machine. Il m’a suffi de me concentrer. Le problème, avec l’Amérique, c’est que je n’ai aucun souvenir auquel me référer.
Dans cette maison de la pensée, dans ce lit de l’imagination, je caresse le ventre de mon amante, glisse la main sur les plis tendres de sa peau, pendant qu’elle se remet de nos ébats, en suivant les lignes formées par les vergetures. Le lit possède un baldaquin et il est enfermé dans des voiles de tulle qui estompent le monde extérieur. Des violons se mêlent aux percussions dans une musique qui provient de ma mémoire plutôt que d’un système hi-fi. Tout cela est-il réel ? Aussi réel qu’il doit l’être, je pense.
« Nike ?
— Hmm.
— Comment puis-je aller aux USA ? »
Elle émet un grognement. « Tu veux toujours y aller ?
— Oui.
— Où est la petite ?
— Jeunette ? Chez des amies. » Je suis encore troublée par le fait que Jeunette ait trouvé des gens pour jouer avec elle. En poursuivant ses propres explorations, il semble qu’elle ait rencontré d’autres enfants durant ses rêveries ou des périodes de sommeil paradoxal. Assez souvent pour établir des relations.
Nike ouvre les yeux et la lumière de la pièce augmente aussitôt, tout en restant tamisée. « Je ne saurais pas comment faire. Je n’y suis jamais allée.
— Ce n’est pas vrai. Tu as visité Disneyland quand tu étais enfant.
— Aah, donc tu m’écoutais.
— J’écoute toujours ce que tu dis.
— Tu sais, ma grande, c’était il y a longtemps. Je ne m’en souviens pas suffisamment pour te créer un passage dans la xénosphère. »
Je lui demande : « Qui a créé cet endroit ?
— Nous deux. Et nous continuons. Il est reconstruit constamment, en fonction de notre relation.
— Montre-moi à quoi ressemble vraiment la xénosphère. Tu peux faire ça ? »
Nike se redresse. « Oui. Et toi aussi, tu sais. Enfin, tu pourras quand tu t’en souviendras.
— Montre-moi. »
Le lit, les toiles, la musique, tout se dissout et nous nous retrouvons dans l’obscurité, entourées par un réseau de minces filaments de matière organique. L’un d’eux passe sous nos pieds. Ils sont tous connectés les uns aux autres. Certains sont blancs, d’autres gris et, en y regardant de plus près, ils ne se touchent pas réellement. Il reste entre eux un espace dans lequel glissent des bulles indistinctes de gaz ou de liquide. Une sorte de texte est inscrit sur chacune d’elle, mais il est illisible.
Des éclairs électriques disloquent l’obscurité. Les filaments se séparent, puis se reconnectent rapidement, mais pas toujours dans la même position. Des cellules d’aspect changeant poussent des pseudopodes dans les interstices pour corriger les connexions rompues. Après quoi elles semblent disparaître.
Nike tient ma main et se met à courir sur la xénoforme. Notre mouvement ne paraît pas approprié à la distance parcourue et je la soupçonne de faire défiler le paysage.
La xénoforme nous conduit vers un point de convergence où repose une créature qui rassemble les informations. C’est un aranéide, mais jamais une araignée n’a été dotée d’un si grand nombre de pattes.
Dans cette maison de la pensée, dans ce lit de l’imagination, je caresse le ventre de mon amante, glisse la main sur les plis tendres de sa peau, pendant qu’elle se remet de nos ébats, en suivant les lignes formées par les vergetures. Le lit possède un baldaquin et il est enfermé dans une moustiquaire qui estompe le monde extérieur. Des violons se mêlent aux percussions dans une musique qui provient de ma mémoire plutôt que d’un système hi-fi. Tout cela est-il réel ? Aussi réel qu’il doit l’être, je pense.
Quelque chose me semble familier…
Dans cette maison de la pensée, dans ce lit de l’imagination, je caresse la poitrine de mon amante, glisse la main sur les plis tendres de sa peau, pendant qu’elle se remet de nos ébats, en suivant les plans formés par les vergetures. Il n’y a pas de sueur, mais comme un goût de grenade entre ses jambes. Le lit possède un baldaquin et il est enfermé dans des voiles de tulle qui estompent le monde extérieur. Des violons se mêlent aux percussions dans une musique qui provient de ma mémoire plutôt que d’un système hi-fi. Tout cela est-il réel ? Aussi réel qu’il doit l’être, je pense.
Je ne suis pas certaine que…
Dans cette maison de la pensée, dans ce lit de l’imagination, je caresse le ventre de mon amante, glisse la main sur les plis tendres de sa peau, pendant qu’elle se remet de nos ébats, en suivant les lignes formées par les vergetures. Le lit…
« Tu y arrives. Ne t’inquiète pas, je suis là. » Nike prend ma main et nous regardons de nouveau l’araignée.
« Que s’est-il passé ?
— Une pensée parasite. Ne t’en fais pas pour ça. Tu as été prise dans une boucle récursive. Tu aurais pu y rester coincée ou être finalement dévorée.
— Elles sont vivantes ? »
Nike plisse les yeux. « Difficile de dire si elles sont conscientes, ma chérie. » Puis, désignant l’araignée : « Elle sait tout. Tu peux l’interroger.
— Tu ne m’accompagnes pas ? »
Nike pose les mains sur mes joues et m’embrasse. « Ma fille, quelqu’un doit pouvoir te ramener quand tu t’égares. Et tu vas t’égarer.
— L’araignée ne me dira pas comment revenir ?
— Ta personnalité, ma chérie. Tu vas perdre ta personnalité, te dissiper dans le flux des données. Je vais te récupérer et te ramener. Moi et Jeunette, comme nous l’avons toujours fait.
— Combien de temps…
— Des années. Trop longtemps. Vas-y. Je serai là à ton retour. »
Je l’embrasse. « Je ne me perdrai pas cette fois. »
Je perçois un éclat au fond de ses yeux ; sa bouche frémit, comme si elle allait parler, mais elle ne dit rien. Elle se tourne pour s’éloigner.
Je me retourne également.
Aucune araignée, aucun filament de xénoformes. Je me trouve devant une femme nue, à la peau sombre, aux cheveux courts ; des ailes de papillon d’une envergure d’environ deux mètres se déploient dans son dos.
« Bicycle Girl », déclare la femme. Elle a une bouche large ; son sourire découvre ses dents, comme si elle s’apprêtait à déchirer une proie. « Le moment n’est pas encore venu.
— Le moment ? Qui es-tu ?
— Je suis… Appelle-moi Molara. C’est moi qui récolte les données. Mon travail ici est presque terminé, mais je dois attendre la fin des transferts pour mourir. Tu veux me divertir un peu pendant que j’attends, Bicycle Girl ? » Elle avance les hanches d’une manière suggestive, lascive.
C’est vraiment grossier.
« J’ai besoin d’aller en Amérique.
— Je pourrais effacer ta mémoire, tuer ta femme et ta fille, Bicycle Girl. J’en suis capable. Ensuite, je pourrais m’amuser avec toi, que ça te plaise ou non. »
Je suis effrayée, mais je perçois quelque chose chez elle, une absence, un manque de substance qui me fait comprendre que ce n’est que de la frime.
« Envoie-moi en Amérique, Molara. Je sais que tu es faible, ou mourante.
— Encore assez forte pour te dévorer.
— Mais tu ne le feras pas. J’ai une mission à accomplir.
— Aider les humains. » Elle s’esclaffe. « Tu te rappelles que tu as favorisé l’évasion de ce dissident ? Tolu Eleja ? Ça te revient ?
— Vaguement. Je l’ai vu récemment. »
Molara touche mon front. « Souviens-toi. »
Et je me souviens.
J’avais envisagé les futurs possibles avec Jeunette. Nike. La petite Nike. En extrapolant, nous avions vu Tolu Eleja dans… la réunion où je me trouvais, ainsi que Kaaro, Femi, Éric. Il semblait être quelqu’un d’important. Quand j’ai vérifié, en 2066, il était prisonnier du S45, mais j’ignorais où. J’ai enrôlé Kaaro, le seul dénicheur encore en vie, et nous avons… libéré Tolu. Kaaro a utilisé un simulacre récupéré dans Armoise. J’étais incorporelle et ne craignais rien. Les xénoformes affectent la matière organique ; c’est comme ça qu’elles peuvent guérir les gens. Elles ont désagrégé Tolu, l’ont absorbé dans la xénosphère, puis l’ont reconstitué là où je leur ai demandé, avec le groupe de résistants. Donc, je suis effectivement capable de téléportation. Bien sûr que oui. C’est ce que j’ai fait avec Ogene quand je l’ai sorti de prison. Sauf que je ne l’ai pas reconstitué. Je l’ai fait également avec Kaaro ; je l’ai amené au Lijad quand je pensais que cet endroit était le résultat d’une expérience scientifique, et pas le produit de mon imagination.
Mais j’en vois davantage. La plante qui a failli tuer Armoise et qu’il a fallu détruire physiquement – et psychiquement dans la xénosphère.
Avec l’aide de Molara.
« Tu as aidé les humains. Tu t’es battue à leurs côtés. » Sa proximité me fait remémorer bien d’autres événements. Nous faisons partie du même système de données. Comme moi, c’est une créature de la xénosphère.
« Pour notre survie, pas pour la leur, dit-elle. Mais quelle importance ? Amuse-toi s’il le faut. Les humains ont déjà perdu ce monde. Le transfert des Originiens a commencé et ne peut plus être interrompu.
— Alors, tu vas m’aider ?
— Appelle ça comme tu veux. Tu vas à Londres. En 2012.
— Attends ! J’ai dit l’Amérique. Les États-Unis.
— Un cordon électromagnétique entoure les USA, le Pont-levis. Tu le sais bien. Mais il y a quand même des xénoformes là-bas. Tu ne risques rien, Bicycle Girl. »
Molara me pousse et je tombe dans un puits. Je sais qu’il s’agit d’un passage neural, mais je me sens davantage entraînée par la gravité que par les neurotransmetteurs. Je crée mon cocon de métal avec des tasses en étain, de vieux postes de télévision, de l’or des mines d’Ilesha, du fer-blanc d’Enugu, le toit d’un tracteur abandonné, que nous utilisions à Arodan. Malgré la chute, je me sens en sécurité dans cette coque protectrice.