Les accents métalliques de la musique de Tolu Eleja résonnent dans le transport militaire et agacent Éric. Sentant ce malaise, le tentacule se détend, cherchant d’où vient le danger. N’en trouvant pas, il se replie, puis se dresse de nouveau. Tolu pourrait diriger la musique vers son cerveau en stimulant directement le nerf vestibulocochléaire, comme le font tous les appareils d’audition modernes, mais il souhaite manifestement qu’Éric puisse entendre le rythme répétitif des percussions. Qui dure maintenant depuis une heure.
« Qu’est-ce que vous écoutez ? » demande Éric. Autant engager la conversation.
« Des échantillons d’accompagnements de batterie pour un morceau que je mixe. Je me demande lequel je vais utiliser. » Tolu semble indécis.
« De toute évidence, vous voulez que je vous demande si vous êtes un musicien. Et la réponse est… ? » Éric avance sa paume ouverte vers Tolu.
« J’essaie de le devenir. La concurrence est rude.
— Comment trouvez-vous du temps pour ça ?
— Dès que j’en ai l’occasion, comme maintenant, pendant un trajet jusqu’à Lagos. »
Éric hoche la tête. « Je vois.
— Je peux vous demander quelque chose ?
— Allez-y.
— Vous buvez beaucoup de miel ?
— Pourquoi cette question ?
— Vous répandez une odeur de miel. En permanence.
— C’est désagréable ?
— Non. Seulement bizarre. »
Éric y est tellement habitué qu’il n’y pense même plus. « C’est le tentacule.
— Vous l’avez eu à Rosewater, n’est-ce pas ? Vous y étiez ? »
Éric hoche de nouveau la tête. « Je n’ai pas vraiment envie d’en parler.
— J’ai été torturé, là-bas.
— Désolé de l’apprendre.
— Par un réceptif comme vous. Kaaro.
— Kaaro n’est pas comme moi. » Le ton d’Éric en trahit plus qu’il ne l’aurait souhaité. « Personne n’est comme lui.
— Il est aussi venu me délivrer. Avec Oyin Da.
— Il vous a torturé, et ensuite il vous a délivré ?
— C’était le S45. Il n’y avait rien de personnel. Il travaillait pour eux. »
Nous sommes à vingt minutes de Lagos, agent Sunmola. Les laissez-passer ont été vérifiés dix-sept fois. Pluie fine sur notre destination. Dois-je me synchroniser avec l’IA de Lagos ?
« Affirmatif, mais maintiens la priorité militaire à l’orange. »
Bien, agent. Aurez-vous besoin d’armes légères ou de parapluies ?
Le tentacule inspecte de nouveau l’air ambiant. « Nous avons assez d’armes, et les parapluies sont pour les couilles molles de l’armée. Nous ne sommes pas des mauviettes. »
Tolu désactive son téléphone et la musique s’arrête.
« Écoutez, dit Éric. Vous êtes là parce que Mme Alaagomeji a besoin de vous. Vous vous êtes enfui parce qu’elle l’a bien voulu. Si Kaaro et Bicycle Girl vous ont délivré, c’est parce que Mme Alaagomeji a organisé votre évasion, d’une manière ou d’une autre. Par rapport à la plupart des gens, cette femme anticipe tellement les situations que ses actes peuvent paraître déments, illogiques et même hasardeux. Avant tout, elle est loyale envers le Nigeria et agira toujours dans son intérêt. Vous pouvez être sûr que, si quelqu’un est capable de nous débarrasser des extraterrestres, c’est bien elle. »
Tolu hausse les épaules. « Depuis que je vous connais, je ne vous avais encore jamais entendu parler aussi longtemps. Pourquoi n’aimez-vous pas Kaaro ? J’ai vu comment vous le regardez.
— Il m’a sauvé la vie et m’a humilié en même temps. Je n’ai pas envie d’en parler.
— D’accord.
— Il a menacé de me tuer.
— Avant ou après vous avoir sauvé la vie ? Parce que je suis un peu perdu.
— C’était après le… Je devais m’acquitter d’une mission à Rosewater et… Peu importe. Concentrons-nous sur la nôtre. »
La pluie légère se révèle plus abondante qu’ils ne s’y attendaient, mais ce n’est quand même pas un orage. Cela donne à Éric l’occasion de cacher son tentacule sous son manteau, mais l’appendice aime l’humidité et gigote pour tenter de sortir à l’air libre. Bien qu’il n’ait pas de manteau, Tolu ne paraît pas gêné par l’averse. Son cousin réside dans le campus Akoka de l’université de Lagos. En marchant vers l’institut, ils doivent se frayer un chemin parmi les étudiants et les étudiantes au corps séduisant. Cela rappelle à Éric qu’il ne fréquente plus personne depuis plus d’un an.
Tolu connaît bien le campus. Selon lui, c’est l’endroit où l’on recrute les dissidents et où il a manifesté contre le gouvernement nigérian avant d’être envoyé à Rosewater. « C’est ici que j’ai été arrêté, vous savez. »
Sur la porte de son cousin, des notes sont affichées à l’intention des étudiants et indiquent les dates de remise des devoirs. Juste avant de frapper, Tolu dit à Éric : « Ne faites pas d’allusion à ses cheveux.
— Quoi ? »
La porte s’ouvre.
« Hé, Baba Isale ! lance Gregory Eleja.
— Oga au meilleur ! Ewo l’ewo ? » répond Tolu.
La coiffure de Gregory est… invraisemblable. Des cheveux secs, luisants comme s’ils étaient mouillés. Un bouillonnement de boucles qui lui retombent sur les oreilles. Sa peau a été éclaircie artificiellement, ce qui lui donne un aspect jaunâtre, ne laissant apparaître sa carnation noire qu’autour des yeux, des oreilles, des lèvres et des jointures des doigts. Il ressemble à une caricature d’homme noir dans une parade festive.
Après avoir accompli le rituel de bienvenue avec Tolu, il pose les yeux sur Éric.
« Awo abi ogberi ? demande-t-il.
— Plus ou moins awo, répond Tolu en souriant.
— Ewo tuni plus ou moins awo ? » Gregory paraît perplexe.
Ils semblent s’apprécier mutuellement, ce qui amuse Éric car il n’a pas du tout les mêmes relations avec ses propres cousins.
Gregory lui tend la main, mais Éric garde le bras dans son manteau.
« Qu’est-ce que vous avez pour nous, professeur ? Chaque minute passée ici me retient loin de ma chef.
— Qu’est-ce qu’il y a sous le manteau ? » demande Gregory.
Éric lui montre.
« Extraordinaire. » Gregory s’approche aussitôt du tentacule, contrairement à la plupart des gens, qui ont plutôt tendance à reculer. L’appendice ne réagit pas et demeure inerte. « Et c’est artificiel ?
— Complètement.
— Et la personne qui l’a créé ?
— Décédée. » Éric repense à Nuru, pulvérisé par les explosifs miniatures à Rosewater.
« Quel dommage ! J’aurais aimé pouvoir en discuter avec elle.
— À propos de votre projet… ?
— Oui, oui. Verrouillez la porte, s’il vous plaît. »
Gregory passe derrière son bureau, se penche, puis se relève en tenant une de ces boîtes réfrigérées et scellées que l’on emploie pour le transport des organes conservés dans de la neige carbonique. Elle fait approximativement trente centimètres de côté.
« Je ne vais pas l’ouvrir », dit-il. Il passe la main sur un capteur et un hologramme apparaît au-dessus de la boîte.
Éric voit quatre morceaux charnus, gris et blancs, vaguement ovoïdes, suspendus dans un fluide. Chacun d’eux projette des filaments vers les autres et d’autres filaments partent dans toutes les directions.
« Qu’est-ce que je regarde ? demande Éric.
— C’est un organoïde.
— Vous dites ça comme si je savais de quoi il s’agit. Je ne suis pas un scientifique.
— C’est une partie d’un organe entièrement fabriqué en laboratoire. Celui-ci est un organoïde cérébral. Un cérébroïde, si vous préférez. Ce n’est pas vraiment nouveau. Les organoïdes cérébraux existent depuis environ 2013. En gros, chacun d’eux constitue un ensemble hippocampe-amygdale-noyau caudé.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— Il s’agit des éléments du cerveau qui servent à stocker la mémoire, répond Tolu.
— Explication un peu simplifiée, ajoute Gregory, mais en gros c’est ça. »
Éric se frotte le menton. « Nous pouvons y conserver des données ?
— Nous avons décelé des neurotransmissions entre eux. Ils se parlent. Théoriquement, oui, je peux y introduire des données.
— Qu’est-ce qu’ils se disent ? »
Gregory hausse les épaules. « Vous… Nous ne pouvons pas le savoir. Comme ils ne possèdent pas d’organes sensoriels, ils ne reçoivent aucune information de leur environnement.
— Je dois passer un appel, déclare Éric. Où pourrais-je m’isoler ? »
Femi écoute calmement tout ce que lui dit Éric et examine les images 3D qu’il lui a transmises. Quand il a terminé, elle reste silencieuse ; s’il n’entendait pas sa respiration, il pourrait croire que la connexion sécurisée a été coupée. Il tourne sur place, en évitant de toucher les murs. Les toilettes des étudiants ne sont pas des plus hygiéniques.
« Quel avantage tactique pourraient nous conférer ces organoïdes, selon vous ? demande Femi.
— Si nous parvenons à télécharger des cerveaux d’Originiens dans ces machins, nous pourrons peut-être les étudier et découvrir leurs faiblesses, comme l’a dit Bicycle Girl. Nous pourrions remplacer le cerveau d’une personne sur le point de mourir et en obtenir le contrôle. Je ne sais pas, madame. Je suis à vos ordres. La stratégie n’est pas mon fort, mais j’ai l’impression que nous devrions surveiller ça.
— Il peut fabriquer un cerveau complet ?
— J’ai lu dans son esprit. Il ne l’a encore jamais fait, et la majeure partie de la communauté scientifique condamne ce genre de tentatives, mais Gregory est convaincu de pouvoir y arriver. Il a même prévu les différentes phases du processus, qui impliquent un bioréacteur, des pseudo-cellules souches, et d’autres trucs que je n’ai pas compris.
— Pourquoi cette condamnation ?
— Pour des raisons éthiques. Philosophiques. Si ça fonctionne et que le cerveau développe un esprit, est-ce que nous créons la vie ? Un esprit conçu de cette manière serait artificiel. Quelles seraient nos responsabilités envers lui ? Aurait-il des droits ? Sa destruction serait-elle assimilée à un meurtre ? Ce genre de trucs.
— D’accord. » Femi se tait un moment, puis : « D’accord. Voici ce que vous allez faire… »
Pas de tourisme ; pas de shopping ; l’escorte militaire emmène Éric, Tolu et Gregory pour les faire discrètement sortir de Lagos. La boîte, tous les dossiers de Gregory et quelques appareils les accompagnent dans un conteneur verrouillé. Tous les disques durs ont été, soit emportés, soit reformatés avant d’être passés dans un champ magnétique pour être parfaitement effacés.
Tolu diffuse sa musique et son cousin hoche la tête en cadence. Éric n’écoute pas.