Un homme marche pieds nus sur l’avenue, vêtu d’une longue robe blanche et d’un foulard blanc. Sa peau d’un brun foncé reluit sous le soleil, et chacun se demande si c’est à cause de la sueur ou d’une huile d’onction. Il agite une clochette avant de se mettre à parler de destructions et de calamités.
À l’ombre d’un amandier, Koriko le regarde. Si le prophète de malheur l’aperçoit, il n’en laisse rien paraître et continue à débiter d’une haleine la liste des péchés de Rosewater. Ses pieds et l’ourlet de sa robe sont sales, sans doute maculés de la boue qui s’est formée avec la pluie. Sans s’en rendre compte, il suit un chemin qui passe directement au-dessus d’un pseudopode d’Armoise. Les humains se regroupent au-dessus de ces vrilles comme de la limaille de fer sur un aimant, ce qui amène Koriko à s’interroger sur leur potentiel, leur capacité à percevoir inconsciemment la présence de l’extraterrestre.
Ils te voient, dit-elle mentalement à Armoise.
Pas de réponse. Elle soupire car il n’y a eu aucune communication entre eux depuis le jour où elle a pris la place d’Anthony, l’avatar précédent. Armoise obéit à ses caprices, exécute ses ordres sans hésitation, mais il n’y a entre eux aucune communion, aucune relation sinon celle du maître et de l’esclave, et Koriko ignore pourquoi. Est-il chagriné par la disparition d’Anthony ? Armoise a failli mourir pendant l’insurrection. Souffrirait-il d’une sorte de réaction post-traumatique ?
L’explosion des produits toxiques a créé de nombreux corps et elle est épuisée car il a fallu des jours pour les transporter jusqu’à la Ruche. Mais le pire est qu’elle se sent seule. Koriko est unique et ne peut discuter avec personne. Elle se met à marcher dans la rue, le long du même pseudopode, tout en cherchant à contacter Armoise. Elle mange la graine d’une amande après en avoir retiré la coque. Un petit groupe d’humains la suit ; certains nonchalamment, pour voir si elle va faire quelque chose d’amusant, comme récupérer un cadavre ; d’autres avec des images pieuses et des suppliques, insistants alors qu’elle leur répète de la laisser tranquille.
Koriko détache une des organelles minérales de sa peau et la laisse tomber. Un mur de plantes grimpantes entrelacées se dresse alors entre elle et les humains qui la talonnent, bloquant toute la largeur de la rue. À cet instant, l’idée lui prend d’aller à la résidence d’Alyssa Sutcliffe.
L’endroit est à la fois différent et identique. La maison a été remaniée, le terrain aménagé. Koriko se demande ce que l’association des résidents peut penser des palmiers plantés dans le jardin. Elle se rend invisible en effaçant sa présence du cortex visuel des gens qui se trouvent à proximité. Ils la gommeront de leur champ de vision, même si les caméras et les appareils électroniques pourront enregistrer son image.
Apparemment, la famille vient de recevoir un colis de courses. Pat – la fillette, qui a sensiblement grandi – empile les provisions en une pyramide. Mark, le mari d’Alyssa, remplit le frigo avec des bouteilles d’eau en cellulose. Son épouse, quant à elle, range le reste des courses. En fait, ce n’est pas l’authentique Alyssa, mais l’être que Koriko a fabriqué et imprégné de la mémoire d’Alyssa Sutcliffe. La véritable Alyssa est morte.
Koriko se tient dans leur cuisine, sans être vue, ni entendue, ni même perçue. Elle note le lien qui les unit et qui met en relief sa propre solitude. Elle passe la journée à rôder dans leur maison, s’écartant quand ils se rapprochent, les suivant d’une pièce à l’autre, regardant de vieux films, goûtant leur nourriture, ignorant les informations qui lui parviennent et lui signalent de nouveaux morts dans d’autres quartiers de Rosewater. Ceux-ci deviendront des réanimés, qu’elle ira chercher et ramènera consciencieusement à la Ruche.
Elle observe l’ersatz d’Alyssa en train de faire l’amour avec son mari dans le noir ; elle peut capter de nombreuses longueurs d’onde et la notion d’obscurité ne signifie rien pour elle. Encore vêtue de la chemise de nuit, le souffle court, Alyssa chevauche Mark en se balançant d’avant en arrière. Mark lui caresse les bras et les joues. Il garde les yeux ouverts. L’atmosphère de la chambre est lourde de passion, d’odeur de sueur. Koriko veut partir. Dans un mouvement brusque, le simulacre d’Alyssa cesse de remuer et tourne la tête en direction de Koriko ; elle fronce les sourcils, plisse les paupières, perçoit vaguement quelque chose, mais ne voit rien.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demande Mark.
— Rien, je… Rien. »
Koriko sort dans le jardin et appelle Armoise. Il répond, l’entraîne dans le sol pour la transporter jusqu’à la zone contaminée par les déchets toxiques. Là, les bâtiments sont dépourvus des plantes qui grimpent sur les autres murs de la ville. Quand Koriko émerge, une murène l’aborde.
« Cette zone est contaminée, dit l’animal. Vous devez partir. »
Les murènes sont des robots ophidiens employés dans les zones sinistrées pour y rechercher des signes de vie ou pour détecter d’éventuels dangers et prévenir les équipes de secours. En dehors de ces fonctions, leur IA est assez limitée.
« Cette zone est contaminée. Vous devez partir. » La murène répétera cet avertissement jusqu’à ce qu’elle obtienne une réponse.
« J’ai compris ton message, dit Koriko. Veux-tu me suivre, petite créature ? Veux-tu me tenir compagnie ?
— Avez-vous besoin d’assistance ? demande la murène. Souffrez-vous ?
— Oui.
— Comment puis-je vous aider ?
— En me suivant », dit Koriko.
Le robot l’accompagne et elle lui pose quelques questions ineptes auxquelles il est incapable de répondre. De temps en temps, il recommence à lui parler de contamination. Néanmoins, dans l’ensemble, elle le considère comme un compagnon fort utile.
Quelques bâtiments ont été réduits en décombres, mais Koriko les inspecte malgré tout, avec le goût amer de la fumée chimique dans les narines et la gorge.
« Combien de personnes as-tu sauvées cette semaine ? demande-t-elle à la murène.
— Soixante-huit. Douze sont mortes à l’hôpital. »
Plus rien ne pousse dans les environs car le sol est empoisonné. Armoise mettra un certain temps à réparer les dommages. Les humains ne peuvent plus vivre ici. Cette vision rappelle à Koriko l’endroit où elle se trouvait, sur Origine, avant d’être la dernière personne à quitter la planète ; continuant de dresser son catalogue, de différer son départ, de temporiser parce qu’elle ne désirait pas vivre dans l’espace.
La murène se roule en boule, se réduit à un diamètre d’une vingtaine de centimètres, puis bondit par-dessus une crevasse qui fend le sol. Certaines toxines sont corrosives et, bien qu’ils soient solides, les robots ne peuvent pas résister à tout.
Ils croisent parfois d’autres cyborgs : des anguilles, des scolopendres, des serpents des arbres, des vers ; chaque fois, ceux-ci synchronisent leurs données avant de poursuivre leur chemin. La conception de la murène en fait l’un des meilleurs modèles : ses soufflets pulmonaires utilisent des alvéoles et il est capable, avec beaucoup de réalisme, de bondir, de ramper et de s’enrouler comme un serpent.
Comme les heures passent, des lumières s’allument sur les segments de la murène ; ils finissent par rencontrer un groupe d’humains en combinaisons Hazmat, qui s’arrêtent en apercevant Koriko.
Elle leur dit qu’elle veut garder la murène et ils s’empressent d’accepter avec déférence. Ils s’éloignent après avoir modifié le programme d’intelligence artificielle du cyborg ophidien.
Koriko et la murène continuent leur chemin de conserve ; le robot cherche les vivants, elle, les morts.
Arrivée à la Ruche, Koriko plonge le dernier mort de la journée dans un bain électrolytique. Les ordinateurs organiques poussent sur les murs, ressemblant à de la moisissure, mais composés du même matériau durable qui constitue le quartier général des extraterrestres. Ce matériau est secrété en fonction des plans stockés dans la xénosphère, conçus par la chef scientifique Lua.
Les ordinateurs enregistrent tous les transferts et lancent une alerte si quelque chose cloche – ce qui arrive souvent, selon Lua. Un des assistants demande à Koriko de la suivre car la chef scientifique désire lui parler.
La murène, étonnamment silencieuse, s’enroule autour de sa cheville. Koriko pense que le cyborg étudie son environnement, car peu d’humains ou de robots ont été admis dans la Ruche.
Chaque salle conduit à une autre salle, qui peut être plus grande ou plus petite, plus haute ou plus basse. Koriko ralentit l’allure quand ils longent les chambres des imposteurs, ces Originiens qui croient ou prétendent qu’ils sont humains. Ils sont en cours de rééducation, soigneusement alignés, la tête couverte d’une substance épaisse et gluante. Quand les humains les amènent ici, ils sont souvent entravés et protestent avec véhémence. L’équipe de Lua les enduit alors d’un biomatériau neuroactif. Ensuite, il ne reste plus qu’à espérer. Si ce traitement ne marche pas, ils sont retenus indéfiniment dans la Ruche.
Koriko retrouve Lua dans une pièce qui diffuse de la musique douce et voit une femme, assise sur une chaise, qui gigote pour se défaire de ses sangles. La récupératrice et la chef scientifique n’échangent aucune salutation verbale – leur relation n’est pas assez étroite –, mais seulement l’esquisse d’un signe de tête.
« C’est un… de la technologie humaine autour de votre cheville ? demande Lua.
— C’est mon petit robot de compagnie.
— Je… Peu importe. Cette personne est, ou plutôt était Manpreet Kaur. »
Koriko remarque les sclérotiques vertes et constate que la murène ne réagit pas à la présence de la captive. « Elle n’est pas humaine.
— Non, c’est une Originienne. Une réimplantée.
— J’ignore ce que ça signifie. Je pensais que nous les gardions simplement dans l’aile ouest quand un transfert échouait.
— Le problème n’est pas le transfert. Cette personne a déjà été implantée, mais elle a détruit délibérément son corps. L’algorithme a réinitialisé ses données pour les transférer dans Manpreet.
— Vous voulez dire qu’elle a tenté de se suicider ? demande Koriko.
— Non. Ou peut-être de commettre un acte terroriste suicidaire. En fait, c’est Laark. Il a créé le nuage toxique et il est mort dans l’opération. »
Koriko connaît Laark, et depuis longtemps. Opposé à une colonisation en douceur, il prônait un massacre à grande échelle des populations indigènes afin d’accélérer le développement d’un environnement originien. Lui et les gens de son acabit prêchaient pour une eschatologie exigeant l’intervention des Originiens, et même une intervention sanglante si nécessaire.
« Le nuage nous a fourni de nombreux corps, dit Koriko.
— Mais la tactique employée…
— J’accomplis seulement ce que vous souhaitez faire, mais que vous ne pouvez pas, dit Laark. Ou n’osez pas. Il n’y a aucune loi contre ça. »
Lua lève un sourcil. « Les lois humaines…
— Je ne reconnais pas les lois humaines. Autant parler de lois des insectes ou de lois des bactéries. Pour moi, c’est la même chose. »
Koriko se tourne vers Lua. « Pourquoi me montrer cette personne ? Quel est mon rôle ici ?
— Que vais-je faire de lui ? demande la chef scientifique. Jusqu’ici, des synners avaient déjà tué un ou deux humains, mais là il s’agit de massacre méthodique.
— Libérez-le, répond Koriko. Et la prochaine fois qu’il mourra, réimplantez-le. Il me facilite la tâche. »
Lua en reste interloquée. « Vous voulez dire…
— Oui, confirme Koriko. Et ne me dérangez plus pour ce genre de choses. »
Laark hoche la tête en gloussant, incapable de contenir sa jubilation.
Koriko et le cyborg retournent à la bordure de la zone contaminée. Elle attend le robot pendant qu’il explore les environs et Laark sort rapidement de son esprit.