2.


Cela me déplaît d’impliquer les Britanniques dans tout ça, mais c’est inévitable. Pour comprendre le futur, nous devons comprendre le passé ; pas seulement en tant que contexte, mais comme germe de la catastrophe.

Pendant les beaux jours de l’Empire britannique au Nigeria, on fit parvenir à Whitehall un document rédigé à partir des divagations délirantes d’un prêtre atteint de malaria. Il faisait deux cent cinquante-six pages.

Ces écrits arrivèrent d’abord entre les mains des frères Lander, John et Richard, qui cartographiaient le cours du fleuve Niger et qui les ramenèrent avec eux au Royaume-Uni en 1831. Sans même les avoir consultés, John les apporta au bureau des douanes de Liverpool. Quand il obtint le soutien de Lord Goderich, membre de la Royal Geographical Society, il rapporta les documents à Londres ; il les lut un soir où il se sentait triste, affecté par l’absence de son frère qui était reparti en 1832 au Nigeria, où il avait contracté une inflammation pulmonaire qui avait fini par le tuer. Après en avoir lu un tiers, John appela aussitôt Goderich pour lui expliquer ce qu’il avait découvert. Ce dernier apporta les papiers à Whitehall dès le lendemain.

On ne sait pas très bien ce qui s’est vraiment passé, mais des copies du manuscrit furent faites. L’une d’elles fut envoyée au British Museum à Bloomsbury, sous pli scellé ; c’est malheureusement la seule qui existe encore.

Le nom du prêtre était Marinementus, un personnage sur lequel nous reviendrons ultérieurement et qui trouva la mort dans la forêt tropicale, quelque part dans l’ouest du Nigeria. Je crois que c’était la première fois qu’il mourait. Le document constituait une série de prophéties assez justes. Il prédisait le naufrage du paquebot Lexington, la guerre de l’Opium, le décès du président américain William Harrison, le brillant travail d’Ada Lovelace sur les premiers programmes informatiques – on prétend que quelques extraits du code source sont reproduits dans l’ouvrage – et les plans d’une machine à laquelle avait travaillé Babbage, annonçait le cannibalisme de l’expédition Donner, la famine en Irlande, l’épidémie de choléra à Londres, la vaccination, l’aéronautique, plusieurs éclipses de lune et de soleil, les deux guerres mondiales, le déclin colonial en Afrique et l’arrivée d’une météorite baptisée Armoise en 2012, après quoi les prophéties s’interrompaient brutalement.

Au bout d’un an ou deux, constatant que ces prédictions se révélaient bien meilleures que les obscures foutaises de Nostradamus, le gouvernement britannique engagea une équipe restreinte et soudée afin de voir comment le document Lander pouvait profiter à l’empire. Cette tradition entraîna de sinistres conséquences pour le village d’Arodan, dont le nom était mentionné dans les prophéties.

Le manuscrit contenait les plans d’une machine, un moteur qui… qui semblait ne servir à rien, selon les scientifiques ayant étudié le sujet – mais il était cependant possible qu’une partie du contexte demeure inconnue. En 1956, on envoya un savant du nom de Conrad, avec une escorte de militaires et des agents des services de sécurité. Ils passèrent les premières semaines sur leurs lits, affectés par la dysenterie et tourmentés par de terribles diarrhées. Quand ils s’en remirent, ils furent touchés par la malaria et plusieurs d’entre eux en moururent. C’est l’une des raisons pour lesquelles les Blancs ne souhaitaient pas visiter l’intérieur du pays. Il s’agissait des premiers individus de type caucasien que mes ancêtres voyaient de près et ils furent amusés de constater que leur merde puait également. Littéralement et métaphoriquement.

Il fallut deux mois de convalescence à Conrad avant qu’il puisse se mettre au travail. C’était un homme intelligent, brun, maigre, de haute stature, aux yeux creusés, peu attiré par le vin et la nourriture. On n’arrivait pas à discerner chez lui d’autres appétits charnels, mais, comme on sait bien que les hommes blancs sont cinglés, cela entraîna moins de commentaires que s’il avait été noir.

Il construisit des prototypes, griffonna des notes, en construisit d’autres. Il récupéra des bicyclettes pour utiliser les dynamos, après avoir fait rehausser les roues. Des véhicules qui n’allaient nulle part. Ai-je déjà précisé que les hommes blancs sont fous ? Les femmes étaient plus raisonnables. Elles restaient souvent à l’intérieur afin d’éviter le soleil qui brûlait et faisait peler leur épiderme. Conrad bricolait ses appareils, les tripatouillait, les adaptait, en vain. L’ensemble finit par atteindre la taille d’une maison, pour lequel il fit même venir des pièces détachées par wagon.

Si les gens de Whitehall avaient su quelle machine il fabriquait, ils auraient envoyé un bataillon de scientifiques. En fait, Conrad était réellement cinglé. On le renvoya chez lui en 1960, quand le Nigeria devint indépendant. Il fut alors interné dans l’hôpital Hanwell, sur Uxbridge Road ; libéré en 1970, il se suicida peu après.

La machine se morfondit et se délabra pendant des décennies, jusqu’au jour où mon père découvrit le wagon dans lequel on l’avait entreposée. Il ne sut jamais rien de l’histoire de Conrad et je ne l’ai moi-même apprise que beaucoup plus tard. Il y avait seulement une photographie du savant déjanté en compagnie de garçons qui pédalaient sur des bicyclettes fixes ; au dos était écrit Bicycle boys.

Durant mon enfance, jusqu’à ce que j’aie onze ans, mon père travailla sur cette étrange machine. Nous allions parfois à Ilesha ou à Ibadan pour acheter des pièces détachées ou des composants électroniques. Il faut bien comprendre que Rosewater n’existait pas à l’époque. Armoise avait détruit Hyde Park et hibernait, grossissait, se développait, mais n’avait pas encore décidé de traverser la croûte terrestre jusqu’au Nigeria. À Arodan, aucun de nous ne se sentait concerné par une météorite ayant atterri à Londres, parce que c’était très loin.

J’allais m’asseoir près de mon père, « pour l’aider ». Je faisais les devoirs que me donnaient mes parents. Je ne pouvais pas me rendre dans une véritable école. D’abord, j’étais plus douée que tous les autres enfants et cela me mettait à l’écart. Je ne considérais pas qu’ils étaient stupides, mais plutôt distraits et… puérils. J’en savais trop pour me faire apprécier de mes professeurs et, même si je pouvais faire la différence entre les pantoufles et les escarpins, soigner mon apparence n’était pas ma priorité.

« Elle ne trouvera pas d’époux si elle continue de se comporter comme ça », dit un jour un ancien à mon père.

Je répliquai : « Je ne me marierai pas. Je ne partirai jamais, je vivrai avec mes parents pour toujours. »

L’ancien fut scandalisé, mais mon père éclata de rire.

Je lisais des livres, car mon père ne faisait guère confiance aux textes électroniques. Selon lui, on se souvient moins bien quand on lit sur un écran ; cela viendrait du fait que, quand on tient un livre, d’autres sens entrent en jeu, comme le toucher ou l’odorat. Je n’ai jamais vérifié sa théorie.

Mon père a corrigé les plans de la Grande Machine, mais il ne se passait rien quand il l’activait. Sauf une fois. Après chaque échec, il cherchait de nouveaux composants, des bougies d’allumage, des résistances, des câbles. Aucune différence. Ma mère voyait cela comme un hobby et n’intervenait pas, sinon pour vérifier mes sextines et mes rédactions.

Le travail de mon père m’apprenait quelque chose, mais je ne savais pas quoi.

Bref. Il l’a activée, un jour où j’étais présente.

Boum.

Explosion.

Son corps fut désintégré. Aucun reste à enterrer.

Je refusais d’y croire. Je n’y crois toujours pas. Je n’ai pas assisté à ses funérailles et je m’abstiens, encore maintenant, de parler de lui à quiconque.

Ce qui importe, c’est que j’ai hérité de son obsession. Je dus d’abord apprendre l’anglais, ce que je fis grâce à un dictionnaire anglais-yoruba et à une bible en yoruba, tous deux rédigés par Mgr Samuel Ajai Crowther dans les années 1880. Comme vous pouvez l’imaginer, cela donne à mon élocution une certaine affectation archaïque. Cela ne me dérange pas, même si je pense que mes interactions avec les autres l’ont un peu atténuée.

J’ai découvert à quoi servait la machine, bien que j’aie dû m’adresser à un professeur en physique théorique pour confirmer mes hypothèses avant de les mettre en œuvre.

Il s’agissait d’une machine spatio-temporelle, bien sûr.