21.


Il se passe tant de choses, tant d’événements inquiétants que Kaaro se sent incapable d’accomplir toutes ses tâches quotidiennes. Néanmoins, il s’y emploie. De plus, il s’efforce d’enseigner à Layi des méthodes qui lui permettront d’affiner ses dons.

Ils se trouvent tous deux dans le jardin, derrière la maison. Avec les pluies de la veille, on peut voir les parties inférieures des feuilles, d’un vert plus clair. Le soleil a maintenant asséché toutes les flaques, mais une forte odeur de terre fertile s’élève du sol.

« Prends ton temps, dit Kaaro.

— C’est ce que je fais », répond Layi en riant.

Ils se tiennent côte à côte. À environ un mètre devant eux, sept seaux sont retournés, grossièrement numérotés à l’aide d’un marqueur noir. Chacun dissimule un objet servant de cible. Le but de l’exercice est de chauffer, brûler, faire bouillir ou pulvériser les objets sans faire fondre les seaux.

Layi se trouve ici pour la toute première Marche des fiertés de Rosewater. Il a laissé entendre qu’il envisageait de déménager. Kaaro est allé le chercher à l’aéroport.

« Je ne savais pas que tu étais gay.

— Pour être franc, je n’en sais rien non plus, a répondu Layi. Mais il m’arrive d’être attiré par des hommes. Je vais défiler par solidarité. Comme ça, si je découvre que je suis vraiment homo, je pourrai dire que j’ai participé à l’histoire. Et puis, je pourrais tomber sur des beaux mecs.

— Alors, c’est vraiment par intérêt.

— Je sais. Je suis un type affreux. On commence ? »

C’était il y a deux heures.

Kaaro préférerait ne pas avoir à faire ça, mais il est censé avoir pris sa retraite ; et comment pourrait-il justifier un refus devant la mine sérieuse de Layi ? Devant sa candeur ? En vérité, Kaaro n’a pas vraiment de temps à lui consacrer, vu tout le travail qui l’attend, mais Layi est de fait un membre de la famille ; et la dernière fois que le jeune homme a perdu le contrôle, il a incendié la maison familiale, ce qui a obligé Aminat à travailler pour le S45 afin que Layi ne soit pas incarcéré à perpétuité. D’abord entraînée dans le but de veiller sur lui, elle a ensuite été désignée pour diverses missions.

« J’ai une idée, dit Kaaro. Ça ne te dérange pas si je visite ton cerveau pendant une minute ?

— Tant que tu t’arrêtes pas sur les images de personnes dénudées. »

Kaaro sonde la conscience de Layi ; ayant trouvé ce qui contrôle les capacités du garçon, il y attache sa volonté propre. Ensuite, il visualise une cible par les yeux de Layi et… allez ! L’objet s’enflamme soudain à l’intérieur du seau.

« Ouah, tu es doué ! s’exclame Layi.

— À ton tour. »

Le seau numéro trois éclate en même temps que le verre d’eau qu’il contient.

Kaaro et Layi se regardent.

« Désolé, je ne suis pas assez concentré, dit le jeune homme.

— Tu me fais perdre mon temps.

— Bien sûr, parce que le vieux ronchon a des choses importantes à accomplir, n’est-ce pas ?

— Contentons-nous de recommencer. Et arrête de démolir mes seaux. »

Yaro lance deux aboiements et Kaaro sait aussitôt qu’Aminat vient de rentrer.

Elle est tuméfiée, éreintée. Il y a des taches de sang sur ses vêtements. Autour d’elle, la xénosphère est gonflée d’informations comme un fruit trop mûr sur le point d’éclater.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? » demande Layi. Il se précipite vers sa sœur pour la serrer dans ses bras.

Elle lève la main. « Ce n’est pas mon sang.

— Tu peux nous expliquer ? » dit Kaaro.

Les deux hommes soutiennent Aminat jusqu’au salon. Kaaro va chercher un linge humide et commence à essuyer la crasse et la poussière dont elle est maculée.

« Des gens très bien armés et entraînés viennent de tuer une bonne partie des hommes de Taiwo. Nous ne connaissons pas les assaillants, mais il s’agit de gars très dangereux.

— Une lutte pour le pouvoir ? Quelqu’un vient d’entrer dans le jeu ?

— Probablement. Mais nous ne savons pas qui, et personne ne veut parler. »

Une fois qu’Aminat semble un peu plus humaine, Kaaro la laisse en compagnie de Layi, fait sortir le chien de la chambre, puis allume une cigarette. En quelques secondes, il passe dans la xénosphère et traverse son propre système de défense sans même y penser : un labyrinthe, diverses phrases, des séquences d’ombre et de lumière. Finalement, il rejoint Bolo, son gardien.

« Viens avec moi », dit Kaaro.

Bolo est Kaaro, mais pas complètement. Le géant représente une concentration des parties les plus sauvages du subconscient de Kaaro. Tout comme son subconscient, Kaaro l’emmène maintenant partout où il se rend dans la xénosphère.

À la lisière de sa conscience, symbolisée par une falaise rocheuse qui s’enfonce dans un abîme, il voit flotter des humains – des avatars symbolisant leurs esprits. Il perçoit vaguement le subconscient collectif, la terreur résiduelle de l’attaque chimique et les activités de Koriko, qui recueille les victimes du récent carnage.

La proximité de Layi se présente sous la forme d’une flamme, car c’est principalement de cette manière que les xénoformes se manifestent chez le jeune homme.

Kaaro cherche et retrouve un fil qu’il a dissimulé. Quand il tire dessus, le fil l’entraîne aussitôt dans les profondeurs de la xénosphère. Bolo l’accompagne comme un satellite. Kaaro fonce à toute allure et prend instinctivement la forme du griffon qui constitue son avatar habituel. Les consciences qui l’entourent rebondissent sur lui, tels des ballons gonflés d’hélium. Si elles sont endormies, elles feront un bref cauchemar ; les personnes éveillées éprouveront une chair de poule inexplicable. Rien de bien grave.

Le fil le guide tout droit vers l’esprit de Bad Fish. Dans cet univers mental, sa représentation est un entrelacs de neurones connecté à la nuque du hacker.

« Oh, merde, c’est encore vous », déclare Bad Fish. Il écarquille les yeux. « Bordel, qu’est-ce que c’est que ça ? »

Bolo atterrit brutalement et ses longues tresses balaient le sol – c’est-à-dire l’image mentale de l’endroit où se trouve Bad Fish : une « ferme » de pirates informatiques à Lagos.

« Vous n’avez rien à craindre de lui, dit Kaaro. Vous avez l’air en forme. »

Bad Fish est costaud, comme toujours vêtu d’une longue robe, dont le tissu est un peu bombé au niveau du ventre. C’est une véritable personnalité religieuse pour les hackers et les jeunes programmeurs, qui lui attribuent des talents célestes. À vrai dire, les yahoo-yahoo boys le vénèrent ; ils travaillent gratuitement pour lui, tout en attendant de recevoir ses bénédictions et son enseignement. Grâce à lui, Kaaro a pu un jour extraire de son implant des données cryptées du S45, mais Bad Fish a tenté d’en voler une partie. De ce fait, Kaaro possède une emprise sur lui, même s’il préfère penser qu’ils sont devenus plus ou moins amis. Pour mieux apprécier ses talents, il faut savoir que Bad Fish a piraté facilement la station spatiale abandonnée, le Nautilus, ce qui lui a permis d’utiliser un canon à particules. Il a sauvé la vie d’Aminat durant l’insurrection. Peut-être même deux fois. Kaaro et elle n’ont pas eu l’occasion de lui rembourser cette dette.

« Que voulez-vous, encore ? » demande Bad Fish. Il paraît sobre et pleinement dans le présent, ce qui n’est pas dans ses habitudes.

« Qu’est-ce que vous faites en ce moment ?

— La police vient de faire une descente dans mon atelier. J’ai dû me rabattre vers une planque provisoire. Mes disciples sont en train de reconnecter mon matériel.

— Et ça ? »

Au milieu de la pièce pend un scaphandre de plongée, maintenu par de nombreux fils très fins qui ne semblent accrochés à rien. Kaaro ignore ce qu’il symbolise, mais il a un rôle dans l’esprit de Bad Fish.

« C’est mon plaisir et ma fierté. Un truc sur lequel je travaille. Il se connecte à chaque référence de chaque implant. Il se synchronise avec n’importe quelle caméra ou n’importe quel appareil électronique à proximité. Je peux m’introduire dans des téléphones avec ça. Kaaro, avec ce dispositif, je peux voir n’importe qui, n’importe où.

— Pourquoi ? »

Bad Fish hausse les épaules. « Parce que je peux le faire. Un jour, il m’est apparu dans un rêve.

— Quel rêve ?

— Je ne sais plus. Un rêve. J’ai vu un truc, une créature ressemblant un peu à une araignée. Avec un gros œil au milieu d’un corps tout noir et des centaines de pattes. Chaque patte était connectée à quelqu’un. Quand je me suis réveillé, j’ai dessiné les plans de cette combinaison. »

C’était Molara. Il l’a vue dans un rêve, ou dans un cauchemar.

Il caresse le bras du scaphandre, puis se retourne vers Kaaro.

« Pourquoi êtes-vous venu ?

— Votre pays a besoin de vous.

— Oh, espèce d’enfoiré ! Vous travaillez de nouveau pour le S45 ?

— Du calme, mon frère ! Écoutez. Je me suis peut-être trompé à propos de Rosewater. Ce n’est pas l’utopie médicale qu’on nous a vendue. C’est un cancer qui va dévorer lentement les humains jusqu’au dernier.

— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ? »

Kaaro lui parle de sa visite à Femi Alaagomeji en prison et de leur rencontre au Nigeria.

« Attendez, vous voulez dire que Mlle Aminat ignore que vous êtes ici ?

— Oui. Nous ne pouvons pas l’impliquer. Elle travaille pour Jacques.

— Vous… J’ai toujours apprécié votre copine, Kaaro. En général, vous vous comportez comme un crétin, mais elle… elle est souriante et raffinée. Et elle se montre reconnaissante quand on lui rend service.

— Moi aussi, je vous suis reconnaissant quand vous faites quelque chose pour moi.

— Non, c’est faux.

— Je n’arrête pas de vous remercier.

— Mais vous ne le pensez pas. C’est de l’ironie. On le sent dans votre ton. Quand Mlle Aminat me remercie, sa voix est sincère et joviale.

— Je lui en ferai part quand j’aurai terminé.

— Terminé quoi ? Qu’est-ce que vous voulez de moi, Kaaro ? Cette fois-ci.

— Nous pourrions avoir encore besoin de l’accélérateur de particules.

— Vous repartez en guerre ?

— Pas contre Rosewater. Contre les extraterrestres. Il faut les arrêter ou les neutraliser.

— Le S45 n’a pas accès au Nautilus ?

— Le Nautilus a été officiellement abandonné, Bad Fish.

— Oui, j’ai vu les vidéos falsifiées. C’était plutôt culotté.

— Vous pouvez encore y accéder ?

— Ne m’insultez pas. Bien sûr que je peux.

— Vous allez nous aider ?

— Évidemment. Mais qu’est-ce que j’y gagne ?

— La survie ! Si nous échouons, l’espèce humaine sera exterminée.

— Ouais, c’est vous qui le dites. Alors, qu’est-ce que j’y gagne ?

— Que voulez-vous ?

— L’immunité totale pour tout ce que j’ai pu faire dans le but d’atteindre l’illumination.

— Mais seulement pour les actions de piratage.

— Bien sûr.

— J’en parlerai à la patronne. » Kaaro jette un coup d’œil au scaphandre. « Nous aurons aussi besoin de ça.

— Pour quoi faire ?

— De la surveillance. Le gouvernement de Rosewater contrôle les appareils électroniques. Les extraterrestres contrôlent la xénosphère. Je dois agir avec prudence. Vous pouvez devenir nos yeux et nos oreilles.

— Vous dites ça comme s’il s’agissait d’une sorte de privilège.

— Vous pouvez venir chez Femi, à Abuja ?

— Je pourrais, mais je ne viendrai pas. Je ne vais pas mettre la tête dans la gueule du lion. Je suis capable de travailler à distance, tant que la police me fout la paix. Voilà ce que vous pouvez dire à Femi Alaagomeji. Qu’elle demande à la police de me laisser tranquille.

— Je passerai le message.

— Et je veux tout notre accord par écrit. Signé. Tamponné. Certifié.

— Bon sang ! D’accord. Je lui ferai part de vos exigences. Où doit-elle envoyer les documents ?

— Elle n’a qu’à les créer. Je le saurai.

— Au fait, vous savez quelque chose à propos du massacre de la nuit dernière à Rosewater ?

— Je répondrai quand les documents…

— Bad Fish !

— D’accord, d’accord… Je ne sais pas s’il y a un rapport, mais Kehinde est de retour. Le jumeau de Taiwo. »

Oh.

Oh merde.

« Je dois partir. Content de vous avoir revu. Bisou, bisou ! »

Il faut prévenir Aminat.