23.


Parmi les églises, celle de St Anselm fait figure de pygmée.

N’ayant pour toutes indications que les images mentales du cerveau d’un ivrogne, j’ai suivi des douzaines de fausses pistes avant d’y arriver. L’édifice ressemble bien à une église, avec des flèches, des vitraux, un panneau d’affichage et une ou deux gargouilles, mais il est coincé entre un restaurant thaï et une bâtisse aux fenêtres condamnées, comme si Londres avait grandi autour de lui et s’efforçait de l’étouffer. En venant, j’ai vu d’autres églises dans ce cas, d’autres exemples d’architecture religieuse écrasée par l’urbanisme séculier.

J’ai croisé des gens, mais ils ne m’ont pas vue ou m’ont évitée quand ils ont remarqué ma présence. Dans un tel décor, je ferais de même.

Mais il faut tenir compte du fait que c’est un souvenir. En raison de la manière dont elles sont conservées, des interconnexions entre les neurones ou les xénoformes, les informations ne sont pas rangées comme dans une bibliothèque. Ici, tout est déterminé par des relations et des associations entre les données ; je dois sonder, tâtonner, donner aux xénoformes des stimuli spécifiques pour déclencher des souvenirs pertinents. Ma seule présence constitue une forme de stimulus et je n’ai pas d’autre choix que poursuivre mes recherches et voir ce qui arrive. Les gens qui m’évitent représentent peut-être des secrets ; dignes d’intérêt, sans doute, mais pas pour ma mission.

Les portes de l’église sont closes. Je pousse un peu et le battant de gauche s’ouvre. Une importante file de gens occupe la nef, jusqu’à l’autel. À l’intérieur, l’air est dominé par des odeurs de nourriture et de corps crasseux. À part dans des films, je n’ai jamais vu autant de Blancs rassemblés dans un même endroit. Ou même de Blancs affamés.

Je songe un instant à faire la queue, mais, puisque je ne suis pas ici pour manger, je me dirige directement vers le début de la file, recueillant quelques insultes au passage. Deux personnes servent la nourriture, une troisième réapprovisionne les plats vides. La femme est une brunette aux cheveux noués en arrière, l’air sérieux, entre vingt et trente ans. L’homme possède une large carrure ; du genre grand costaud, musclé, comme s’il avait passé du temps à faire de la gym ; des cheveux très courts et des yeux d’un bleu profond qu’on remarque de loin. Il me regarde approcher, mais sans montrer aucun signe de méfiance. La femme ne lève même pas la tête.

Je dis : « Pardonnez-moi.

— Vous êtes enceinte ? demande-t-elle.

— Quoi ?

— Vous êtes enceinte ? En cloque ? Engrossée ? Vous attendez un chiard ?

— Euh… non… Je n’ai jamais… Je pense que je suis lesbienne. » À part un étrange béguin pour un homme qui possédait les souvenirs xénosphériques de ma future épouse. Vraiment bizarre. D’ailleurs, existe-t-il déjà des lesbiennes en 2012 ?

« Retournez dans la file.

— Je ne suis pas venue pour manger. Je ne veux pas de nourriture. »

Elle s’interrompt pour m’examiner. Ses yeux glissent sur mes vêtements, puis remontent vers mon visage. Elle a les yeux bruns, porte une chemise d’homme et une jupe. Pas de boucles d’oreilles. Pas de maquillage. Elle me montre la file d’attente. « Eh bien, ces gens-là, eux, ils sont venus pour manger et vous bloquez la distribution. Et ils doivent rentrer chez eux avant la tombée de la nuit. »

À cet instant, le grand gaillard aux yeux bleus m’interroge : « Pouvez-vous nous dire ce que vous désirez ? » Son accent me fige sur place. Loué soit Dieu pour l’impérialisme culturel, parce que cet homme est un Américain. Je n’en ai pas rencontré suffisamment pour être plus précise, mais je peux dire qu’il vient d’Amérique du Nord.

« Mademoiselle ? insiste-t-il.

— Anthony. Anthony Salermo.

— Qui ? demande la femme.

— Trois Tons, explique l’homme.

— Oh ! Et alors ? Il s’est encore cassé la jambe ? »

Je lui réponds : « Il ne reviendra pas. Il a plongé dans la Fosse.

— Je vois, dit-elle. Comment le savez-vous ?

— J’étais là. J’ai trouvé cette adresse dans son manteau. »

Elle se tourne vers son collègue. « Est-ce que nous ne l’avions pas chassé d’ici ?

— Oui, Doc. » Donc, c’est une docteure.

« Très bien. Trois Tons est mort. Vous nous l’avez annoncé. Merci. »

Je suis sur le point de préciser qu’il n’est pas mort, mais je me retiens. Il est trop tôt pour qu’ils apprennent la vérité. À vrai dire, je ne suis pas certaine de savoir jusqu’à quel point l’Anthony que je connais dans le futur représente l’extraterrestre ou Salermo.

« Bon, je vais partir.

— Attendez, dit l’homme. Qui êtes-vous ? Je ne vous ai encore jamais vue.

— Je m’appelle Oyin Da. »

Il pose sa main gantée de plastique sur sa poitrine. « Owen Gray. Et voici le Dr Bonadventure.

— Miranda, déclare la femme. Et je n’ai pas encore mon diplôme.

— Elle possède toutes les qualifications requises. C’était son premier jour de travail quand la météorite est tombée. » La voix d’Owen semble douce et distinguée. « Maintenant, c’est notre docteure.

— Et la cuisinière, ajoute Miranda. Nous avons des gens à servir, Owen. Alors, plus de… bavardages. »

Owen murmure alors à l’oreille de Miranda, qui hoche la tête tout en continuant de servir les indigents. Il se penche pour prendre quelque chose sous la table. C’est un appareil artisanal, dont je peux voir les composants car il n’y a pas de boîtier. Cependant, j’ignore son utilité. Owen me fait signe d’approcher, puis tourne une manivelle pour faire démarrer la machine – un geste que j’ai déjà fait quand j’essayai de produire du courant pour l’appareil démentiel de mon père. Quand le dispositif commence à émettre un gémissement aigu, il le pointe vers moi. Il est doté d’une sorte de capteur, qui a visiblement été modifié. J’aimerais pouvoir l’étudier.

Au bout d’une minute, Owen arrête l’appareil, puis regarde Miranda en secouant la tête.

« Vous dites que vous avez été près de la Fosse, mais vous n’émettez pas de radiations, déclare Miranda. Vous avez pris une douche ? Vous avez subi une décontamination ?

— Non, mais… Écoutez, vous ne pourrez pas détecter de radiations sur moi.

— Pourquoi ? » demande Owen.

La porte de l’église s’ouvre à cet instant et deux hommes entrent d’un pas nonchalant. Ils portent des vestes rembourrées, des pantalons de survêtement noirs et des baskets. Un Blanc, un Noir. Ce dernier passe près de moi, prend une petite pomme de terre et la fourre dans sa bouche. Le Blanc me fixe longuement, puis tend le doigt vers moi.

« Vous venez du futur.

— Je…

— Vous êtes venue pour moi ? Je vous assure que vous perdez votre temps. Je suis déjà mort, après tout.

— Qui êtes-vous ?

— Ici, on me connaît sous le nom de Ryan Miller, me répond-il. Mais on m’appelle aussi père Marinementus. Comme vous, je ne me trouve pas vraiment ici. Suivez-moi. »

Avant que je puisse prononcer un mot, il fonce sur moi, me saisit à bras-le-corps et s’envole vers la voûte. Nous traversons un plafond qui aurait dû être solide ; la réalité se désintègre et nous fonçons vers les ténèbres de l’espace, parsemées d’étoiles scintillantes, mais sans aucune trace de notre soleil. C’est un cosmos stylisé ; même moi, je peux voir que les planètes sont trop proches les unes des autres et que le fond céleste n’est pas parfaitement obscur ; de plus, il ne fait pas froid du tout.

« Que cherchez-vous ? » me demande-t-il.

Bien que j’ignore sa véritable identité, je sais qu’il ne peut pas me faire de mal et je lui réponds : « J’essaie d’aller en Amérique.

— Dans ce cas, pourquoi venir ici ? » Sa soutane noire claque dans les vents solaires inexistants et il tourne sur lui-même comme un ballon d’hélium sans amarre.

Je lui renvoie sa question : « Et vous, pourquoi êtes-vous ici ?

— Parce que j’étais ici à l’époque, petit fantôme. Je suis mort de la malaria au Nigeria, au dix-neuvième siècle. Je faisais des prédictions. J’avais eu la révélation complète de ce futur et j’en ai rédigé une transcription avant de mourir. Je l’ai fait apporter ici par des explorateurs britanniques qui étudiaient le cours du fleuve Niger. Comme j’avais besoin de savoir si on avait tué l’extraterrestre, je suis revenu dans le flux temporel.

— Comment ?

— J’ai été réincarné dans un nouveau corps, que je pouvais manœuvrer. Peu importe. Je suis revenu dans le flux temporel pour observer les événements. J’ai vu Armoise arriver comme prévu, j’ai vu le gouvernement boucler la zone. Je suis retourné au Nigeria pour y mourir, bien qu’Armoise soit toujours en vie. J’ai vu l’avenir, mais il est variable.

— Il n’y a qu’un seul passé, mais de nombreux futurs.

— Oui. Mais pas tout à fait exact. On peut sans cesse modifier le passé. C’est pour ça que vous avez pu venir ici.

— Aucune de mes actions ne pourrait changer quoi que ce soit.

— C’est faux. Si vous insistez, vous créez le souvenir collectif d’un événement et cela peut changer des décisions qui seront prises dans le futur. Regardez St Anselm. »

Par une brèche dans l’espace, je vois Owen et Miranda en train de servir les plats comme si je n’avais jamais été là.

« En ce moment, vous êtes pour eux comme un rêve oublié. Si vous réapparaissez, ils auront une sensation de déjà-vu, mais penseront qu’il s’agit d’une première rencontre.

— D’accord, ils m’ont oubliée. Ça n’a pas de conséquence, n’est-ce pas ? On ne peut pas me faire de mal à cette époque.

— Qui vous a raconté ça ?

— Ma… Pourquoi ?

— Ce n’est pas vrai non plus. Vous êtes un assemblage de neurotransmetteurs, une suite de données. Vous n’êtes pas là où vous devriez être. À votre avis, que fera le système quand il comprendra que vous n’êtes pas à votre place ? »

J’ai l’impression de me noyer, mais je ne réponds pas.

« Laissez-moi vous montrer quelque chose. »

Nous regardons l’église pendant cinq minutes, à travers la brèche. Il ne se passe rien, à part la distribution de nourriture. La plupart des gens vont manger dans les travées latérales ; d’autres emportent leur ration à l’extérieur.

« Qu’est-ce que je…

— Chut ! Regardez. »

Une forme luisante et translucide force la porte. Ça ressemble à une grosse goutte couverte de mucus derrière laquelle traînent de nombreux tentacules. La créature flotte dans l’air, mais ne se déplace pas au hasard. Les tentacules, qui font près de dix fois sa longueur, rampent sur le sol et semblent toucher des objets ou manger des choses au passage. Apparemment, personne ne remarque sa présence, pas même Owen ou Miranda. L’étrange créature s’arrête un moment devant l’autel, visiblement déconcertée, puis elle s’élève en direction de la brèche.

« Bon, ça suffit », dit Ryan. Sur ces mots, il referme la brèche. « Vérification des données. Ces trucs vous effaceront si elles constatent que vous n’êtes pas à votre place. Soyons clairs, pour des entités comme nous, l’effacement signifie la mort. Chaque fois que vous allez dans le passé, vous laissez une trace qui contamine toutes les choses avec lesquelles vous avez eu des interactions. Ils suivent cette trace.

— Donc, je devrais repartir ?

— Ils sont plutôt lents. Il faut seulement les distancer.

— Mais vous venez d’ouvrir un portail. »

Il sourit. « Je suis ici depuis des siècles, petit fantôme. Ça laisse le temps d’apprendre pas mal de choses.

— Qu’est-ce que je dois faire ? J’ai besoin d’aller…

— En Amérique. Oui, je sais. Il est évident que vous auriez voulu parler davantage avec Owen, puisqu’il est américain. Je vais vous déposer plus tôt dans la ligne temporelle. Ça devrait vous permettre de vous rendre où vous voulez. Vous savez comment rentrer chez vous ?

— J’ai une bathysphère qui semble convenir. Ne me demandez pas comment ça marche.

— Si une image symbolique fonctionne pour vous, c’est très bien. Mais n’oubliez pas d’être rapide si vous ne voulez pas mourir.

— Attendez…

— Au revoir. »