24.


À Abuja, Éric se tient devant le labo du S45, torse nu sous la pluie. C’est un vrai déluge ; des grosses gouttes d’eau, des grondements de tonnerre dans le lointain, presque pas de vent, mais un ciel sombre, crépusculaire, alors que c’est le milieu de l’après-midi. Le tentacule aime l’eau et sautille comme s’il pratiquait des exercices. Éric est content qu’il n’y ait personne dans les environs pour l’observer. Ou pour se mettre en danger en approchant de l’appendice autonome.

Dans le laboratoire, Gregory Eleja travaille sur le cerveau artificiel. Son cousin Tolu est reparti à Rosewater pour encourager la désobéissance civile et commettre des actes terroristes. La patronne pense qu’il est important d’occuper les autorités.

« Le gouvernement de Rosewater s’est impliqué dans la survie des extraterrestres, a-t-elle déclaré. Il est important de ne pas le laisser souffler. De plus, c’est à ça que sont destinés les fonds dont je dispose. Si nous n’agissons pas, les dirigeants du Nigeria risquent de se poser des questions et d’examiner de plus près ce que je fais. »

Pour Éric, la pluie est apaisante. Sa conscience n’est plus accablée par un bouillonnement de pensées car la pluie perturbe les délicates connexions des xénoformes, sur lesquelles repose son don particulier. Il observe les entailles sur son bras, à l’endroit où s’accroche le tentacule. Il se souvient d’avoir vu des coupures semblables sur la peau de Nuru, le reconstruit de Rosewater dont il a hérité l’appendice. Chez Nuru, des tentacules de différentes tailles émergeaient de ces coupures. Cela signifie-t-il qu’Éric va… en avoir d’autres ?

Il entend sonner son téléphone mobile, qu’il a posé sous un abri proche.

« Agent Sunmola, pouvez-vous venir, s’il vous plaît ? »

Gregory a pris l’habitude de l’appeler ainsi. Éric trouve cette manie plutôt agaçante, mais s’efforce de ne pas réagir. Pour le professeur, toute cette affaire représente une pause excitante dans le cours d’une vie plutôt ennuyeuse. Éric note qu’il n’est pas le seul professeur d’université concerné par le projet.

Le garde lui lance un regard réprobateur quand il entre tout trempé, mais il s’en fiche et marche torse nu dans le bâtiment, laissant une piste humide derrière lui. Cependant, le professeur lui tend une serviette et l’oblige à se sécher avant de pénétrer dans le laboratoire.

« Pourquoi donc m’avez-vous appelé ? demande Éric.

— Ah, vous autres, les Sud-Africains, avec votre drôle d’accent ! Vous croquez les consonnes comme du chocolat. Enfin, bref, vous êtes un réceptif, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Je veux que vous entriez dans mon cerveau.

— Pourquoi ? Vous voulez me tester ?

— Non, pas le cerveau qui se trouve dans ma tête. Le cerveau fabriqué dans ce labo. » Gregory pointe le doigt vers le cérébroïde. Ce n’est pas un cerveau complet, plutôt un assemblage d’amygdale, d’hippocampe et de thalamus. « J’ai détecté de nouvelles impulsions entre les différentes parties. Je veux savoir ce qu’il se dit.

— Je dois me trouver dans la même pièce que lui. Et dans une sorte de dwaal, une sorte de transe onirique.

— Bien sûr. Allez-y. »

Éric attend que les xénoformes se développent dans le laboratoire, au cas où leur effectif aurait été réduit à cause de l’orage ou des conditions hermétiques dans lesquelles le cerveau est gardé. En regardant cet amas de chair grisâtre ressemblant à un champignon mutant d’une trentaine de centimètres, en suspension dans un liquide, il se demande où tout cela le mènera. Il commence à sonder le cerveau comme s’il s’agissait de celui d’un humain.

Sa vision vacille, et il se trouve bientôt plongé dans une tempête parcourue d’éclairs aveuglants, un foutu donderslag, mais il n’aperçoit aucun ciel ni aucune obscurité entre deux fulgurances. Douleur, insoutenable, partout dans son corps, aucun répit, il hurle, oui, mais il n’y a pas d’air, ou très peu, oh mon Dieu, c’est atroce, arrêtez, arrêtez, déconnexion.

Quand il ouvre les yeux, il est attaché sur un lit par des sangles de cuir, un embout d’intraveineuse est planté dans sa main gauche, mais sans être relié à aucune poche de liquide. Il se démène entre ses liens, puis se met à crier. La pièce est vide, à l’exception d’un curieux bric-à-brac : quelques boîtes en carton, des étagères. Il fait sombre, mais c’est parce que l’éclairage est éteint. Éric aperçoit la petite lueur d’une caméra dans un coin.

La porte s’ouvre et Gregory entre. « Vous allez bien, Dieu merci.

— Où est mon bras ? demande Éric.

— De quoi vous souvenez-vous ?

— Où est mon putain de bras ?

— Je vais vous le montrer, mais vous devez d’abord voir quelque chose. »

Il désigne un écran. Éric trouve bizarre de se voir filmé dans le labo par une caméra au plafond. Gregory se tient à côté de lui. Ils parlent pendant une minute, puis Éric se dirige vers le cérébroïde. Il se prend la tête à deux mains, hurle de douleur, puis s’écroule sur le sol, pris de convulsions. Le tentacule se détend, frappant systématiquement tout ce qui se trouve à sa portée, détruisant le cérébroïde, le conteneur, les vitres de protection, les lampes, manquant Gregory de très peu. Le garde, qui avait lorgné Éric de travers, bondit dans la pièce, l’arme au poing, puis exécute une pirouette, frappé en plein visage par l’appendice autonome. À ce moment-là, Éric semble inerte, mais le tentacule continue de s’agiter frénétiquement jusqu’à ce qu’il frappe incidemment la caméra. Éric repousse l’écran.

« Finalement, on a dû employer du gaz, explique Gregory. Il lui a fallu une heure pour se calmer. C’est le problème avec les gars tranquilles dans votre genre. Quand vous vous lâchez… Ouah !

— Très drôle. C’était votre expérience, domkop. Où est mon bras ? »

 

Après qu’Éric a bu un café et retrouvé le tentacule, Gregory l’interroge à propos de l’expérience.

« Je n’ai pu en tirer aucune information, répond-il en se servant une autre tasse. Je n’ai perçu que des décharges électriques le long des neurones. Et une terrible douleur.

— C’est à cause du thalamus. Comme il n’a pas d’entrées sensitives, les connexions se font au hasard. Normalement, il gère les perceptions.

— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? Mon bras a démoli votre cérébroïde.

— Ah bon ? Vous croyez que je n’en ai créé qu’un exemplaire ? Je vous en prie. J’en ai dix-sept. Nous allons vite reprendre le travail. Vous savez, j’ai entendu dire qu’ils développaient des cerveaux de ce genre au Pakistan et à Taiwan, mais ils ne diffusent aucune information sur le sujet. C’est comme pour le clonage humain. Tout le monde le fait, mais personne n’en parle. » Gregory affiche une expression amusée. « Au fait, ce n’est pas un bras.

— Quoi ?

— L’appendice. C’est un tentacule.

— Avec des ventouses disposées sur toute sa longueur », ajoute Éric. Il a pris un ton pédant, mais il s’en fiche.

« Ce ne sont pas de vraies ventouses, mon ami.

— Ouais, et vous portez une perruque. Ça n’empêche pas les gens de dire que ce sont vos vrais cheveux.

— Alakori », dit le professeur. Personne vouée à un mauvais destin.

« Iya e l’alakori ! » réplique Éric. Et ta mère ! Il savoure l’expression surprise de Gregory, qui ne savait pas qu’il parlait yoruba. Éric a passé la majeure partie de sa vie au Nigeria en compagnie de son père, interdit de séjour en Afrique du Sud. À dix-huit ans, ayant obtenu sa liberté, il s’est efforcé d’assimiler l’afrikaans et il a séjourné à Jo’burg dans l’espoir de rattraper le temps perdu. Et définitive, il s’exprime avec un accent bizarre dans les deux pays.

Gregory fait demi-tour et sort un moment de la pièce, puis revient en tenant à bout de bras une bouteille de Jack Daniel’s. « Dites-moi, Éric, vous avez déjà entendu parler de Nearis Green ?

— Je dois dire que non.

— Eh bien, monsieur, je tiens en main le résultat de son expertise. Que diriez-vous de boire un verre pendant que je vous raconte l’histoire de l’esclave qui a enseigné l’art de faire du whisky à Jack Daniel ? »

 

« Que pensez-vous de Gregory ? demande Femi tandis qu’ils dînent dans le restaurant de l’hôtel.

— Je crois qu’il est probablement cinglé, mais dans le genre savant fou.

— Il va mener son projet à bien ?

— Tout dépend de ce que vous entendez par “son projet”, madame. Il est certain qu’il est capable de créer un cerveau artificiel. Quant à savoir s’il fonctionnera, c’est une autre histoire. Pour l’instant, c’est un vrai foutoir.

— Oui, j’ai vu la vidéo. Vous allez bien ?

— Ça va.

— Vous avez été très violent.

— C’est le bras… le tentacule qui s’est montré violent.

— Vous avez besoin de voir un psy ?

— Pas du tout.

— Alors, quoi ? Il y a quelque chose qui vous tracasse ?

— Je veux rester ici. Avec vous. Travailler pour vous.

— C’est déjà ce que vous faites.

— Je pourrais devenir votre bras droit, si vous le voulez. »

Elle se tait pendant une minute. « Cela constiterait en quoi, d’être mon bras droit ?

— C’est vous la patronne. À vous de me le dire.

— Bonne réponse. » Femi hoche la tête. « Bonne réponse, Éric. Mais vous devez bien comprendre qu’il faudra m’obéir sans poser de questions. Vous ne comprendrez pas certaines de mes actions, d’autres vous paraîtront odieuses. Je vous donnerai parfois des explications, parfois non, mais le choix n’appartiendra qu’à moi. C’est compris ?

— Oui. Ne pas vous poser de questions. Me contenter d’exécuter vos ordres.

— Absolument. Et d’abord, je veux que vous passiez une IRM. Je veux m’assurer que vous êtes en bonne santé. La situation va bientôt se corser à Rosewater et j’aurai plus que jamais besoin de vous.

— Bien, madame. Je vais aller voir le service médical. »

Ils finissent de dîner en silence.