26.


À son réveil, Kaaro voit Layi, assis au pied du lit.

« Je parie que ta première pensée est “pourquoi est-ce le frère, et pas la sœur” ? » demande Layi.

Encore assoupi, les yeux mi-clos, Kaaro marmonne : « Qu’est-ce que tu veux ? Quelle heure est-il ?

— Est-il déraisonnable d’être contrarié parce que ces manifestations vont repousser la Marche des fiertés ?

— Ce qui l’est, c’est que tu me parles de ça au milieu de la nuit, réplique Kaaro.

— Je suis triste. Quand je suis triste, ça me donne faim.

— Alors, va dans la cuisine. Et laisse-moi tranquille. » Kaaro tire le couvre-lit sur sa tête et tente de se rendormir. Il est sur le point de sombrer dans le sommeil quand l’alarme d’incendie retentit.

« Bon sang, Layi, qu’est-ce que tu… ? »

Le jeune homme se tient devant le fourneau comme un voleur pris sur le fait. Derrière lui, le mur est complètement roussi. Dans une poêle, de la fumée s’élève d’une masse informe et carbonisée. C’est ce qui a déclenché l’alarme. La flamme du fourneau n’est pas allumée.

« Je voulais juste me faire cuire des œufs. Désolé.

— Tu sais, je pensais que tu allais simplement manger des corn-flakes, comme tous les autres insomniaques du monde entier. Et tu as essayé d’utiliser ton… Tu sais quoi ? Laisse tomber. Mais aide-moi à nettoyer tout ça. »

Yaro aboie. Kaaro pense d’abord que c’est à cause de l’alarme, que l’IA domestique aurait déjà dû éteindre.

« Pourquoi le chien est-il dehors ?

— Il a voulu sortir. Il grattait à la porte et j’ai pensé que je pouvais lui ouvrir pour qu’il… »

Kaaro pose deux doigts sur les lèvres de Layi. « Tu ne devrais pas sortir tout seul. J’espère pour toi que tu n’as pas mis mon chien en danger.

— Je ne ferais jamais ça, objecte Layi.

— Peu importe. Toi, tu nettoies les dégâts, moi, je vais chercher le chien. Tu sais comment nettoyer, au moins ? »

Layi sourit. « Bien sûr. J’adore ça.

— Ne récure pas la poêle sans manche. »

Voulant sortir par la porte de devant, Kaaro se cogne contre le battant, qui ne s’ouvre pas devant lui. Visiblement, l’IA est en panne. À ce moment, Yaro cesse d’aboyer. Kaaro éteint manuellement l’éclairage et ouvre les rideaux. Le chien se tient près de la porte de la grille, où des gens le poussent avec des bâtons. Pourquoi des gens se regroupent-ils dehors à cette heure de la nuit ? Il ouvre la porte avec une clé – une clé ! – et se dirige vers l’entrée de la grille.

« Hé ! Laissez ce chien tranquille ! » s’écrie-t-il.

Au même instant, dans la xénosphère, il entend « C’est lui » et comprend aussitôt qu’il se passe quelque chose. À peine s’est-il jeté sur le sol qu’une balle siffle au-dessus de lui et rebondit sur les marches du perron. Quelque part dans la xénosphère, il sait qu’Aminat a également dû échapper à des tirs cette nuit.

Il sent que le tireur corrige son angle de tir et il se déplace de nouveau, en zigzag, pour perturber la visée de son adversaire. Ce n’est qu’un amateur muni d’une arme de poing et Kaaro n’a pas de mal à rester hors de la ligne de tir, même si son pyjama ne tarde pas à se déchirer contre le sol rugueux.

« Arrêtez, s’il vous plaît, crie-t-il. Je ne veux pas vous faire de mal. »

Il prend le contrôle mental de Yaro et met l’animal en sûreté, malgré les efforts du petit corniaud pour rester près de lui. Bon chien. Maintenant, fous le camp avant d’être blessé.

Soudain, Kaaro perçoit un hurlement. L’homme qui tirait sur lui depuis la grille vient de s’enflammer et lâche son arme.

« Arrête, Layi.

— Il est seulement un peu roussi, répond le jeune homme, qui se tient maintenant sous le porche. Comme un enfant qui ne sait pas pourquoi il s’est brûlé.

— Rentre dans la maison. » Ta sœur n’aimerait pas que des gens remarquent ta présence ou comprennent ce dont tu es capable. « Et appelle Aminat.

— Rien ne fonctionne. Nimbus, les réseaux téléphoniques, tout est hors service. La batterie est chargée, mais il n’y a pas de signal. »

Ce qui signifie qu’il y a un appareil de brouillage, ce qui signifie qu’il ne s’agit pas simplement d’un petit hacker qui s’amuse de chez lui, ce qui signifie qu’ils sont au courant pour Aminat, mais pas pour Kaaro. La dernière fois qu’ils sont venus pour lui, ils portaient des combinaisons spéciales pour se prémunir contre les xénoformes. Kaaro les a tous tués, mais il est apparu plus tard qu’ils voulaient en fait le mettre à l’abri. Cette fois-ci, des coups de feu ont été tirés. L’intention est évidente. Il envoie un appel mental de détresse à Aminat.

Il devrait rentrer dans la maison, la verrouiller manuellement et attendre Aminat. Cependant, Kaaro a été un interrogateur pour le compte du gouvernement et il désire savoir pourquoi on l’attaque. Il s’élance vers la grille. Le tireur gît sur le sol ; sa peau exposée est fumante, il répand une odeur de barbecue, mais il est en vie. Quand il lit dans ses pensées, Kaaro sent son estomac se retourner. Ils sont plusieurs. Il déploie son esprit et les détecte ; deux ont déjà pénétré dans le jardin à l’arrière, quatre autres arrivent par l’ouest.

Et maintenant, Kaaro sait qui ils sont.

Il se précipite dans la maison.

Layi, des criminels approchent. Je vais m’occuper d’eux. Cache-toi.

Il sonde les esprits des deux hommes du jardin et les attire dans la xénosphère, vers un paysage de mercure bouillonnant survolé de nuages corrosifs, où leur chair se dissout tandis que des arachnides extraterrestres bondissent dans leur bouche pour étouffer leurs cris.

Une fois dans l’entrée, il utilise la même clé pour verrouiller la porte et activer manuellement le système de défense, qui ne répond pas.

« Merde, merde, merde ! »

Kaaro s’apprête à glisser une plaque de protection devant une fenêtre lorsqu’il entend un sifflement et perçoit une pensée d’un attaquant. En approche. Toute la façade de la maison est plongée dans une vive lumière blanche et Kaaro est projeté au plafond avant de retomber rudement sur le plancher. Son esprit se déconnecte de ceux des quatre bandits qui se dirigent vers lui. Le pénible sifflement perturbe sa concentration. Il retrouve Layi, sonné mais indemne. Des débris continuent de tomber. Il sent un liquide chaud s’écouler de son oreille gauche. Ai-je subi une fracture du crâne ? Un incendie s’est déclenché dans la maison, mais il ne semble pas trop grave.

« Désolé, Layi », dit Kaaro. Je dois emprunter ton cerveau.

Dans l’esprit de Layi, il se rend maître de la partie qui contrôle la chaleur et sait comment agir grâce à leur entraînement. Son intention est de créer un mur de feu défensif tout autour de sa demeure, pour décourager les assaillants et si possible éviter de les tuer. Il sent son pouvoir jaillir comme un vol de colombes.

Une bulle de chaleur bleutée se forme autour de la maison, aspirant l’air avec un bruit sec avant de s’étendre subitement dans toutes les directions, comme une explosion, détruisant tout sur son passage. Les esprits des quatre bandits s’éteignent en quelques secondes. Ils n’ont même pas eu le temps de crier.

Kaaro tente de maîtriser le feu, mais la bulle d’énergie continue de grandir, brûle tout ce qu’elle rencontre, dévore tout. Il réveille Layi en libérant une dose de cortisol dans son système sanguin.

« Kaaro, qu’est-ce que tu as fait ? » demande le jeune homme. La bulle s’arrête, se dissipe, mais les incendies qu’elle a provoqués continuent leurs ravages.

« Désolé. Ils allaient nous tuer. » Kaaro se relève péniblement. La façade de la maison est détruite, les murs se sont effondrés et il ne reste qu’un montant ici et là. Yaro est en train de japper dans son cagibi protégé ; des voisins essaient de maîtriser les flammes dans leurs logements, d’autres sortent dans la rue.

Layi rejoint Kaaro. « Les communications sont rétablies.

— Bien. » L’incendie a brûlé la xénosphère locale, mais les liaisons se reforment. Kaaro doit sonder son environnement pour…

Il entend le bruit du fusil d’un sniper juste au moment où il perçoit les pensées du bandit, équipé d’un viseur nocturne. Sa riposte est instantanée : il bloque le tireur installé sur un toit à deux pâtés de maisons – ce salaud se préparait à abattre Layi – et pousse son esprit dans la xénosphère. Des vers commencent aussitôt à dévorer de l’intérieur les entrailles du gangster.

Kaaro se retourne vers Layi. « Hé, regarde ce que je viens de… »

Il aperçoit son propre corps.

Son crâne est en miettes. La balle a projeté son cerveau à une soixantaine de centimètres. Il y a moins de sang qu’il ne l’aurait pensé. Layi s’agenouille pour tenir délicatement ce qui reste de sa nuque.

Oh ! Un tir de Krönlein. C’était sûrement un sacré sniper.

Merde. Je suis mort.

Kaaro se met à hurler.