31.


C’est donc ça, l’Amérique, telle que s’en souvient un agent renégat de la CIA piégé dans le Londres de 2012.

Ce n’est pas ce que je m’attendais à trouver. J’ai lu des magazines, vu des clips vidéo, des documentaires et des films. Rien de tout cela ne m’avait préparée à trouver une telle immensité. Du moins dans l’esprit d’Owen, ou dans sa mémoire. J’ignore à quelle époque je me trouve car la xénosphère a du mal à maintenir le présent. Ce dernier n’arrête pas de se briser et de se restaurer subitement. Aussi beau soit-il, ce ciel impossible se craquelle, se reforme, se fissure de nouveau, révélant derrière lui des ténèbres éternelles.

Owen reste immobile à côté de la chaussée bitumée. Il n’y a aucun panneau routier. Des champs plats, couverts d’une herbe brune, s’étendent dans toutes les directions. Aucun animal sur le sol. Aucun oiseau. Il y a du vent, mais pas assez pour faire remuer le corps massif d’Owen. Il semble content, porte une valise qui se change à une ou deux reprises en sac de paquetage, mais conserve sa forme générale.

Owen ne peut pas me voir. Je suis assez proche de lui pour constater qu’il est heureux.

Le vent se renforce et emporte tout. Je dérive dans l’obscurité pendant quelques minutes, puis me retrouve devant un parcours du combattant. Owen est en compagnie de cinq personnes vêtues de tenues d’entraînement qui portent dans le dos les lettres CIA. Il court, saute, rampe, évite des obstacles, grimpe et poursuit son circuit avec une sombre détermination. Puis il s’éloigne, emportant la scène avec lui comme si elle était brodée sur une étoffe. Son geste me fait perdre l’équilibre et j’atterris à Atlanta. Je le sais parce que je me tiens devant un rond-point sur lequel se dresse un panneau bleu, gris et blanc indiquant Centre de contrôle et de prévention des maladies. Dessus, trois lignes stylisées doivent représenter un aigle et deux humains de profil. Peut-être. Ministère de la Santé et des Services sociaux. À l’époque, cet emblème avait dû sembler parfaitement innocent aux concepteurs. Si les Originiens triomphent, les rares humains survivant auront-ils encore besoin d’un ministère pour s’occuper de leur santé ?

Je suis à l’intérieur d’un labo plongé dans une rigoureuse atmosphère de stérilité. Dépassant d’une tête les autres scientifiques, Owen écoute et observe.

« … pas directement nocif, pour autant que nous puissions l’affirmer. Il s’accroche à la peau, creuse ou dévore un passage vers la couche hypodermique, se multiplie, se met à imiter des cellules humaines dès qu’il en rencontre une, en général un récepteur tactile ou un adipocyte. Il faut bien comprendre une chose : il n’existe aucun moyen de le distinguer d’une cellule humaine une fois que la multiplication a commencé. Vous trouverez dans vos mallettes un dossier qui relate en détail les essais auxquels nous avons procédé.

— Trois cent cinquante pages. Oui, je l’ai lu, dit Owen.

— Cette nuit ? C’est impressionnant. Angie a tenté de le rendre aussi ennuyeux que possible pour pousser les lecteurs à dormir.

— Continuez, docteur. Je n’ai pas beaucoup de temps.

— Du calme, j’y arrive. Nous disposons de deux spécimens qui se sont répandus dans l’atmosphère, Lagos1975 et Hambourg1998. Ils sont morts tous les deux, mais restent d’une valeur considérable en raison des informations que nous avons pu glaner. Le Lagos était chétif, ou bien nous n’avons pas su comment le garder en vie. Par contre, Hambourg1998 nous a fourni des données précieuses. Les cellules d’Ascomycetes xenophericus, les xénoformes, sont comparables, mais n’appartiennent pas à la même souche. Apparemment, elles se trouvent ici depuis toujours.

— Depuis toujours ? Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que même si elles sont endormies, on en trouve sur les plus anciens artefacts des civilisations humaines. Elles se trouvent dans l’air et forment un réseau nanoscopique de cellules interconnectées, qui ressemblent à des neurones et enregistrent des données. Hambourg1998 était organique, ne venait pas de notre monde, et a émis des radiations sur diverses fréquences du spectre pendant douze heures avant de s’enfoncer dans le sol. Nos alliés de l’OTAN ont été le rechercher à quarante-neuf mètres de profondeur. Amorphe, prenant la forme de son conteneur, il a vécu pendant dix-huit mois dans un laboratoire de recherche, en employant la fission nucléaire pour se défendre au cours de ses premiers stades de développement. Imaginez des bébés humains qui exhaleraient de l’agent orange. Ils tueraient tous les prédateurs qui les approcheraient. »

Owen acquiesce.

« Il a dévoré tous les récipients dans lesquels les scientifiques l’enfermaient. Il était un omnivore extrême et mangeait le plastique, le bois, le verre, les métaux purs, les alliages et les matières biologiques telles que les os ou les cartilages. Le troisième stade de son développement a produit des phénomènes psychiques. Les chercheurs se sont mis à faire des cauchemars et aucun d’eux n’a pu profiter d’une seule bonne nuit de sommeil. Deux d’entre eux sont devenus psychotiques et se trouvent encore dans des centres spécialisés. Il y a eu trois tentatives de suicide, et un suicide réussi. Ensuite, Hambourg1998 est mort et les problèmes mentaux ont disparu. En tout cas, les plus récents. En fait, nous ne sommes pas certains qu’il soit mort. Tout ce que nous pouvons affirmer, c’est que sa mitose et sa méiose se sont arrêtées. Les cellules ne se divisent plus. Ce que nous prenions pour son matériel génétique est devenu inerte et il a cessé d’absorber son récipient, qui était alors un silo en béton épais d’un mètre cinquante.

— Où est-il, maintenant ? demande Owen.

— Sous nos pieds », répond le scientifique. Il appuie sur un bouton et une image holographique apparaît. Tournant lentement sur lui-même, l’organisme ressemble à une flaque gelée de liquide brun.

« Et vous pensez que c’est ce qui se trouve à Londres ?

— C’est ce que suggèrent nos analyses. Par ailleurs, nous ignorons ce que savent les Chinois, les Russes, les Indiens et les Coréens. Nous ne sommes pas autorisés à partager nos informations. Et eux non plus, de toute évidence. Vous partez pour l’Angleterre ?

— Je pars pour l’Angleterre, confirme Owen. Avec toutes les données que vous pourrez me fournir.

— Alors, que Dieu vous garde, monsieur Gray. Je n’aimerais pas être à votre place. »

L’endroit commence à se fragmenter, mais je fige la scène. J’ai été fascinée par leur discussion et par la sombre pensée de ce qu’Owen va devoir faire. Voilà ce que je cherche, voilà ce que les Américains savent à propos d’Armoise. Je me calme et mémorise tout. Je ne peux pas me servir de n’importe quels terminaux, mais seulement de ceux qu’Owen a utilisés. Quand j’ai terminé, j’ai appris tout ce qu’il savait, ou au moins tout ce dont il se souvenait. Je libère le flux temporel.

Les objets et les interlocuteurs se disloquent, puis d’autres personnes se reforment, dans d’autres endroits. Des édifices en construction, des bâtiments ovoïdes, aussi hauts que des gratte-ciel. Je suis minuscule à côté des machines employées pour les ériger. Owen et moi sommes impressionnés, mais il paraît un peu triste. Il ne montera pas dans l’un de ces vaisseaux – car ce sont des vaisseaux. Non, en fait, ce sont des cités. Dans chacun d’eux embarquera toute la population d’une ville, pour échapper à la xénosphère.

Owen se tourne vers moi, me regarde dans les yeux et déclare : « Tu dois rentrer chez toi, Oyin Da. »

C’est la voix de Nike !

Je lui demande : « Est-ce que Jeunette va bien ?

— Jeunette va très bien. Mais tu dois venir tout de suite. »

Je suis déjà en train de bâtir mon cocon avec les nombreuses pièces métalliques qui se trouvent sur le site de construction. « J’arrive, mais il faut m’en dire davantage.

— Kaaro est mort, m’annonce-t-elle avec la bouche d’Owen.

— Quoi ? Mais comment ?

— Reviens. Je t’expliquerai quand tu seras ici. »

 

Assise dans l’herbe, non loin des restes de mon cocon, je caresse les cheveux de Jeunette en regardant les autres arriver. Je suis surprise de voir que tant de gens ont appris la mort de Kaaro et que cela les touche. Jeunette dessine des motifs dans l’herbe et secoue la tête quand mes caresses commencent à l’irriter. Nike est allongée à côté de nous, les yeux clos, tenant ma main. Nos doigts sont serrés, entrelacés.

« On est là pourquoi ? demande Jeunette.

— Quelqu’un a fini sa vie sur la Terre, répond Nike. Nous sommes là pour lui témoigner notre respect.

— Si la personne est morte, on peut lui montrer du respect n’importe où, non ? Pourquoi il faut que ce soit ici ? » Jeunette continue ses dessins sans lever la tête.

Nike ouvre les yeux. « Nous ne montrons pas notre respect au mort, ma petite colombe. Nous le montrons aux vivants, nous exprimons le chagrin de la communauté. Venir ici, c’est comme faire une promesse, pour dire que, quand ce sera le moment pour n’importe lequel d’entre nous, les autres nous pleureront et ne nous oublieront pas. »

J’ai ressenti l’absence de Kaaro, mais il faut reconnaître que c’était un enfoiré. On prétend qu’il ne faut pas dire de mal des morts, mais ce sont des conneries. On peut dire du mal d’Idi Amin ou de Léopold II sans être frappé par la foudre. J’ai senti le chagrin de la communauté, mais Kaaro reste le garçon qui n’a pas voulu de moi quand il a fallu choisir. Il est vrai que je ne savais pas ce que j’étais à l’époque, et que j’étais attirée par la présence de Nike dans son esprit, mais ce n’est pas moins douloureux.

J’éprouve une sorte de démangeaison mentale. Une tache de lumière bleu clair glisse dans le ciel, un peu comme un tapis volant. À mesure qu’elle approche, je me rends compte qu’elle est beaucoup plus grande que je ne le pensais à première vue, et quand son ombre passe au-dessus de nous, je distingue un grand œil sur sa surface inférieure. J’ai l’impression qu’il se pose sur moi pendant une fraction de seconde avant de poursuivre son chemin. On dirait un cerf-volant de chair garni de tentacules qui flottent dans son sillage. Je croyais qu’elle préférait prendre la forme d’une araignée.

« Regardez qui est là.

— Je sais, dit Nike.

— Pourquoi est-elle venue ? Est-ce que Kaaro n’est pas seulement un de ses… points de référence ?

— Oh, ils ont eu des relations sexuelles, plutôt tendues et sordides. Je n’ai pas envie d’en parler. »

Je lui demande : « C’est elle que nous attendions ?

— Non. C’est lui. » Nike pointe le doigt par-dessus son épaule droite, en direction de quelqu’un qui se trouve derrière elle.

Un homme vient de l’ouest, avec un tentacule en guise de bras. Il parle un peu avec quelques personnes participant à la cérémonie, puis se dirige vers un autre groupe.

« C’est Éric Sunmola, mon amour. C’est l’un des premiers arrivés, et le dernier réceptif encore en vie.

— Je sais qui c’est. Nous travaillons ensemble. »

Nous nous réunissons tous autour du géant, qui n’est plus qu’une statue de bois au visage fracturé, couvert d’une fine couche de sable fin. Il est agenouillé, ses nattes traînent sur le sol. Molara, qui a remis ses ailes de papillon, avance alors pour toucher le géant, qui se brise en éclats de bois. Au centre se trouve un monticule brun veiné de rouge. Il se met à grossir et je commence à me sentir mal à l’aise. À mesure que sa taille augmente, il semble parcouru d’ondulations, comme s’il respirait, et sa surface subit diverses modifications. Je distingue des plumes. Oh.

Il grandit.

Une partie de son enveloppe extérieure rejette les premières plumes et les remplace par de la fourrure. Un grondement sourd se fait entendre, comme un prélude, et s’élève peu à peu en un cri effroyable. Jeunette tire sur ma manche et je la prends dans mes bras. Nous sommes toutes les deux terrifiées.

La tête apparaît d’abord, puis les ailes, qui se déploient d’un bout à l’autre de l’île. La queue du griffon commence à s’agiter, puis il sort ses griffes. Sa tête baissée près du sol observe tout le monde. Ses plumes sont ébouriffées. Il s’accroupit, comme pour bondir.

« Je pense que nous devrions foutre le camp tout de suite, non ? » dit Éric.

Le griffon lance un grand coup de patte et sept personnes sont fauchées dans un jaillissement de sang, si vite qu’elles n’ont même pas le temps de crier. Cinq autres sont projetées au loin par la force du mouvement. Les autres s’enfuient en hurlant. Sauf Molara, qui grossit également et plonge ses nombreuses pattes dans le corps du griffon. Cette attaque le fait visiblement souffrir, mais pas très longtemps. Il arrache les pattes plantées dans sa peau et les dévore. Quand Molara hurle, Jeunette se met à vomir.

J’appelle le cocon à moi et il se referme tout juste au moment où la queue du griffon s’abat sur nous. Le métal tient bon et résiste à trois autres coups. Je prie quand même Ogun de nous aider.

Nike semble stupéfaite. « C’est quoi, ce bordel ? »