32.


La richesse ne signifie pas grand-chose pour Lora.

Elle est assise dans le salon d’un penthouse, au milieu d’une réception qu’elle a financée, tenant une coupe du vin le plus cher, le derrière posé sur le plus moelleux des coussins. Les invités bavardent, se soûlent, copulent, débattent, se vantent de l’argent qu’ils ont accumulé, mais Lora n’est pas impressionnée. Elle ne peut pas dormir dans plusieurs lits à la fois ni manger plus de nourriture qu’un humain est capable d’en engloutir. Elle utilise les services d’un conseiller afin de savoir ce qu’elle doit faire de son argent, qui lui apporte encore plus d’argent.

Comme elle ne comprend pas pourquoi elle possède autant, alors que d’autres ont si peu, ou rien du tout, Lora subventionne de manière anonyme un programme d’impression de maisons 3D pour les pauvres, chaque logement étant conçu avec intelligence pour maximiser l’espace et offrir un cadre de vie élégant. Personne n’y emménage. Selon une rumeur qui circule chez les pauvres, ces maisons seraient hantées, ou constitueraient des pièges. On vous met d’abord à l’aise, et ensuite, au milieu de la nuit, on kidnappe vos enfants pour les sacrifier dans des rituels. Non merci. Le complexe d’habitation est en train de pourrir à l’est de Rosewater, et il pourrait aussi bien être hanté car le bruit du vent qui s’engouffre dans les pièces vides fait songer à des fantômes.

Ils font la fête pendant que Rosewater brûle. Lora ne sait pas pourquoi. C’est peut-être une réaction du genre « car demain nous serons morts ». Elle repose son verre de champagne et s’en va.

 

Elle aperçoit dehors un rassemblement et pense d’abord qu’il s’agit d’une manifestation, mais c’est en fait une procession religieuse. Elle rejoint les participants et marche au milieu d’eux. Les gens sourient et chantent ; ils lui donnent une feuille de palmier et elle imite leur danse. Un enfant est perché sur le cheval qui se trouve en tête du cortège, guidé par un adulte. Le gamin est coiffé d’une couronne en feuilles de palmier tressées. Deux géants marchent derrière l’animal. Des jumeaux, chacun portant un habit noir à queue de pie et un haut-de-forme, une canne à la main. Leurs visages, poudrés de blanc, arborent une fausse moustache en guidon de vélo.

Elle se souvient de sa réponse à une question de Boderin.

Les choses que je ne peux pas ressentir :

Tes yeux sur moi.

La honte.

La peur.

Le désir.

Le besoin de déféquer.

L’intoxication.

Un vacarme la ramène à la réalité. Le cheval vient de trébucher, projetant l’enfant sur le sol. L’animal ouvre de grands yeux en basculant de côté. Lora perçoit alors la deuxième détonation. Elle se remémore les tirs, pendant la guerre et lors d’un attentat contre Jack. C’était le même bruit que celui qu’elle entend maintenant. Des gens commencent à tomber autour d’elle et il n’y a aucun endroit où se cacher. Lora est d’abord touchée à la cheville et s’écroule. Les balles suivantes la touchent en pleine poitrine, puis sur le côté du cou. Ses fonctions sont endommagées. De nombreux signaux d’alerte s’allument dans son champ de vision. Elle appelle Jack au téléphone et attend que sa conscience se réduise à un point minuscule.