33.


Jack regarde Hannah, qui essaie de nouvelles boucles d’oreilles. Comme elles ne lui conviennent pas, elle les repose et cherche une autre paire. Dans le miroir, son reflet paraît plus contrarié que son véritable visage. Les mots se bousculent dans le crâne de Jack, mais il ne s’est pas encore senti capable de lui parler. Il reste assis, à un mètre de la coiffeuse, après plusieurs vaines tentatives pour engager la conversation.

Il se souvient de leur première rencontre. En 2056, elle était étudiante en droit et participait au concours de Miss Calabar ; lui, citoyen actif, impliqué dans la ville naissante de Rosewater. Chacun portant un casque de protection, Jack, Lora et Victor Ocampo se tiennent autour du ganglion sud, encore nu à l’époque, tandis qu’un expert leur explique son fonctionnement.

« … énergie chimique transformée en énergie électrique, comme pour une cellule. Les extraterrestres tirent divers produits chimiques du sol afin de les utiliser. »

Ocampo semble écouter le topo, mais il a une légère gueule de bois – la faute à Jack, qui lui a fait goûter la veille le plus moelleux des whiskys, sachant qu’il avait un faible pour cette boisson. Cet exposé ne lui est fait que pour la frime, car Jack sait déjà qu’Ocampo construira les inverseurs dont Rosewater a besoin, même si cela prendra trois ans. Il le sait parce qu’ils se sont déjà serré la main au-dessus des verres de whisky.

Puisque aucun d’entre eux n’écoute, Jack laisse vagabonder son regard et ses pensées. Quelques personnes prennent des photos. Qui donc peut se faire photographier près d’un ganglion ? Six ou sept femmes en maillot de bain, évidemment. Qu’est-ce qui se passe ? Jack se fraie un chemin à travers le troupeau de mâles excités et il découvre Hannah – qui l’aperçoit au même instant. Non, leurs regards ne s’accrochent pas ; Jack n’entend pas des airs de violons ou des arpèges de harpe. Mais il la fixe longuement. Il reconnaît le photographe, une célébrité dont l’image apparaît plus souvent que ses œuvres dans les chroniques mondaines. Tona Ibidun. Jack aimerait dire qu’il le déteste, mais, en vérité, l’homme le laisse indifférent. Leurs destins ne se croisent pas. En tout cas, jusqu’à présent.

Jack suit les jeunes femmes qui gloussent, les assistants portant les projecteurs, et le grand artiste. S’il remarque sa présence, le photographe n’en montre rien. Plus tard, Hannah avouera qu’Ibidun lui avait murmuré : Tu as un admirateur.

Jack les suit tout le jour durant, sans oser approcher. Quand le soir tombe, toute l’équipe monte à la file indienne dans un bus luxueux. Jack se campe devant la fenêtre d’Hannah et éclaire son propre visage avec une lampe torche afin qu’elle puisse le voir. Elle baisse la vitre.

« Nous pouvons parler ? demande-t-il.

— Le temps que le bus se remplisse, répond Hannah. Ensuite, nous retournons à Calabar.

— Vous êtes très…

— Ne me dites pas que je suis très belle. Je pose pour un concours de beauté. Je sais que je suis jolie. »

Merde.

« Je… Je suis Jack Jacques. Je manque un peu de poésie, temporairement, parce que je consacre toute mon énergie à développer cette belle ville. »

Le regard d’Hannah glisse sur les cabanes minables, puis revient se poser sur Jack. Elle soulève un sourcil.

« Ce n’est pas grandiose pour le moment, juste une image de fond pour vos photos, mais si vous pouviez voir ce que je vois, vous n’auriez plus envie de partir.

— Dites-moi ce que vous voyez, dit-elle.

— Des routes bien droites, des réverbères, des immeubles, un quartier d’affaires, des industries, une distribution électrique sans coupures, sans parler d’une cathédrale qui rivalise avec celle de Lagos. Des magasins de luxe. Je veux une ville sûre et chaleureuse, d’où la pauvreté aura disparu. Et qui offre la santé pour tous. Ça, nous l’avons déjà.

— Et qui fera appliquer la loi ? demande Hannah.

— Pardon ?

— Je suis étudiante en droit. Si vous voulez attirer des gens comme moi dans votre cité utopique, mieux vaudrait qu’il y ait des tribunaux.

— La vie sera peut-être si juste que nous n’en aurons pas besoin. »

Le bus démarre.

« Votre temps est écoulé, dit-elle.

— Attendez ! Comment pourrais-je… J’aimerais vous revoir. »

Elle laisse échapper un rire. « Vous croyez m’avoir déjà vue ? Vous croyez que c’est moi ? »

Il reste debout dans le nuage de poussière du bus qui s’éloigne, songeant au timbre de sa voix, convaincu qu’il doit l’entendre de nouveau.

Il regarde l’élection, voit Hannah obtenir la seconde place, et consulte le portail Nimbus de l’université de Calabar. Elle y est inscrite.

Le premier jour du trimestre, il attend sur les marches de la faculté de droit. Hannah ne paraît pas surprise de le voir.

« Vous avez mis le temps, Jack Jacques de Rosewater, dit-elle. Mais je savais que vous y arriveriez. »

Et c’est ainsi que tout commence.

Ils discutent et finissent par s’apprécier devant un plat d’edikaikon – ce qu’on mange traditionnellement quand on visite Calabar.

Maintenant, en 2068, il y a l’amour et les procès ; les émeutes sont loin de l’utopie qu’il avait imaginée.

« Hannah, je dois te parler », dit Jack. Ses mains serrent fortement les accoudoirs de son fauteuil. Il constate qu’elles deviennent plus claires à cause de la crispation et son épouse le remarque également.

« Quoi ? Tu préfères les autres boucles d’oreilles ? » Malgré cette question frivole, il comprend qu’elle sait ce qu’il veut lui dire.

« Nous devons parler du procès, déclare Jack.

— Merde ! Jack ! Tu avais promis.

— Ça fait trop de dégâts.

— “Nous ne devons jamais parler du travail.” C’étaient tes propres paroles. C’est toi qui l’as proposé. Pas moi. » Hannah a maintenant du mal à contenir son venin ; elle écarte ses mains ouvertes. Elle reste debout, ne renonçant pas à l’avantage psychologique de le dominer.

« Tu as sapé mon autorité, Hannah. Bien plus qu’aucun de mes ennemis ne l’aurait pu. Nous devons en parler.

— “Peu importent les conséquences.” Ça aussi, tu l’as dit.

— C’est différent.

— Oh ! Il y a donc des conséquences qui sont importantes.

— Oui, bien sûr. Toi et moi, nous sommes censés former une équipe. Tu le savais… Tu sais ce que j’essaie d’accomplir ici. Tu as tout démoli.

— C’est vous qui avez gagné le procès, monsieur le maire.

— Oui, mais maintenant vous lancez dans le domaine public des informations que vous, l’épouse du maire, aurez dû me donner il y a des années.

— Je t’ai toujours dit que les réanimés étaient vivants. Je n’ai jamais changé d’avis sur le sujet. C’était notre désaccord le plus profond.

— Dire des vérités ne signifie pas que tu dis la vérité, Hannah. Ma chérie. Je ne sais vraiment pas si tu cherches à me tromper ou à te tromper toi-même. Pendant toutes ces années, tu m’as dit que tu croyais que les réanimés étaient encore vivants, alors qu’en fait tu le savais. Toi et ton équipe, vous avez gardé ça en réserve, sans m’en parler. Alors que je ne t’ai rien caché. Rien. Je t’ai tout dit, oui, peu importent les conséquences, et tant pis si le monde entier s’écroule. C’était notre accord. »

Hannah reste silencieuse ; les muscles de ses joues frémissent sous son maquillage impeccable.

« J’ai conclu un pacte avec les extraterrestres, Hannah. Je leur ai vendu ce que je croyais être des cadavres. Tu me l’as reproché, mais sans me dire pourquoi. Tu m’as donné une raison, mais pas la véritable raison. Nous sommes entrés en guerre. Si seulement tu m’avais parlé d’Olubi Inuro, ce seul cas aurait pu faire la différence. »

Hannah chuchote quelque chose.

« Quoi ?

— Je disais : il n’était pas le seul.

— Combien…

— Vingt-trois. »

Avant que Jack ait l’occasion de répondre, son téléphone signale un appel prioritaire. Il s’agit d’un message automatique.

« Si vous écoutez ce message, Lora Asiko a été endommagée. Si vous écoutez ce message, Lora Asiko a été endommagée. Si vous écoutez… »

Merde.

Il roule jusqu’à sa table de chevet, ouvre le tiroir du haut et prend son bracelet, qui se synchronise avec son implant en moins d’une minute.

Bonsoir, monsieur le maire.

« Code d’urgence 30974 », dit Jack.

Recherche immédiate de Mlle Asiko. J’ai prévenu tous les services. Vos gardes du corps sont en route et devraient arriver d’ici trois minutes.

« Préviens aussi Aminat. »

Indisponible.

« Essaie encore. »

Indisponible.

« Bon. Contacte Dahun, et cette fois, ne me dis pas…

— Tout va bien, monsieur le maire ? » demande Dahun. Il semble se trouver dehors, quelque part.

« Ça va. Quelque chose est arrivé à Lora. Et je n’arrive toujours pas à joindre Aminat.

— Monsieur, vous n’avez pas écouté les nouvelles, n’est-ce pas ? »

Non. En dehors de ses heures de travail, Jack instaure un black-out sur les médias et fait confiance à Lora pour le prévenir s’il se produit un événement grave.

« Qu’est-ce qui se passe ?

— Les synners. Une fusillade contre la foule. De nombreuses victimes. Je suis en train de m’y rendre.

— Où est Aminat ?

— Je ne sais pas. Elle m’a demandé d’arrêter Taiwo et je ne l’ai plus revue depuis. Que voulez-vous que je fasse ?

— Trouvez Lora. Je vous envoie des infos pour la localiser.

— Bien, monsieur. J’essaierai.

— Non, n’essayez pas, Dahun. Trouvez-la. »