Pour moi, c’est plutôt inattendu.
Le griffon continue de cogner sur le cocon et l’étroite visière ne me permet pas de voir où nous allons. En plus, l’image bouge frénétiquement. Les hurlements de la bête sont assourdissants.
« Maman ? » dit Jeunette.
Je la vois par intermittence, comme Nike. Je sais ce que j’ai à faire.
« Je vais sortir.
— Non, tu ne vas pas sortir », réplique Nike d’un ton moqueur.
Le cocon s’arrête subitement. Il s’enfonce d’un côté, probablement là où il a été bloqué. J’aperçois au-dehors un affleurement rocheux, un ciel gris, mais c’est tout. J’entends encore le griffon. Je m’avance péniblement vers le faux tableau de commande et trouve ce que je cherche : un fusil de chasse. Je ne sais pas me servir d’autres armes. Je le charge.
J’embrasse Jeunette sur le front, Nike sur les lèvres, et je me prépare à ouvrir la porte.
« Je sais que tu ne m’écouteras pas, dit Nike, mais sois prudente.
— J’essaierai. »
J’ouvre le cocon, je sors et referme la trappe derrière moi. Le griffon est plus gros qu’un éléphant. Si énorme que j’entends son souffle et les battements de son cœur. Il ne fait pas attention à moi, occupé qu’il est à manger le sol. Il saisit des morceaux de roche, les écrase dans son bec, puis redresse la tête pour les avaler avec l’aide de la pesanteur. Je remarque seulement à cet instant que son aspect rapace est celui d’un aigle martial, avec des plumes blanches sous le ventre et plus sombres sur le dos.
Ce festin, ce qui reste… Quand les gens parlent de néant, il s’agit spécifiquement de l’absence d’une chose, ou de l’obscurité. Dans cet endroit que dévore le griffon, il ne reste que le véritable vide, l’absence absolue. Le rocher est arraché du sol et à sa place… rien. Aucune couleur, aucune lumière. Tenter d’observer ce vide perturbe le regard et donne la nausée car il est évident que quelque chose ne va pas dans cet environnement.
Je ferais mieux de me cacher dans mon cocon métallique et d’attendre, mais ma famille est réfugiée à l’intérieur et je dois refouler ma peur. Maintenant, la créature me voit et me fixe de son œil, sans cesser son activité. Le cocon se trouve en hauteur, coincé entre deux rochers et le flanc de la montagne. Je descends une saillie, baisse les yeux vers le griffon, qui se trouve environ à trois cents mètres. Il ne cherche pas à me manger – je ne suis pour lui qu’une miette. Cependant, quelque chose dans son regard me donne à penser qu’il préfère les proies pensantes et qu’il ne se contente pas de détruire aveuglément ce qui l’entoure.
On peut tuer n’importe quoi avec un fusil de chasse.
C’est ce que disait mon père, et c’était vrai à l’époque. Ce n’est plus le cas.
Mon plan consiste à sauter et à viser les yeux, avec l’espoir de l’abattre. Je n’en ai pourtant pas l’occasion car j’entends à cet instant, au-dessus de moi, un hurlement puissant qui évoque un cri de guerre. Une autre créature fonce et j’aperçois brièvement un entrelacs de membres et de métal.
Avant de bien comprendre ce que je vois, Jeunette a déjà atterri sur le dos du griffon et planté deux lances dans son plumage.
« Quoi ? Jeunette, ramène ton petit cul ici. Tout de suite ! » Ma voix s’étrangle, mais cet infime morceau de chair et d’os continue de frapper le griffon et semble réussir à le blesser.
« Laisse-la », dit Nike. En relevant les yeux, je distingue sa tête par une nouvelle brèche dans le cocon.
« Ce n’est qu’une enfant », lui dis-je.
Nike secoue la tête. « Ni toi, ni moi, ni Jeunette ne sommes vivantes. N’oublie pas ça, Oyin Da. Et surtout, Jeunette est un pur produit de la xénosphère. Elle n’a jamais été humaine comme toi et moi. C’est une idée incarnée, qui sait bien mieux que nous comment survivre dans cet univers. Ce dernier n’est pas réel, mais nos esprits en font un fac-similé du monde vivant que nous avons connu sur la Terre et nous suivons les mêmes règles que celles que nous connaissions, bien qu’elles ne soient pas nécessaires. Nous le savons, d’un point de vue intellectuel, mais nos esprits continuent de réprimer ce qui ne correspond pas à notre conception ontologique. Jeunette, par contre, n’est pas limitée par de telles restrictions. Observe-la. »
Jeunette extrait des armes de ses tatouages et les lance contre le griffon, qui semble à la fois souffrir et être désorienté par cet assaut. Tous les javelots qu’elle lui lance font mouche. Il lui suffit de frotter ses bras pour faire apparaître de nouvelles armes autour d’elle. Elle les saisit dans l’air et attaque le griffon. Celui-ci décide d’en finir, mais se défend contre Jeunette sans violence.
Il agite les ailes pour la repousser. Elle tente de résister, mais ne peut plus avancer. Des filaments de chair sortent de ses jambes et s’accrochent aux rochers comme des ancres. Elle ressemble maintenant à une plante constituée de chair. Une fois que le souffle des ailes ne peut plus la chasser au loin, Jeunette ouvre la bouche. Un rayon de lumière violette en jaillit et brûle la moitié de la tête du griffon. Il pousse un hurlement, replie ses ailes et saute de la montagne pour plonger dans les brumes, où il disparaît. Des plumes roussies retombent lentement à l’endroit où il se trouvait un instant plus tôt.
Ma fille tient une masse d’armes dans chaque main ; elle est entourée de poignards, de gourdins, de marteaux et de faucilles – des armes comparables à celles de ses tatouages. Elle m’aperçoit.
« Salut, maman. »
Je ne sais pas si je dois l’embrasser ou la gronder.
Nous nous rapprochons toutes les trois de la brèche créée par le bec du griffon.
« Oyi n’ko mi », dit Jeunette. J’ai le vertige.
« Alors, ne regarde pas, répond Nike. Mais c’est vraiment curieux.
— Le griffon n’a pas détruit l’idée de la montagne qui supportait sa représentation. On ne peut pas éliminer complètement une idée. Il arrache les bases sur lesquelles nous fondons notre imagination.
— Je ne comprends pas, reconnaît Nike.
— Regardez ! s’exclame Jeunette. C’est super ! »
Chaque fois qu’elle bouge le bras, de minuscules étoiles scintillent dans le sillage de son mouvement. Ce n’est pas super.
« Je crois qu’il a trouvé un moyen d’endommager la xénosphère.
— Kaaro s’est toujours montré aussi féroce ? demande Nike. D’ailleurs, sommes-nous bien certaines que c’est lui ? »
Je précise : « Il n’était pas si féroce.
— Jeunette a dû le combattre.
— Oui, et il a contrôlé sa riposte. Il a pris soin de ne pas la blesser, alors qu’il aurait pu le faire.
— Non, il n’aurait pas pu, réplique la fillette.
— Oh, si, je t’assure, lui dis-je. Je pense que c’est bien Kaaro, et que le griffon n’est qu’un déguisement utilisé pour cacher ses véritables intentions.
— Quelles intentions, à part détruire notre monde ? »
Je ne connais pas la réponse à cette question. Tout cet espace est un produit de notre imagination, construit à partir de souvenirs que nous avons acceptés d’un commun accord et enseignés à Jeunette au fil du temps afin qu’elle trouve cet environnement naturel. Je suis intégrée si profondément dans cet univers mental que je l’ai considéré comme réel, au sens physique et terrestre. Si je ne suis qu’une construction psychique et mémorielle, tels Hugin et Munin, je dois être capable de discerner les couches profondes. Et j’y arrive. Je ferme les yeux. C’est ce que nous avons fait, Nike et moi, avant mon voyage en Amérique.
Je vois les passages psychiques, les filaments des xénoformes réticulaires qui se nouent. Mais je vois également des défauts, des endroits où les liens sont brisés, des globules qui tentent de réparer les xénoformes abîmées ou absorbent celles qui sont devenues inutilisables. Ces dernières sont beaucoup plus nombreuses qu’avant. Je perçois le griffon sous la forme d’une boule de lumière qui parcourt les chemins mentaux et endommage les cellules au passage. Comme Hamlet, les cellules portent le germe de leur propre destruction dans des lysosomes, des sacs de poison. Le griffon persuade les cellules de s’associer aux lysosomes et de libérer plus de trente substances qui dissolvent les xénoformes.
Mais la xénosphère est vaste et le griffon est seul.
Je vois les dommages se propager, même sans l’influence directe du griffon. Ils se répandent comme une maladie. Je vois ma fille percée de trous minuscules dont elle n’a même pas conscience. Elle est agenouillée au bord du gouffre et s’efforce de réparer le monde, de repousser le vide. C’est une attitude admirable, mais elle est trop petite, et c’est trop tard. La simple restauration de quelques centimètres carrés de xénosphère exige toute son énergie.
Je dois retrouver Owen Gray, découvrir les autres informations qu’il détient. Malgré mes efforts, je n’arrive plus à voyager dans le temps. Je suis bloquée par les dégâts que commet Kaaro.
Très bien. Essayons autre chose.