Koriko est assise sur un toit en compagnie de sa murène, qui joue avec une sauterelle qu’elle essaie probablement de manger. D’ordinaire, les sauterelles ne montent pas aussi haut, mais la végétation qui recouvre les immeubles de Rosewater provoque d’étranges comportements chez toutes sortes d’arthropodes.
Des gamins s’amusent à escalader les plantes grimpantes qui poussent sur les façades et sautent d’un bâtiment à l’autre. En les regardant, un étranger pourrait les trouver courageux, mais ils agissent seulement de manière téméraire parce qu’ils savent qu’ils seront guéris s’ils se blessent. Ils vivent à Rosewater, après tout.
Ces adolescents ignorent que, s’ils chutent, s’ils se brisent les membres, ils devront guérir à l’ancienne manière, à la dure, se faire remettre les os en place et prendre des antibiotiques – au cas où il resterait un personnel médical qualifié dans les limites de la ville. Koriko souhaite presque qu’ils tombent, rien que pour voir ce qui se passerait. L’expression effarée de leurs visages. Puis elle se reprend. Elle n’est pas comme ça. Elle ressent seulement de la colère à l’idée de ne plus pouvoir accomplir sa tâche.
« Il se peut que les gens aient seulement peur de vous parce que vous possédez de grands pouvoirs, dit le reptile. Vous pouvez contrôler votre apparence. Vous devriez peut-être paraître plus humaine et manifester un peu moins votre puissance. Qu’en pensez-vous ?
— Je refuse. J’ai une fonction, une responsabilité. Ils se mettent en travers de mon chemin.
— Mais vous ne savez pas si c’est à cause des humains », objecte le reptile. Son IA a été grandement améliorée depuis qu’il a été réparé.
« Il n’y a pas d’autre explication, répond Koriko. Mais Lua continue son enquête. »
Un des jeunes grimpeurs lâche prise et tombe en gigotant pour se rattraper. D’une main, il parvient à saisir une branche et son corps se balance dans le vide. Il se met à rire, complètement inconscient du danger. Toute une génération d’enfants devra apprendre à affronter les risques quotidiens et comprendre qu’il existe des menaces telles que les infections et le tétanos. Pour la première fois, Koriko se rend compte que les habitants de Rosewater sont des gens gâtés et qu’ils auront du mal à vivre ailleurs.
Elle tente vainement de se connecter à la xénosphère. Elle examine ensuite son lien avec Armoise ; la liaison persiste, mais le crampon reste silencieux et elle perçoit seulement qu’il est éveillé.
Pourquoi ne veux-tu pas me parler ? À cause de toi, je suis obligée de parler avec une machine. Une machine humaine ! Parle-moi !
Armoise ne lui répond pas.
« Le maire prononce une allocution, annonce le reptile. C’est une retransmission. Désirez-vous l’écouter ? »
Koriko acquiesce.
Elle comprend ce que le discours implique et bloque ses récepteurs de douleur.
Elle s’adresse à Armoise.
Coupe l’alimentation de tous les ganglions. Tout de suite. Surcharge ceux qui sont équipés d’un convertisseur.
Koriko saute en bas de l’immeuble, frôlant l’adolescent stupéfait. Elle fendille l’asphalte en atterrissant sur la chaussée, se brise le bassin, les deux fémurs et le tibia de la jambe droite, mais ses os guérissent automatiquement. Le reptile descend plus lentement et Koriko attend qu’il la rejoigne et s’enroule autour d’elle. Elle réactive ensuite ses récepteurs et apaise la douleur par un complément d’anandamide.
« Où allons-nous ? demande le reptile.
— Passer la nuit en ville. »
Les Nigérians sont habitués à subir chaque jour plusieurs coupures de courant. Ce n’est pas le cas des citoyens de Rosewater. Koriko entend au loin l’explosion d’un inverseur Ocampo. À mesure que le soir tombe, l’obscurité s’installe sur une cité dont les habitants n’achètent même plus de bougies, sinon pour des fêtes votives ou des pratiques sexuelles. Semblant surgir de nulle part, des flotteurs apparaissent et partent en chasse. Ils savent manifestement qu’ils ne doivent pas s’en prendre à Koriko. Leurs sacs à gaz diffusent dans l’air des odeurs d’ozone et d’œuf pourri. Elle entend déjà les hurlements des victimes. Cependant, la terreur ne durera pas longtemps. Un flotteur adulte est capable de tuer de nombreux humains, mais pas d’ingurgiter plus de quelques kilos de viande en une journée. Et ces créatures ne tuent que pour se nourrir. Certaines s’attaqueront aux chiens errants et aux hyènes. Tandis que les flotteurs remontent pour manger, une pluie de sang s’abat sur la ville et arrose Koriko, qui marche dans les rues.
Le bruit des carcasses abandonnées qui frappent le sol évoque un accompagnement de percussions. Les flotteurs vont s’éloigner comme un mauvais vent et s’installer quelque part pour digérer. On entend un ou deux coups de feu. De tentatives futiles pour décourager les attaques des monstres.
Avec la coupure d’électricité, le réseau de gestion du trafic tombe en panne ; les voitures, les fourgonnettes et les camions se télescopent ou percutent des immeubles. Des incendies se déclenchent, mais, comme les pompiers utilisent des véhicules sans pilote, ils n’atteignent même pas les petits foyers. Des bâtiments s’embrasent et illuminent la nuit.
Un humain se heurte à Koriko, affolé par l’obscurité et par une attaque de flotteur. En fait, il y a deux humains. Plus ou moins. Le premier est constitué d’une paire de jambes et d’un torse d’où semble émerger le second. Ce dernier possède des jambes atrophiées qui pendouillent, donnant l’impression qu’il est assis sur l’autre humain. Ses bras sont de taille normale. Seul le second est doté d’une tête et il paraît terrifié. Il hurle quelque chose à l’adresse de Koriko et semble s’être perdu dans les rues sinueuses. Il se jette contre un petit groupe d’humains que Koriko n’avait pas remarqué. Une quinzaine ou une vingtaine de personnes, qui ont l’air de la suivre. Comment y parviennent-ils dans la pénombre ?
« Qu’est-ce que vous espérez ? demande le reptile.
— Quand Jack Jacques aura pris connaissance du carnage, il inversera ce qu’il a fait à la xénosphère.
— Et s’il disait la vérité ? S’il ignorait ce qui s’est passé ?
— Arrête de parler, s’il te plaît. » Elle apprécie la présence du serpent, mais ne veut plus affronter un autre désaccord. Son incapacité à récupérer les cadavres la met de mauvaise humeur. Elle distingue les corps à moitié dévorés – elle n’a pas besoin pour ça de l’ensemble du spectre visible – et elle a conscience du gâchis. Ils pourriront avant de pouvoir être soignés et récupérés. Le robot a tort. Koriko doit montrer davantage de puissance. Il faut que les dirigeants humains la prennent au sérieux.
Elle fait savoir ce qu’elle souhaite à Armoise, qui répond immédiatement.
Je ne veux pas faire cela.
« Je me moque de ce que tu veux ! » Une partie de son esprit enregistre l’effroi des humains qui la suivent. Un ou deux s’agenouillent pour se mettre à prier. À la prier.
Fais-le tout de suite.
Son action commence par des lueurs vacillantes et un grondement lointain. Les deux phénomènes s’amplifient, le fracas devient douloureux pour les humains et fait vibrer leurs os. Des crevasses apparaissent dans le sol, qu’il soit pavé ou non. La terre tremble et s’ouvre. Des bâtiments se brisent, s’écroulent pour former des amas de décombres dans toute la ville. D’épais nuages de poussière s’élèvent et obstruent les poumons des gens.
Des pseudopodes d’Armoise émergent des anfractuosités, tels des doigts énormes, mesurant près de deux mètres, et restent dressés vers le ciel comme une multitude de monuments dédiés à la fureur. Ils sont si nombreux que même si les véhicules fonctionnaient le trafic serait interrompu.
La plupart des habitants sont maintenant sortis dans les rues, effarés, désorientés, s’efforçant d’éviter d’autres dommages, se demandant pourquoi leurs blessures ne guérissent pas comme d’habitude.
Son ancienne personnalité humaine aurait été affligée par ce désastre, mais Koriko s’est débarrassée autant que possible d’Alyssa Sutcliffe. Elle ne ressent plus rien pour les humains. Elle ne veut plus rien ressentir pour les humains.
Mais…
La vue des corps brisés ou brûlés éveille quelque chose en elle. Peut-être est-elle allée trop loin. Peut-être les humains n’ont-ils pas altéré la xénosphère.
Alors, qui…
« Hé ! »
Derrière elle. Aminat.
« Comment m’avez-vous retrouvée ? demande Koriko. Vous m’apportez un message de votre dirigeant ? »
L’humaine sourit. « Vous savez, je vous aimais bien, au début, quand vous veniez d’arriver. Une petite fille perdue, une prophétesse de l’espace, essayant de trouver ses marques. Grâce à cette… personne, je vais vous donner une chance de faire ce qui est juste. Retirez-vous. Tant pis si vous ne voulez pas nous fournir vos soins ou votre putain d’électricité, mais détruire la ville est un acte de guerre. Retirez-vous ou nous allons vous massacrer.
— Ça suffit, Aminat. Je sais que vous avez tué un de mes prédécesseurs, mais il était malade et épuisé à l’époque. Je ne suis pas Anthony.
— Je sais très bien que vous n’êtes pas Anthony. Je l’aimais bien. » Aminat est perchée sur des gravats, dominant un peu Koriko, tenant des armes qui peuvent blesser des humains.
« Je me souviens de notre dernière rencontre, Aminat. Votre frère a carbonisé mon corps à ce moment-là. Ce nouveau corps ne peut plus s’embraser.
— Oh, je ne vais pas vous brûler. Alors, c’est non ? Dernière chance, votre verdeur. Arrêtez ce que vous faites.
— Vos fanfaronnades ne…
— Adieu. » Aminat lance une application sur son téléphone.
Koriko s’attend à une sorte de frappe aérienne, mais le reptile… il… son corps se déroule, se scinde. Quelque chose de gélatineux à l’intérieur, contenu dans une membrane, éclate et asperge Koriko.
« Désolée, dit Aminat. Je vous avais prévenue. »
Armoise perçoit ce que c’est et se retire si rapidement que le sol tremble et fait tomber Koriko. Et son corps…
« Qu’avez-vous fait ? Qu’est-ce que c’est ? » Ses os s’affaissent sous son poids pourtant insignifiant, du sang gicle de ses yeux, les pierres qui ornent son corps tombent sur le sol. Elle se décompose.
Sa dernière vision est celle de ses adorateurs qui gémissent et maudissent Aminat, puis sa conscience se replie au cœur d’Armoise, où elle attend de retrouver un nouveau corps.