46.


«C’est ce que vous avez vu chaque fois que vous avez visité la Terre ? me demande Kaaro. Le jour où je vous ai suivie dans le Lijad, ou quand nous sommes allés chercher Tolu ensemble ? »

Nous nous tenons sur une colline dominant la ville, mais l’image est parcourue par des lignes d’énergie ; la force vitale d’Armoise et la xénosphère se superposent à cette vision, comme pour dessiner une carte de la véritable structure de la réalité. Tout ce qui vit s’éclaire de nuances jaunes et vertes – et l’extraterrestre répand sa lueur vive dans les profondeurs de la terre. La tour de forage pénètre son flanc de manière obscène, dans le vacarme continuel de son piston.

« Je pensais que tout le monde considérait les choses ainsi, dis-je. Avant de comprendre que j’étais morte.

— Ça devrait être troublant, mais ça ne l’est pas. » Kaaro regarde sa main, la fait tourner. Je ne sais pas ce qu’il voit, mais sa main et tout son corps sont constitués d’impulsions électriques dans la xénosphère. Anthony l’appelait autrefois un extrapolateur ; maintenant, c’est un fantôme. Comme moi.

« Nous devons nous rendre à Arodan. Ils nous attendent.

— Je vous suis », déclare Kaaro.

Obéissant à mes pensées, le monde change. L’environnement physique, le vent, les arbres, le sol sous nos pieds : tout disparaît et nous ne voyons plus que les courants de la xénosphère. Même nos corps sont convertis en lumière et décomposés dans les flux qui se ramifient. Nous ressentons un mouvement, mais pas comme les passagers d’un véhicule. C’est plutôt une façon de penser, de comprendre qu’il y a un ensemble de considérations, de lieux qu’on souhaite ignorer et d’autres que l’on désire atteindre.

Et nous nous arrêtons. Le sol et l’air se reforment, le monde s’éclaire, nos corps réapparaissent et nous retrouvons des actions automatiques comme la respiration et la déglutition, même si elles ne sont pas nécessaires.

« Bienvenue à la maison », dit Kaaro.

Arodan est un cimetière, bien entendu. La végétation l’a recouvert en partie, mais ne fait que dissimuler les ruines. Je me dirige vers le hangar, Kaaro sur mes talons. Avant même d’arriver, j’aperçois la terre retournée et les traces maladroitement camouflées. J’envoie des impulsions pour cacher notre présence à d’éventuels observateurs. Kaaro fait de même.

En arrivant dans le hangar, je suis surprise de voir marcher au milieu des gens un gros scaphandre hérissé de tiges. Kaaro semble soulagé.

« C’est Bad Fish, dit-il. C’est un ami. »

Une douzaine de jeunes hommes et de jeunes femmes s’affairent sur le site, connectent des machines, démarrent des générateurs, gênent les mouvements du scaphandre. On croirait contempler un tableau religieux. Un peu à l’écart, Femi, Tolu, Éric et le professeur observent la scène, visiblement aussi perplexes que moi.

Le premier à nous apercevoir est Éric, ou plutôt son tentacule. Il se déplie, pointe dans notre direction. Éric le suit, tel un chasseur, et il comprend.

« Nous ne sommes pas seuls », déclare-t-il.

Kaaro et moi apparaissons en même temps.

« Ce n’est que nous, dis-je.

— Kaaro, c’est bien vous ? demande Bad Fish. Vous paraissez plus jeune. Et aucun de vous n’a de puce ID, même pas une puce fantôme. »

Nous nous mettons au courant de la situation. J’apprends que les jeunes gens sont des disciples de Bad Fish, qui est une sorte de messie sur Nimbus. Kaaro dit qu’il a mis fin à la guerre en détruisant la plante extraterrestre grâce à un rayon mortel de la station orbitale. « C’est plutôt un rayon de chaleur utilisant un accélérateur de particules, précise-t-il. Ce n’est pas de ma faute si le gouvernement laisse traîner ses jouets n’importe où. »

Et soudain, un déclic.

« Nous pouvons… Je… Nous l’envoyons sur leur planète… Nous devrions… Maintenant. »

Cela m’arrive parfois. Je ne peux pas m’exprimer assez vite. Je sais que mes paroles n’ont pas de sens, mais je ne peux pas m’empêcher de parler. Je suis trop excitée.

« Doucement, doucement, dit Femi. Respirez. Dites-moi ce que vous avez découvert. »

Je m’assois.

« Bad Fish, vous vous y connaissez en virus, j’imagine ?

— Je suis un virus. Je suis l’origine et la fin de tous les virus.

— Et modeste, en plus », ajoute Kaaro.

Bad Fish lève un doigt d’honneur boudiné.

« Pourriez-vous écrire un virus pour un système que vous ne comprenez pas parfaitement ?

— Que voudriez-vous qu’il fasse ? demande-t-il, intrigué à l’évidence en devinant un véritable défi.

— Qu’il détruise des données dans des serveurs inconnus, mais très rapidement.

— Combien de serveurs ?

— Je dirais… environ six milliards.

— Pardons ? »

Je m’adresse maintenant à tous. « Vous allez écrire un virus. Nous trouverons un moyen de l’insérer dans le cérébroïde du professeur. Nous emmènerons le cérébroïde à Rosewater dans un cadavre. Il sera réanimé et recevra la conscience d’un extraterrestre, mais ils auront une petite surprise pendant le transfert. Parce que l’intrication fonctionne dans les deux sens. Notre virus arrivera sur la lune d’Origine. Si on infecte un serveur, on les infecte tous. Boum.

— Vous êtes sérieuse ? » demande Femi.

Tolu regarde le professeur : « Est-ce que c’est faisable ?

— En théorie, oui. Mais ça demandera beaucoup de travail. Je devrai convertir les données du virus pour les coder dans l’ADN et m’assurer qu’il s’activera au bon moment. J’aurai besoin de créer un virus biologique pour transférer les données. Il me faudra peut-être obtenir l’aide de quelques spécialistes. Ça pourrait prendre des mois, madame Alaagomeji, ou même des années.

— Les extraterrestres ne pourront plus s’emparer des corps humains si l’effectif de leur réserve est réduit à rien, déclare Éric. Ça vaut le coup.

— Excusez-moi, intervient Kaaro. Merde, est-ce que personne ne se rend compte que nous parlons de perpétrer un génocide ? »

Il me regarde en disant cela. C’est moi qu’il accuse.

« C’est eux ou nous, objecte Éric. Je vote pour nous.

— Ils ne sont pas réellement vivants, ajoute Femi. Même pas des fantômes. Seulement des données qu’ils ont été obligés de stocker à cause d’une philosophie erronée. Leurs corps ont disparu depuis longtemps.

— Nous sommes tous constitués de données, Femi, insiste Kaaro. Vous avez beau être des données humides contenues dans un organisme partiellement liquide, vous aussi, vous êtes un ensemble de données. Comme moi. Comme eux. »

Je reprends la parole : « Supposons qu’ils soient vivants. Disons que nous considérons qu’ils sont vivants. Des milliards de gens. Nous tous, ici nous devons porter la responsabilité de leur destruction totale. Pour le bien de l’humanité. Si nous n’agissons pas tout de suite, nous sommes morts. L’humanité est condamnée. Nous n’aurons aucune chance. Armoise est invincible et il y en a d’autres comme lui sur la Terre. Quoi que nous fassions contre lui, ils n’auront qu’à activer un autre crampon pour transférer le reste des Originiens.

» Maintenant, nous savons aussi que les réanimés sont vivants, qu’ils retrouvent leur humanité. Imaginez ce que c’est. Vous êtes en vie, mais vous ne contrôlez plus votre corps. Vous y êtes coincé pendant toute la durée de vie d’un Originien. Il y a déjà des milliers d’humains qui subissent ça.

» Ils n’ont pas hésité, Kaaro. Et à notre place, ils n’hésiteraient pas. Je suis désolée, mon ami. Je sais que nous devrons tous supporter le poids des conséquences, mais c’est notre meilleure occasion d’interrompre les transferts, le moment idéal pour remonter le temps et tuer Léopold II.

— Je ne peux pas accepter ça », dit Kaaro. Il se transforme en griffon devant tout le monde, puis se contracte, implose et disparaît complètement.

« Nous n’avons pas besoin de Kaaro, déclare Éric. Qu’il aille se faire mettre. »

Femi se tourne vers Bad Fish. « Vous n’avez rien dit. Est-ce que vous souhaitez le faire ?

— Si je le souhaite ? J’ai commencé. J’ai déjà rédigé vingt-cinq pour cent du programme. Je ne vois pas l’intérêt d’un débat sur le sujet. »

 

Rechercher Kaaro se révèle à la fois difficile et dangereux. La xénosphère est pleine de créatures qui aiment en dévorer d’autres, ou de pensées qui cherchent à s’imposer. C’est un écosystème. En tant que réceptif, Kaaro était extrêmement doué lorsqu’il était vivant. Maintenant qu’il est mort, il est une des plus puissantes créatures de la xénosphère ; peut-être la plus puissante, car il donne du fil à retordre à Molara.

Je le cherche, malgré tout. Il pense que je suis un monstre et je ne peux pas lui donner tort. J’ai envisagé un plan monstrueux. D’autres personnes avant moi ont fait la même chose. Comme Oppenheimer. Peut-on considérer Oppenheimer comme un tueur de masse ?

Je me demande si je trouve cela plus facile parce que je ne suis pas vivante de la même manière que Femi ou Éric. Je longe des coulées de lave, flairant toujours l’odeur nauséabonde du griffon. Je suis expulsée par des jets de vapeur et plongée dans la mémoire des étoiles, observant la naissance d’un trou noir. J’adore ça. Kaaro a dû voir un documentaire ou une émission de ce genre.

« Kaaro, je veux seulement vous parler. » Éjectée par le trou noir, je me retrouve au fond de la mer, dans la lumière émise par les yeux d’une baudroie.

« Salut, dit la créature.

— Vous avez l’air ridicule, Kaaro.

— Comme toujours. »

Il prend forme humaine. La mer se retire et nous retournons à Arodan, mais pas dans le hangar.

« Si vous avez une autre idée, n’hésitez pas à m’en faire part, lui dis-je. Je l’étudierai, et si elle fonctionne, si elle est réalisable, nous l’adopterons.

— C’est vous la plus intelligente. S’il existait un autre moyen, vous l’auriez trouvé.

— Je ne me sens pas intelligente, je me sens barbare. Et quand j’étais là-bas, ça me semblait être une bonne idée, une inspiration, mais la partie analytique de mon esprit pense que ça ne va pas marcher.

— Alors…

— Je ne peux pas vous forcer à faire quoi que ce soit, Kaaro, mais vous souvenez-vous des gens que vous avez tués ? Pendant la guerre ?

— J’ai dû le faire. Ils voulaient m’emmener, et emmener Aminat.

— Oui, et même quand vous avez découvert que ce n’étaient pas des ennemis, vous n’avez pas perdu le sommeil.

— Je ne suis pas indifférent, si c’est ce que vous croyez.

— Non, je ne le crois pas. Je dis seulement que, à votre niveau, vous avez fait ce qu’il fallait sans hésitation. C’est la même chose, sur une plus grande échelle.

— Sacrément grande.

— Mais le principe est comparable.

— Je me fous du principe, Oyin Da. Ça reste immoral. Il s’agit d’un massacre.

— Ils ne sont pas vivants.

— C’est de la logique en boucle. » Kaaro se change de nouveau en griffon. Autour de lui, une haie de branchages entrelacés forme un nid haut de deux mètres. Il replie ses ailes et s’assoit. « Laissez-moi tranquille. Je veux réfléchir. »

J’envisage d’aller chercher Nike et de la ramener avec moi. Ce serait sans doute embarrassant de voir Jeunette foncer sur Kaaro pour tenter de le tuer. Elle a toujours du mal à obéir.

Au lieu de cela, je retourne au hangar pour apporter aux autres toute l’aide que je pourrai.