47.


Cette salope.

Cette foutue salope.

Aminat a piégé le reptile. Évidemment. Pourquoi s’en serait-elle privée ?

Où suis-je ?

Koriko ne dispose pas encore de tous les organes de la vue, bien qu’elle puisse sentir les globes oculaires dans leurs orbites. Son corps semble complet, mais ne peut pas encore bouger. En vérité, il peut bouger, mais seulement de quelques centimètres dans chaque direction. Elle essaie de tourner la tête, mais n’y parvient pas. Elle ouvre la bouche, tire la langue autant que possible, en se penchant en avant.

De l’os. Le corps est emprisonné dans de l’os.

Crampon ! Crampon ! Je suis enfermée.

Tu n’es pas enfermée. Tu es en quarantaine.

Alors, tu me parles, maintenant ?

En quarantaine.

Oui, tu l’as déjà dit. Pourquoi ?

Ce que tu portais a tué Anthony et a failli me tuer.

Je m’en souviens. J’étais là. Je t’ai sauvé.

En quarantaine.

Arrête de répéter ça. Pendant combien de temps devrai-je rester ici ?

Indéterminé. Cet autre corps s’enfonce lentement dans la Terre. J’ai dû créer un chemin pour lui, sinon il m’aurait tué aussi.

Mais celui-ci est un nouveau corps. Non contaminé.

Et mieux vaut qu’il le reste. Tu dois cesser de provoquer les humains.

Ils ont détruit la xénosphère.

La xénosphère est restaurée et ils n’ont pas la capacité de la supprimer. Tu le sais.

Pourquoi me détestes-tu ?

Je ne te déteste pas. Tu es mon avatar. Toi et moi ne faisons qu’un. Il m’est impossible de te haïr.

Il est évident que tu faisais davantage confiance à Anthony.

D’abord, Koriko, tu ne m’appelles pas par mon nom, comme le faisait Anthony.

Quel nom ? Armoise ? C’est un nom désobligeant que les humains t’ont donné.

C’est le nom auquel je réponds. Mais toi, tu me traites de « crampon », comme si j’étais seulement une chose, de la même manière que tu dirais « toi, là ». Je ne suis pas une chose. Je suis vivant.

Armoise est un nom d’astéroïde, tiré d’un de leurs plus ennuyeux livres sacrés.

Et Koriko peut signifier « herbage », mais aussi « plante nuisible ». D’après toi, quel sens voulait-il lui donner quand ils t’ont attribué ce nom ?

D’après moi, tu peux aller te faire foutre. Donc, tu ne m’aimes pas parce que je ne t’appelle pas par ton nom. C’est pour ça que tu rechignes à m’obéir ?

Le fait que tu minimises l’importance du nom veut tout dire. Mais ce n’est pas pour cela que je ne m’empresse pas d’exécuter tes ordres, Koriko. J’hésite parce que tu fais du mal aux humains et que je n’ai pas été conçu pour cela. Le plan, la méthode, demande de ne pas nuire aux entités indigènes, de leur faciliter la vie, de les soigner jusqu’à leur extinction. De prendre le contrôle de leurs corps tout en guérissant leurs maladies. C’est ce que je faisais. C’est ce que faisait Anthony.

Il y a un nouveau plan. Il n’a pas été imaginé par nous, mais par les humains.

Par certains humains.

Bien sûr. Nous ne pouvons pas négocier avec sept milliards d’individus.

Nous n’avons jamais eu besoin de négocier. Cet emballement, cette accélération, ce n’est pas nécessaire. Dix ans ou dix mille ans, c’est pareil.

Non, c’est différent. Tu oublies les pannes des serveurs. La corruption des données au fil du temps. Et si un gros astéroïde détruisait une partie importante de notre lune ? Et si des étrangers hostiles envahissaient notre refuge ? Notre peuple ne peut pas attendre éternellement. Le risque d’extinction augmente avec chaque cycle solaire.

Nous ne serons jamais d’accord sur ce point, Koriko.

Ça suffit, Armoise. Fais-moi sortir de cette cage en os pour que je puisse reprendre mon travail de récupération des humains. Tout de suite.

 

Koriko rassemble les humains qui ont suffoqué, qui ont été écrasés ou brûlés par sa fureur, puis elle les emporte dans la Ruche. Les disciples de son culte la suivent en priant et l’aident dans sa tâche. Malgré la conversation qu’elle a eue avec Armoise, il obéit mieux à ses ordres. Un crampon qui devient humain. Le risque a toujours existé. Elle doit réfléchir pour savoir s’il ne serait pas préférable de mettre Armoise à la retraite et d’activer un autre crampon sur un autre continent.

La Ruche est assiégée. Jamais autant d’humains ne l’ont encerclée, et ils ne cessent de lancer des projectiles, de crier leur ressentiment. Koriko ne comprend pas pourquoi ils ne vont pas exprimer leur courroux devant la mairie. N’est-ce pas le maire qui parle en leur nom ?

Il se produit quelques heurts entre les manifestants et les partisans de Koriko, mais cela ne l’intéresse pas. La plupart du temps, ses adorateurs l’indiffèrent, et parfois l’irritent. Les humains sont prêts à vénérer n’importe quoi, même quelque chose qui les tue. D’après les informations recueillies par Koriko, ils se sont souvent massacrés pour des motifs religieux. Elle aimerait parfois étudier ce phénomène, mais seulement par curiosité intellectuelle. Actuellement, elle a un travail à accomplir. Un membre de son culte se fait tuer et elle engloutit son corps dans la terre en quelques secondes. Cela déclenche une vive réaction de colère chez les manifestants et une frénésie religieuse chez ses partisans.

Les humains sont étranges.

Comme ils ne s’écartent pas devant elle, Koriko ordonne à Armoise de lui frayer un chemin, ce qu’il fait aussitôt. Elle perçoit une tension dans la Ruche, malgré la lumière vive et l’odeur de lavande qui règne dans l’air. En l’apercevant, quelqu’un lui montre l’antichambre au plafond élevé, où…

Jack Jacques est confortablement assis dans un fauteuil en face de Lua, qui n’affiche pas une mine réjouie. Le maire tient un verre d’eau à la main.

« Vous pourriez mettre un zeste de citron dans l’eau ? dit-il. Je la préfère un peu citronnée. »

Lua fait un signe et un assistant emporte le verre.

« Qu’est-ce qu’il fait ici ? demande Koriko.

— Essayez de ne pas vous emporter, répond Lua.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire que nous pouvons vous tuer, déclare Jack. Nous pouvons vous tuer quand nous le désirons, tout comme nous pouvons éliminer Armoise. Je suis venu pour renégocier les termes de notre accord.

— Si vous tuez Armoise, le Nigeria vous écrasera, objecte Koriko.

— Peut-être. » Il conserve un calme horripilant. « Mais vous ne serez plus là pour le voir. Ni vous ni aucun autre Originien. À propos, j’ai fait arrêter un grand nombre d’entre eux, surtout des synners. Je ne vais pas les faire exécuter, mais leur détention sera plutôt déplaisante. Je sais que vous pouvez parfois lire dans les pensées. Sondez mon esprit si vous doutez de mes intentions. Lisez dans mon putain d’esprit.

— Vous n’êtes pas…

— J’aime bien ma nouvelle jambe, vous savez. Je n’y croyais pas, mais elle me plaît. C’est agréable de ne plus avoir à se déplacer en fauteuil roulant. Elle me plaît tellement que j’ai envie d’offrir les mêmes avantages aux autres humains, alors vous allez recommencer à soigner tout le monde, pas seulement moi parce que vous m’aimez bien. Vous allez aussi réactiver les ganglions. Je vous fais grâce du remboursement des inverseurs Ocampo que vous avez détruits. Et si vos synners recommencent à assassiner un seul humain, je les tuerai tous d’une manière qui vous empêchera de les réanimer. Je pense que vous devriez noter tout ça, parce que vous n’avez qu’une heure pour obtempérer.

— Vous bluffez.

— Dahun », dit Jack.

Une fenêtre éclate. Des éclats de verre sont projetés à l’intérieur de la pièce et des globules humides s’écrasent contre la nuque de Koriko. Lua écarquille les yeux et Koriko s’attend à ce que sa conscience soit péniblement arrachée à son corps.

Mais rien ne se passe. Elle tâte son occiput et regarde sa main couverte d’une substance verte et brillante. Aucune douleur.

« Simple avertissement, déclare Jack. Cette fois-ci, ce n’est que de la peinture lumineuse. La prochaine fois, ce sera une mixture qu’Armoise et vous avez déjà trouvée… stimulante. Bon sang, est-ce que quelqu’un pourrait m’apporter mon eau citronnée ? »

 

Jack repart sans être inquiété, traverse bravement la foule, s’offre même le luxe de lever le poing, ce qui provoque les acclamations de ses sympathisants. Koriko est livide, mais Lua ne semble pas trop contrariée.

« Pourquoi lui permettre de s’en sortir comme ça ?

— Parce que ce n’est pas grave, répond Lua. Leur durée de vie est infime. Nous pouvons nous permettre d’accepter ses exigences. Nous pouvons nous permettre de patienter. »

Nous pouvons nous le permettre.

Mais le souhaitons-nous ?