5.


Je ne crois pas qu’il soit difficile de s’en souvenir ; c’est seulement que… enfin, ce n’est pas pareil. Le passé n’est pas comme celui que j’ai connu, celui que j’ai vécu. J’ai l’impression de revoir un film, dix ans plus tard, et de vivre une expérience différente parce que je suis différente. Mais non. Non, les événements sont légèrement différents, transformés, plus simples.

À l’âge de onze ans, je me tiens encore plus à l’écart des autres. Ils me prennent pour une sorte de savant fou qui connaît tout. Il est vrai que je connais beaucoup de choses, mais je me sens seule. Je n’ai personne avec qui jouer. Ma mère, déconcertée par la disparition de mon père, et n’ayant d’ailleurs jamais été très proche de moi, ne sait pas quoi faire. Du coup, elle me laisse faire ce que je veux.

Elle fait partie de ces gens dont on sait, dès la première rencontre, qu’ils ont une échine en métal, et pas en phosphate de calcium. On ne sait rien de leurs prouesses, on n’a jamais entendu parler d’eux, mais on remarque quelque chose dans leur regard, une trace dans leur voix, une évidence dans leur langage corporel. Elle m’apprend à utiliser l’arme de mon père. Une partie de moi se souvient que c’est un fusil de chasse, parfois à canon unique, parfois à double canon. Je tire sur les cibles qu’elle a gravées dans le tronc de l’iroko. Je suis douée. Le père de Bisi nous rappelle longuement que l’arbre est sacré, et je crois que ma mère lui répond : « Et mes crottes aussi », à moins que ce ne soit un nouveau passé. J’occupe une bonne partie de mes après-midi à viser les rapaces et je tue presque tous ceux qui survolent Rosewater. Je veux dire Arodan. Rosewater, c’est plus tard.

Par ennui, je me lance dans la reconstruction de la machine. Je ne suis pas née futée, mais j’ai grandi en apprenant à aimer la connaissance et ma curiosité est sans limites.

Alors que j’ai presque fini d’assembler l’appareil, je perds mon sang-froid et je me rends à la poste pour consulter Nimbus. Je recherche des professeurs en physique théorique et des ingénieurs. Mon anglais n’est pas assez bon pour être utilisé dans des messages électroniques. Non. Il suffit pour une conversation banale, mais je n’ai pas maîtrisé suffisamment de termes scientifiques et j’ai l’impression de me débrouiller comme un yahoo-yahoo boy défoncé au sirop pour la toux. Je dois aller les trouver pour les convaincre physiquement (sans jeu de mots) en leur montrant les plans de la machine.

Je rencontre le professeur Aloysius Ogene à l’université de Lagos, en train de se morfondre sur le campus Akoka. Ses travaux sur les dimensions parallèles, les réalités quantiques, les trous de vers et les trous noirs sont intéressants, mais manquent par trop d’imagination et de vitalité. Il ne défriche aucun nouveau terrain, mais se contente d’avancer pesamment, avec constance, tel un universitaire destiné à demeurer discret, et résigné à le rester.

Je change son destin ; je fais de lui un tueur de masse.

Quand il voit les plans, il les considère seulement comme un artefact, transmis de Conrad à mon père, puis à moi. N’arrivant pas à communiquer aisément, j’entreprends de l’amadouer pour le tirer de son confortable fauteuil d’innocent et l’amener à Arodan afin qu’il examine la machine. Il s’exclame lorsqu’il se trouve en sa présence pour la première fois. Pas en raison de sa complexité, mais parce qu’il voit le blockhaus, les douzaines de bicyclettes scellées dans le béton – d’où Oyin Da a tiré son surnom. Un véritable monstre de Frankenstein électromécanique ; un vieil artefact, comme les plans eux-mêmes.

Il prend quelques notes à côté des plans – qu’il ne veut pas souiller en écrivant dessus. Il éprouve pour ce document une sorte de vénération religieuse. Il travaille durant des heures dans le bâtiment humide et sombre pendant que je tire sur les faucons d’observations cybernétiques. Il n’y avait pas encore d’arthrodrones à l’époque. La miniaturisation s’améliore constamment.

Ma mère va chercher le professeur Ogene quand le soir tombe et je les suis. J’ai tellement faim que je ne prends même pas le temps de déguster le plat qu’elle a préparé. Je ne me souviens plus de quoi il s’agissait. Chaque fois que je revisite ce moment, il y a un mets différent sur la table.

Je me faufile dehors quand tout le monde dort, quand les hyènes crient et ricanent. J’applique toutes les modifications du professeur Ogene à la lueur d’une lampe à gaz. Quand j’active la machine…

Mille cent soixante-quinze. 1 175. La population du village d’Arodan. En un instant, tous les habitants sont convertis en lumière. Et moi aussi.

Nous sommes dans le bunker et regardons au-dehors quelque chose que je ne peux pas décrire. Je peux seulement dire que je me vois, je vois des versions de moi, fantomatiques, se détacher de mon corps et flotter vers des futurs parallèles. Cela continue jusqu’à ce que l’original, épuisé, commence à se dissoudre, consumé par toutes ces divisions.

Quand on ne regarde pas les lumières qui passent, les couleurs, les formes, on peut presque oublier qu’on se déplace dans l’espace et le temps. Presque.

Sortant par l’arrière du bunker, nous nous mettons immédiatement au travail et construisons un nouveau village, pris dans le mouvement perpétuel d’une existence/inexistence potentielle. Les premiers hommes qui commencent à bâtir dans les ténèbres de l’éternité sont tous gagnés par la folie. Nous recommençons ; plus lentement, parce que nous avons maintenant les yeux bandés et que les premiers ouvriers étaient les meilleurs.

Le professeur Ogene est accusé d’avoir détruit tout mon village, mais le Lijad, comme nous l’appelons maintenant, existe sur différents plans. Nous remontons le flux temporel pour récupérer le professeur. À ce moment-là, j’avais besoin du village entier pour voyager. Ogene l’a baptisé « le Lijad ». Pour ma part, je ne souhaitais pas lui donner de nom.

Je dois vous parler de l’une de mes répliques, créée lors de l’explosion. Je l’ai suivie ; j’ai vu l’extraterrestre, Armoise, ainsi que Rosewater et le biodôme qu’il appelle sa demeure. Le biodôme est malade et se fait dévorer par des chérubins. La ville elle-même est fumante, ses immeubles détruits sont en feu, les gens se sont éparpillés. Des arthrodrones grouillent comme les insectes qui leur ont servi de modèles et des ACO volettent d’un bâtiment à l’autre – des rapaces charognards dont le rôle consiste à désigner des cibles aux drones autonomes planant à haute altitude. Des odeurs… de pétrole qui brûle, de chair roussie. C’est le futur.

Même à ce moment-là, je savais que l’avenir n’était pas défini – du moins, pas comme je le connais maintenant –, mais je savais aussi que j’avais la possibilité d’intervenir, de créer un meilleur futur. Je le sais encore maintenant.

Je raconte mes visions à Ogene et il les note soigneusement, me pose des questions, me donne même certains éclaircissements. La vie dans le Lijad est intemporelle, mais lui et moi constatons que nous ne pouvons pas voyager dans un futur ultérieur à l’incendie de Rosewater.

« Peut-être allons-nous mourir à ce moment-là ?

— Non, répond-il. Votre esprit est fixé sur cet instant. Il y a autre chose.

— Nous ne savons même pas de quelle ville il s’agit. Vous ne remarquez aucun endroit particulier. Elle n’est pas mentionnée sur Nimbus, j’ai vérifié. Et si elle était extraterrestre ? Même pas sur la Terre.

— Dans ce cas, pourquoi êtes-vous là-bas, Oyin Da ? »

Je hausse les épaules et lui tourne le dos. Ce n’est pas la vraie question. La vraie question est : où se trouve Ogene dans la vision ? Où est Arodan ? Où sont ses habitants ? Sont-ils tous morts ? Suis-je en train d’errer seule dans la création, cherchant quelque compagnie ?

Quand nous allons chercher des provisions, nous attirons des désespérés, que nous ramenons avec nous.

Un jour, durant un approvisionnement, nous avons trouvé Kaaro Goodhead. Enfin, ce n’est pas correct. Je devrais simplement lui donner le nom qu’il préfère : Kaaro. Sans nom de famille.

J’ai à peine plus de vingt ans et je n’ai jamais eu de petit ami. Son comportement trahit une sorte d’égarement, comme si sa propre nature luttait contre lui. Enfin, c’est ce que je pensais à l’époque. Kaaro n’est pas… intelligent. Il n’est pas difficile à cerner et possède le charme des mauvais garçons marginaux qui hésitent à plonger du côté de la délinquance. Ne sachant pas à quel côté il appartient, je suis d’abord prête à l’abattre avec mon fusil.

Mais je ne le fais pas. Je… je dois dire qu’il me plaît assez. Pas tant que ça, malgré tout. Je me suis à peine masturbée quelques centaines de fois en pensant à lui, c’est tout. Ce visage ahuri, qui feint l’ignorance, et le… et… Oui. Ce visage. Quand on regarde derrière la façade, toute sa personnalité s’écroule. Il adore ces ridicules costumes très chics ; toujours prêt à payer pour la marque et à faire l’apologie du couturier.

Bon, d’accord, je suis tombée amoureuse de lui, sans jamais le lui avouer. Il aurait été insupportable. Et à l’époque il découvrait ses pouvoirs, sa capacité à lire dans les esprits des gens. J’étais avec lui quand l’extraterrestre est arrivé au Nigeria.

Le gouvernement nous envoie, Kaaro et moi, pour prendre contact avec l’extraterrestre, dans l’espoir de le gagner à notre cause – bien que le sens de « cause » soit plutôt ambigu en l’occurrence. Kaaro obéit parce qu’il y est plus ou moins contraint ; quant à moi, je cherche un asile pour mes compagnons. Pour bien comprendre la situation, il faut savoir que les autorités avaient d’abord lancé vainement une attaque d’hélicoptères contre l’extraterrestre.

Ce dernier se trouve sous la terre et nous l’appelons Armoise. Oui, je sais, une allusion à la Bible. Il a un représentant humanoïde nommé Anthony, dont le corps a été fabriqué en prenant modèle, il y a longtemps, sur un véritable humain. Il interagit avec les gens qui étaient dispersés dans la forêt où nous l’avons trouvé. Il les soigne, leur parle, se montre plutôt bienveillant à leur égard, jusqu’à la seconde attaque gouvernementale. C’était devenu une colonie, un lieu d’asile pour des vagabonds, des mécontents, des victimes de persécutions religieuses, des proscrits, des femmes battues, des fugueurs et d’autres rebuts de la société traditionnelle.

La seconde attaque commence par les tirs d’un sniper contre Anthony. Accomplissant l’acte le plus altruiste que j’aie jamais vu, Kaaro plonge pour le protéger et reçoit les balles.

À ce moment-là, je me sens stupide. J’aurais dû lui avouer mes sentiments et faire quelque chose pour le protéger. Je manque d’expérience dans ce domaine, et maintenant Kaaro va mourir. La milice de la colonie réplique aux tirs, mais j’ai l’impression de me trouver au cœur d’un nuage. Kaaro gît sur le sol. Il respire encore et une écume rougeâtre sort de sa poitrine et de ses narines. Anthony le fixe d’un air déconcerté. L’extraterrestre ne semble pas concerné par les coups de feu qui éclatent autour de lui ni par les lueurs qui apparaissent plus loin dans la pénombre. On entend les lamentations des homoncules, des sortes de petits poissons-pilotes extraterrestres, très grégaires, qui vivent dans les bois.

Je tiens la main de Kaaro, m’acharne à ne pas remarquer que sa respiration ralentit, que sa peau refroidit.

« Il vient de se sacrifier ? demande Anthony. Pour me sauver ? »

Des larmes coulent sur mes joues et je n’arrive pas à articuler une réponse.

« Pourquoi a-t-il fait cela ? insiste l’extraterrestre.

— C’est important ?

— Non. » Anthony regarde autour de lui et prend conscience de la bataille qui fait rage. « Je suis fatigué de voir des humains courir dans tous les sens et tenter de me tuer avec leurs armes minuscules, et finir comme toujours par se blesser les uns les autres. C’est déjà arrivé à Londres. C’est pour cela que je suis parti. »

Je presse du tissu dans les blessures de Kaaro, tente inutilement de maintenir son sang à l’intérieur de son corps. « J’ai besoin d’une assistance médicale pour lui.

— Oh, c’est vrai ! Reculez, je vous prie. » Anthony s’accroupit pour toucher Kaaro. « Essayez de vous accrocher à quelque chose. Je vais effectuer quelques transformations.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? »

Je ne tarde pas à le découvrir. Les plaies éjectent les balles, puis se referment. Kaaro recommence à respirer, puis tousse un peu ; son corps se réchauffe. En même temps, le sol se met à changer : des rochers émergent, des tentacules organiques déracinent les arbres pour créer une clairière autour de nous. La colonie se rassemble et une vague concentrique de terre, de bois et de roche s’écarte de la clairière, faisant taire aussitôt les armes à feu.

« Vous devriez partir, dit Anthony.

— Non, je reste. Et je vais faire venir mes compagnons.

— Et lui ? »

Kaaro remue, mais n’est pas encore conscient.

« Je vais lui parler. »

Je sens bien que Kaaro est tenté, mais il choisit de partir. J’ai l’impression qu’une pierre se forme dans mon cœur, ce qui est absurde, mais je me pardonne à moi-même parce que c’était mon premier amour. Je regarde le dôme se constituer autour de la colonie, comme une sorte d’enveloppe organique formant un mur circulaire qui finit par se refermer au-dessus de nous, d’abord translucide, puis opaque. Pour moi, c’est la disparition de Kaaro. Je le vois, l’air égaré, se découpant dans la fumée des hélicoptères qui brûlent derrière lui.

Je préviens le professeur Ogene ; le Lijad accomplit son dernier voyage et se fixe dans le biodôme, où nous vivons depuis tandis que grandit autour de nous la ville nommée Rosewater.