7.


«Hannah », dit Jack Jacques.

Elle lève la main et tend l’index, sans cesser de lire.

« Hannah, je vais être en retard.

— Je n’ai pas fini », répond-elle. Elle ajuste ses lunettes.

Jack roule jusqu’au bar, avale une gorgée de whisky, puis se sert une demi-pinte de bière.

« Retire toute cette énumération de lois. Ce n’est pas pour ton conseil ou pour une salle des ministres, mais pour des gens simples. On dirait que tu fanfaronnes.

— Mais je ne…

— Je le sais, mais pas tes auditeurs. » Elle fronce les sourcils. « Arrête de dire “je” et dis plutôt “nous”, sans quoi on pourrait penser que tu cherches à en profiter. Ton message, c’est qu’il ne s’agit pas d’un avantage politique. C’est une réparation nécessaire des torts commis.

— D’accord. Autre chose ? demande Jack.

— Non. Il est prêt. N’essaie pas de surjouer ou de le vendre. La nouvelle est assez importante en elle-même. Ne fais pas de pause en attendant des applaudissements et évite les gestes de victoire. »

Jack termine sa chope et la repose sur le comptoir. « Compris. Un petit baiser pour me porter chance ? »

Hannah s’approche pour l’embrasser sur la bouche, puis essuie la trace de rouge à lèvres.

« Tu y vas en fauteuil roulant ? demande-t-elle.

— Oui.

— Tu ne veux toujours pas une nouvelle jambe ?

— Peut-être une prothèse, répond-il en haussant les épaules.

— Comme tu veux. Koriko pourrait t’en faire pousser une en un clin d’œil.

— Non, merci.

— Tant que tu sais ce que tu fais… Tu es certain de ne pas vouloir que je sois à côté de toi ?

— Non, nous avons déjà dit que nous éviterions ce genre de conneries, pas vrai ? »

Il y a beaucoup de choses qu’ils ont accepté de ne pas faire, d’un commun accord, et leurs décisions restent en suspens dans le silence de la pièce.

Sortant de l’appartement, Jack est rejoint par ses gardes du corps et par Lora. Il n’y a pas loin jusqu’à la cour, où l’attend la presse. Il descend vers les journalistes alors que, par le passé, il s’adressait à eux depuis la galerie du premier étage. La résidence du maire, récemment reconstruite après avoir été partiellement détruite pendant l’insurrection, est moins décorée qu’avant. Durant cette période, l’administration vivait et travaillait surtout dans les sous-sols.

En fait, les journalistes n’ont pas besoin de venir en personne à la résidence. Ils s’y rendent pour exprimer leur respect ou leur fidélité envers la tradition des conférences de presse. Les drones de prise de vues autorisés survolent chacun d’eux. Certains mâchonnent encore les amuse-gueules distribués par le service de restauration, comme si l’arrivée de Jack Jacques les prenait par surprise.

« Merci à tous d’être ici aujourd’hui. L’allocution sera courte et je ne répondrai à aucune question. Après des mois de négociations, de débats et de consultations des individus et des groupes concernés, l’administration a pris sa décision. Son intention est de soutenir les droits de chacun, quels que soient son sexe ou ses préférences sexuelles, déclarées ou non. En particulier, nous allons abolir l’interdiction du mariage et de l’adoption pour les couples du même sexe, ainsi que les lois réprimant l’homosexualité, le travestisme, le traitement de la fertilité et d’autres comportements ou situations que je ne vais pas détailler maintenant. Un fichier d’information concernant la nouvelle législation sera transmis sur vos implants d’ici une minute. Permettez-moi de dire que l’homophobie n’est pas une conception africaine. Dans notre panthéon, le sexe des dieux est ambigu et cela n’a jamais posé de problème. Retrouvons notre tradition de tolérance. »

Quand il ferme son dossier et le reprend, la cour est submergée par le vacarme des journalistes qui ne peuvent s’empêcher d’aboyer simultanément leurs questions. Une voix en particulier parvient à dominer le tohu-bohu : « Monsieur, qu’avez-vous décidé à propos de ceux qui cherchent un asile chez nous ? »

Jack s’arrête, se retourne, remonte sur le podium. « Cela ne change rien. Rosewater continuera d’accepter tous ceux qui viennent chez nous de bonne foi. Autrement dit, si vous n’êtes pas un espion, vous êtes le bienvenu. »

Lora le tire par la manche et il s’éloigne.

 

Tandis qu’ils retournent vers le bureau, Lora examine un flux d’informations afin de savoir comment le discours a été reçu sur Nimbus. C’est une véritable explosion, qui se répand à travers les airs et les fibres optiques dans le monde connecté en quelques minutes. Comme prévu, une série de messages arrivent sur le téléphone de Jack, qui choisit de les ignorer.

« Monsieur, le président du Nigeria essaie de vous joindre, dit Lora.

— Il veut m’envoyer une autre photo de bite ?

— Ses conseillers disent qu’il désire une rencontre au sommet. »

Pas étonnant. « Chargez-vous de l’organisation. »

Un de ses gardes du corps le pousse alors vers un mur. « Restez derrière moi, monsieur. »

Des ombres frénétiques et mouchetées, accompagnées par les exclamations des journalistes.

Le ciel est rempli de silhouettes qui se déplacent, mais leurs mouvements ne sont pas aléatoires. Jack veut voir de quoi il s’agit, mais un de ses gardes du corps le serre fermement entre ses bras pour le retenir.

« Lâchez-moi, dit Jack.

— Monsieur…

— Écartez-vous si vous tenez à vos pieds. » Jack roule jusqu’au balcon et se redresse pour regarder le ciel. Il aperçoit alors, volant dans le sens des aiguilles d’une montre, le plus important rassemblement de flotteurs qu’il ait jamais vu. Il doit y en avoir plus d’une centaine, qui tourbillonnent, plongent et rejoignent le groupe. Le cercle se transforme parfois en lemniscate, puis en une spirale qui s’élargit sans cesse avant de reprendre son mouvement de rotation. C’est comparable à une nuée d’oiseaux, au vol des hirondelles.

Des objets frappent le sol avec un bruit qui ressemble à celui de la grêle. On sait que les flotteurs chient en volant, ou lâchent les proies dont ils n’ont plus l’usage, mais ceux-ci sont… des machines. Des drones endommagés. Le ciel de Rosewater peut faire l’objet de combats féroces. Les rapaces ont déjà perdu et ont été tués ou repoussés à la périphérie de la ville. En général, les drones évitent d’être capturés, mais l’on accepte qu’un petit nombre d’entre eux soient perdus chaque mois. Jack fait la grimace, car chaque machine qui s’écrase est une perte pour les finances de l’État. Il s’adosse à son fauteuil.

« Lora, prenez un rendez-vous avec Koriko.

— Bien, monsieur.

— Avez-vous déjà vu quelque chose de semblable ?

— Non, monsieur. »

Jack se tourne vers son garde du corps, qui secoue la tête.

 

Le premier rendez-vous de la journée est avec un nommé Emeka Owa. Il irradie la respectabilité, avec son costume gris trois-pièces, ses lunettes à la Malcolm X, ses cheveux courts taillés en brosse, ses chaussures luisantes et son alliance sobre au doigt. Quand Owa entre, Jack est assis derrière son bureau. Lora se tient à sa gauche, immobile, silencieuse comme à son habitude.

« Que puis-je faire pour vous, monsieur Owa ? demande Jack.

— Oh, je suis désolé, monsieur le maire, mais je crois qu’il y a une petite confusion. En fait, je suis surtout ici pour voir Mme Asiko. J’ai demandé votre présence parce que vous êtes enregistré comme étant son plus proche parent. »

Jack se tourne vers Asiko, qui semble surprise.

« Je ne comprends pas. Pourquoi avez-vous besoin de moi ? »

Owa s’adresse à Asiko : « Vous étiez liée à M. Walter Oluwole Tanmola. L’écrivain. Est-ce exact ?

— Oui, nous étions amants. Et alors ?

— Et M. Tanmola est décédé.

— Je sais. » Lora regarde Jack d’un air interrogateur, mais il hausse les épaules.

« Je vais vous expliquer. Vous, madame Lora Asiko, êtes l’unique bénéficiaire de la succession de M. Tanmola.

— Il lui a laissé tout son argent ? s’exclame Jack. Il vous a laissé sa fortune. Oh ! C’est… intéressant.

— Pourquoi aurait-il fait cela ? demande Lora. Il n’avait aucune famille ?

— Non. » Owa tire une feuille de son porte-documents et la fait glisser sur le bureau en direction de Lora. « J’aurai besoin de vos coordonnées bancaires.

— Combien touche-t-elle ? » demande Jack.

Owa lui tend une copie de la lettre. « C’est une première estimation. Les droits d’auteur de M. Tanmola continueront d’être versés deux fois par an. »

Lora regarde Jack.

« Monsieur ?

— Vous êtes riche, Lora. Ce petit enfoiré de scribouillard ! Qui aurait cru qu’il avait gagné autant ? Ça mérite d’ouvrir une bouteille de pétillant. »

Il y a beaucoup de paperasse à remplir. Owa scanne la puce ID de Lora, vérifie les références, puis transfère finalement les fonds avant de prendre un autre rendez-vous avec elle. Pendant tout ce temps, elle reste silencieuse. Quand Owa est parti, elle dévisage Jack.

« Qu’est-ce que tout ça signifie ? » lui demande-t-elle.

Il éclate de rire. « D’abord, ça signifie que je n’ai plus les moyens de vous garder.

— Vous me renvoyez ?

— Mon Dieu, non ! C’est seulement que… Vous n’êtes plus obligée de travailler pour moi.

— Vous pensiez que je travaillais pour vous à cause du salaire ?

— Bien sûr que non. Mais maintenant, plusieurs options s’offrent à vous.

— Donc vous croyiez que je travaillais pour vous parce que je n’avais pas d’autres options ?

— Lora, pourrions-nous simplement nous réjouir de votre indépendance financière ? Vous vivrez sans doute pendant des siècles. Cela signifie que, bien après ma mort, vous pourrez avoir l’existence que vous souhaitez.

— Je ne veux pas que vous mouriez.

— Moi non plus, mais ça arrivera. Et ce jour-là, vous aurez encore la même apparence. Alors, partez. Voyagez dans l’espace. Faites des folies.

— Mais pas aujourd’hui.

— Mais pas aujourd’hui. Qui est le suivant ? »