Septembre

Il jeta un regard sur la malle de cuir beige posée dans le couloir à côté des autres valises. Il tourna la tête vers Mme Banfield, cette chère Margarida Banfield, et tendit le bras en sa direction pour se saisir du verre d’eau qu’elle lui proposait. Il remercia et but d’un trait. Il déclina l’invitation de visiter l’appartement. Il connaissait déjà la maison. Il avait aimé chacune des trois minuscules pièces, le mobilier simple et rustique, le chant strident et passionné des oiseaux au-dehors, l’immensité de la vallée face à la véranda. À quelques dizaines de kilomètres au sud, le Corcovado et le Pain de Sucre se dressaient comme des monolithes au-dessus des îles surgissant de la mer – ces paysages portaient le cœur du monde.

Adieu la brume enveloppant les sommets des Alpes, les crépuscules froids et immobiles tombant sur le Danube, le faste des hôtels de Vienne, promenades au soir tombant sous les hauts châtaigniers du jardin Waldstein, défilé des belles dans leurs robes de soie, parades au flambeau des hommes en noir avides de sang et de viandes mortes. Pétropolis serait le lieu de tous les commencements, l’endroit des origines, semblable à celui où l’homme était né de la poussière et retournerait à la poussière, le monde primitif, inexploré et vierge, garanti d’ordre et de certitude, jardin du temps où régnait le printemps éternel.

Il resta posté devant la malle, dans une sorte de calme hypnotique, enchaîné là comme par un charme. Ce fut le premier instant d’insouciance depuis des mois. Il chercha au fond de la poche intérieure de son veston la clé de la malle, cette clé qu’il avait toujours conservée sur lui, qu’il effleurait parfois du bout des doigts, comme un précieux talisman – au milieu d’une foule empressée, sur un quai de gare ou la jetée d’un port, dans l’attente d’un bateau ou d’un train dont l’arrivée était donnée pour incertaine. Chaque fois, la magie agissait. Le contact de la clé le conduisait vers le passé. Une caresse sur le métal froid offrait un tour en calèche autour du Ring, une place pour une première au Burgtheater, la compagnie de Schnitzler au restaurant Meissl & Schadn, une conversation avec Rilke à la brasserie de la Nollendorfplatz.

Ce temps-là ne reviendra pas. Jamais plus les flâneries sur le pont Élisabeth, les marches sur la Grande Allée du Prater, l’éclat des dorures du palais Schönbrunn, ni le long déploiement du soleil rougeoyant sur les rives du Danube. La nuit était tombée pour toujours.

Il tourna la clé dans la serrure. Du bagage ouvert émana une sorte de clarté pure. Le jour se levait une seconde fois sur ce coin du Brésil. Son esprit, depuis longtemps engourdi dans un sommeil sans rêves, fut submergé par une calme exaltation, en même temps que son cœur se mit à battre d’un puissant écho. Son cœur battait à nouveau.

Il ressentit une présence derrière lui, crut percevoir un souffle. Il se retourna, convaincu que Lotte était là, observant la scène, moment de paix dans la tourmente, sereine, immobile, sachant partager la solennité de l’instant, de la même manière, calme et un rien fataliste, qu’elle avait consenti aux jours et aux semaines d’un infini effroi, fuite, mouvement perpétuel, attente incertaine des visas, files interminables d’êtres aux visages éplorés et aux suppliques vaines.

Il n’y a plus d’asile sacré, plus d’endroit fixe où habiter. La vie est désormais le lieu d’une éternelle errance. L’immémorial exode.

Il la contempla. Et devant la grâce qu’exhalait ce visage il se demanda de quel droit il s’autorisait à laisser ternir l’éclat de son regard, à faire de cette jeunesse une beauté de perdition.

Le voyage ne prendrait jamais fin.

Mme Banfield avait préparé du thé, en désirait-il une tasse ? Il fit non de la tête mais son refus n’avait rien cette fois de la sombre récusation par laquelle il avait coutume de décliner la moindre invitation. C’était un non impatient et fiévreux, un non prometteur.

Ils avaient enfin trouvé un lieu où poser leurs bagages, en cet automne 1941. Plusieurs semaines de suite, ils assisteraient du même endroit au coucher du soleil. Ils pourraient écrire à ceux qui les aimaient avec, au dos de leur lettre, une adresse où recevoir le courrier, une simple adresse – 34 rua Gonçalves Dias, Pétropolis, Brésil – comme ils n’en avaient plus connu depuis Londres. Mais ils avaient fini par se lasser de Londres.

Lotte se mit à lui parler, de sa voix douce que la maladie rendait, certains jours, haletante – cet asthme inguérissable, aggravé par les voyages et qui la portait parfois au bord de l’étouffement. Ce matin-là, sa voix ne trahissait aucun malaise. Elle dit, d’un ton calme :

« Je crois que nous serons bien. L’endroit est splendide. Je suis certaine que vous allez vous remettre de ces voyages, vous replonger dans l’écriture… Peut-être est-ce ici que nous coulerons nos vieux jours ? »

Il balaya l’endroit du regard. L’appartement était plongé dans la pénombre. Un étroit corridor s’ouvrait, à droite, sur une chambre à coucher carrée au plancher recouvert d’un vieux tapis. Deux lits jumeaux, aux armatures en fer, serrés l’un contre l’autre, occupaient le fond de la pièce. Sur la table de chevet, une Bible, un cendrier.

Des rideaux blancs, sans ornements, suspendus par des clous au-dessus de la fenêtre. La chambre donnait sur une salle de bain et sa baignoire sabot à l’émail vieilli sur le rebord de laquelle deux serviettes étaient posées. La cuisine semblait disposer de tout le nécessaire. Au milieu de la salle à manger, une table en chêne, quatre chaises empaillées, un fauteuil de cuir sombre fatigué, une bibliothèque. Aux murs, quelques natures mortes. Il habitait une maisonnette de trois pièces. Pour cette sorte de bungalow, on lui avait accordé un bail de seulement six mois. Dans un semestre, il faudrait faire ses bagages, trouver un autre lieu. Il fit le compte avec ses doigts. Courant mars 1942, ils seraient mis dehors. Raus ! À la rue, les Zweig ! Six mois dans cet endroit perdu au milieu de nulle part. Un lieu de désolation lumineuse. Mais avait-il le droit de se plaindre ? Ses proches, noyés dans leur présent de sang versé, cherchaient un abri pour la nuit, mendiaient cent dollars pour passer l’hiver, suppliaient un visa à qui portait un nom. Ils étaient devenus des gueux, ceux du peuple du Livre, ceux de la tribu des écrivains. La maisonnette de Pétropolis était à prendre comme le plus fastueux des palais.

Il devait oublier sa demeure de Salzbourg, chasser de sa mémoire la majesté de la bâtisse du Kapuzinerberg, l’ancien pavillon de chasse du XVIIIsiècle dont la façade faisait penser à une annexe du château de Neuschwanstein et où avait joué, enfant, l’empereur François-Joseph. Ce domaine était l’endroit où il s’était toujours senti le mieux, derrière ses murs épais, gardiens de sa solitude, lorsqu’il écrivait ou qu’il était en proie à sa bile noire. Cette noble bâtisse où il vécut heureux.

Oublier Salzbourg. Salzbourg n’existait plus, Salzbourg était allemande. Vienne était allemande, Vienne, province du Grand Reich. L’Autriche n’était plus un nom de pays. L’Autriche, fantôme errant dans les esprits égarés. Corps mort. L’inhumation s’était déroulée sur l’Heldenplatz, sous les hourras d’un peuple acclamant son Führer. L’homme venu redorer les rêves de grandeur, redonner son lustre et sa pureté à la Vienne enjuivée. L’Autriche s’était offerte à Hitler. Vienne, défilé des féeries, aux boulevards de cristal où s’ouvraient tous les cœurs, se vautrait dans la boue, séchait à l’air du crime. Vienne dansait des sabbats, tendait le bras au fils prodigue revenu dans son pays natal en traversant Branau am Inn où il avait vu le jour, revenant chez lui, Roi de Berlin, Kaiser d’Europe adoubé par le cardinal Innitzer, acclamé par une ville en liesse. Trois ans avaient passé depuis l’Anschluss. Les témoignages de ceux qui parvenaient encore à fuir se succédaient. Ils racontaient la faim, la douleur, la misère. La mise à mort des Juifs de Vienne. Le spectacle de l’horreur qui s’était déroulé sur les terres d’Allemagne défilait en accéléré sur la petite capitale, là où il avait vécu les plus riches heures de son existence.

On avait saccagé les magasins, incendié les synagogues, battu les hommes dans la rue, exposé les pieux vieillards en caftan à la vindicte. Les livres avaient été brûlés – les siens, et ceux de Roth, d’Hofmannsthal, de Heine… – les enfants juifs avaient été expulsés des écoles, les avocats et les journalistes juifs déportés à Dachau. On avait édicté les lois, les lois interdisant aux Juifs d’exercer leur métier, les lois bannissant les Juifs des jardins publics et des théâtres, les lois interdisant aux Juifs de marcher dans la rue la plupart des heures du jour et de la nuit, les lois interdisant aux Juifs de s’asseoir sur un banc, les lois ordonnant de se déclarer aux autorités, les lois dépossédant de la nationalité, les lois extorquant les fortunes, les lois expulsant des maisons, les lois regroupant, confinant les familles juives hors les murs de la ville.

L’Allemand était un homme de lois.

Le drame se tramait dans la ville où il était né. « Le plus grand meurtre de masse de l’Histoire », avait-il prophétisé. On n’avait pas voulu le croire. On avait dit qu’il était fou. Déjà lorsqu’il avait fait ses valises, en 1934, quatre ans avant l’Anschluss, on l’avait traité de lâche. Il s’était exilé, lui, le premier des Viennois, le premier des fuyards. « Tu souffres d’une psychose d’exil imaginaire », avait soutenu son ex-femme, Friderike. Il aurait pu rester quatre années supplémentaires, rester comme Freud l’avait fait, dans l’illusion que le malheur ne serait que de passage. Il était parti en 1934, après que la police autrichienne eut perquisitionné sa maison à la recherche d’une cache d’armes – des armes chez le chantre du pacifisme !

Très tôt, il avait senti le vent tourner, le vent mauvais soufflant d’Allemagne. La rage dans les discours, la brutalité des actes annonçaient l’Apocalypse à qui avait les yeux ouverts, qui prêtait un sens aux mots. Il appartenait à une race en voie de perdition : l’« Homo austrico-judaïcus ». Il avait l’instinct de ces choses, il connaissait bien l’Histoire. Il avait écrit sur toutes les époques, sur Marie Stuart et Marie-Antoinette, Fouché et Bonaparte, Calvin et Érasme. À l’aune des tragédies du passé, il parvenait à augurer des drames en devenir. Cette guerre-là n’aurait rien de commun avec les précédentes.

Ses cousins, ses amis, ceux qui étaient restés, qui n’avaient rien voulu entendre, pas voulu l’écouter, connaissaient la misère et connaissaient la faim. Et l’on rapportait que, parfois, l’un de ces bannis, saisi d’un moment d’intrépidité, assoiffé de l’air du dehors, du parfum du passé, appelé par les éclats du soleil, s’aventurait dans les avenues de Vienne, descendait l’Alserstrasse avec l’espoir de cueillir mille instants lumineux. Alors, racontait-on, des passants le reconnaissaient à son air hagard, l’effroi sur son visage, ils l’interpellaient, rameutaient une foule, le rappelaient à l’ordre, le nouvel ordre. Quelqu’un dans la ronde envoyait une pierre, un second venait donner une gifle, d’autres, encouragés, se ruaient sur l’homme, les coups pleuvaient, le sang coulait, on s’acharnait ; et si jamais un SS, flânant sur le Ring, remontant la Floriangasse, alerté par le tumulte, s’approchait de la scène, alors une clameur confuse s’élevait de la foule, le cercle s’élargissait, un grand silence se faisait, le SS tirait de sa ceinture un pistolet et l’arme scintillait sous le soleil de Vienne. L’homme en noir visait, ajustait son tir, une balle sifflait et la mort venait rattraper l’adepte du grand air.

Voilà ce que relatait un article d’un quotidien viennois qu’on lui avait fait parvenir :

« La mairie de Vienne a décidé de couper le gaz dans les appartements occupés par les Juifs. Le nombre toujours croissant de suicides par gaz dans ces habitations incommode la population et sera dorénavant considéré comme un trouble à l’ordre public. »

Il respira profondément l’air tiède que soufflait le vent à travers la fenêtre entrouverte. Il contempla l’immensité verdoyante qui s’offrait au regard par-delà les toits de la ville. Son esprit succomba à la douceur ambiante. Ses tourments s’apaisèrent. Il oublia les années enfuies, oublia les êtres en souffrance. Il eut une pensée pour Lotte et pour lui-même. Un sentiment de honte le traversa en même temps qu’une impression de bien-être. Il oublia sa honte. Il adressa à Lotte un sourire timide. Il dit qu’il partageait cet état d’apaisement. Ce qui l’avait conquis, lors de leur première visite, c’était la véranda sur laquelle le salon s’ouvrait et où flottait un je-ne-sais-quoi de vivifiant. Assis sur le fauteuil, il avait éprouvé la familiarité des lieux.

 

Il se pencha sur la malle et en examina le contenu – une quarantaine d’ouvrages. Les livres avaient fait le voyage avec lui, de Salzbourg. Il s’était promis de les sortir à la lumière uniquement une fois le calme revenu dans son esprit. L’instant était arrivé.

Il sortit les livres, un à un. Lentement, pour chacun d’eux, il contemplait la couverture, effleurait la tranche. Puis, longuement, éperdument, de manière un peu risible, il plongeait le nez dans les pages, reniflait l’odeur qui s’en dégageait. Ces livres n’avaient pas vu la lumière depuis la fuite de la maison d’Autriche. Le dernier endroit qu’ils avaient connu était la bibliothèque du domaine du Kapuzinerberg. Le temps, la traversée des continents et des océans n’avaient pas dissipé leur parfum. Ils exhalaient l’odeur du salon de la maison de Salzbourg. Les pages s’en étaient imprégnées au fil des années – mélange de senteur de sapins, de feu de bois, de feuilles d’automne, d’odeur de terre après l’averse, de fumée de cigares, de pomme, de vieux cuirs, de fragrance de femme et de tapis persans. Après la ferveur et la solennité avec lesquelles il avait ouvert les premiers ouvrages, il se mit à plonger le nez dans les suivants. Il humait à pleines narines. Les pages avaient tout conservé. Le passé n’était ni mort, ni enterré. Il était préservé entre les pages de ces livres. Les agents de la Gestapo avaient, depuis longtemps, investi la maison, fouillé chaque recoin des chambres, emporté le mobilier, les peintures de maîtres, ses milliers d’autres livres, mais n’avaient pu capturer l’odeur du salon. Une part du passé avait échappé aux profanateurs. Les livres avaient préservé les parfums de l’existence, ressuscitaient von Hofmannsthal fumant son havane, ce pauvre Joseph Roth savourant son whisky, le vénéré Sigmund Freud et ses odeurs de pipe. Le souvenir de tous ceux qui avaient traversé son salon, Franz Werfel et Ernst Weiss, Thomas Mann et Toscanini, était sauvegardé. Tous ces êtres morts ou en exil subsistaient dorénavant autrement que par l’évocation de leur présence.

Quand la malle fut entièrement vidée, il ressentit une pointe d’effarement devant le faible nombre de livres qui en avait été extrait. Il tendit une main et, d’un geste dérisoire, fouilla le fond de la malle à la recherche d’autres ouvrages que ses yeux n’auraient su voir. La main erra dans le vide.

La voix de Lotte lui parvint depuis la véranda. Cette voix avait le don de le tirer de ces accès de désespoir. Elle l’avait sorti de son accablement dès leur première rencontre, à Londres en 1934, aux balbutiements de l’exil. Elizabeth Charlotte Altmann portait au fond des yeux la promesse d’une indulgence que le cours de son existence ne lui accordait plus. Lorsqu’il avait croisé son visage, quelque chose s’était éclairé. La grâce était tombée du ciel, tout près de lui, quand d’ordinaire c’était la foudre. Hitler pouvait envahir l’Europe, devenir le maître de l’univers, il s’en moquait alors. Et parfois, aujourd’hui encore, quand rien ne parvenait plus à le guérir de ses humeurs funestes, la simple apparition de sa compagne lui donnait l’espoir qu’un jour le monde recouvrerait la raison. Et qu’il verrait ce jour.

Rangés dans la bibliothèque, les livres occupaient deux étagères. Quelque chose dans leur alignement le contrariait. Il se saisit d’un ouvrage légèrement incliné pour le remettre droit. Il recula d’un pas, contempla le résultat, hocha la tête, se saisit d’un autre livre et le plaça sur la rangée inférieure. Il eut un sourire d’assentiment, puis son visage s’assombrit, il reprit deux livres d’en bas pour les placer au-dessus. Après quoi il déplaça deux livres postés au milieu de la première rangée et les disposa à chaque extrémité. Ensuite, il retira un livre, le posa sur la bibliothèque puis le remit en place. Elle l’observait sans sourciller, une petite moue d’ironie au coin des lèvres. L’opération se poursuivit durant une dizaine de minutes. Chaque fois, il donnait l’impression d’être satisfait, il contemplait le résultat puis il se remettait à l’ouvrage. On aurait dit qu’il jouait avec la bibliothèque une partie d’échecs dont les livres étaient les pièces. La partie semblait ne prendre jamais fin. Existait-il dans son esprit un agencement idéal des livres ? Un instant, elle songea que son mari devenait fou. Elle se retint d’intervenir. Qui donc pouvait prétendre garder la raison en ces jours-là ? L’instant d’après, il déplaça un autre ouvrage, s’interrompit, se retourna sans un mot ni un regard. Un profond désarroi, une tristesse immense marquaient les traits de son visage jusqu’alors éclairé par l’exaltation de la tâche. Ses pas tracèrent un cercle dans le salon, puis sa silhouette partit se fondre dans la pénombre du couloir. Elle entendit la porte de la chambre se fermer, le lit grincer sous le poids d’un corps. Après quoi, elle n’entendit plus rien.

Ses yeux fixaient le plafond. Il se remémora les innombrables rangées d’ouvrages qui couvraient les murs de la maison de Salzbourg. Ils avaient fière allure, ils étaient innombrables. Leur présence exhalait un sentiment de sérénité. Quand il tournait la tête et regardait par la fenêtre du salon du Kapuzinerberg, se dressait face à lui, de l’autre côté de la frontière, le nid de Bertchesgaden, là où vivait l’homme qui menaçait l’humanité. Ces livres formaient comme un rempart.

Il y avait les immenses bataillons de ses maîtres en littérature, une myriade d’ouvrages couvrant des murs entiers, tous annotés, aux pages fatiguées, au papier un peu jauni, ceux de Tolstoï, de Balzac, de Dostoïevski, d’Hölderlin, de Schiller, de Goethe et de Kleist. Dans le salon s’alignait une armée de livres de ses proches, dédicacés, ceux de Rilke et de Schnitzler, de Freud et de Romain Rolland, de Jacob Wassermann et d’Alfred Döblin, de tout ce que la MittelEuropa avait compté d’écrivains, de tout ce que l’entre-deux-guerres avait fait naître de talents. Et puis ses propres livres, à l’écart des regards mais qui faisaient sa fierté parce qu’ils étaient les seuls fruits de son existence, ses fils uniques en quelque sorte, lui qui n’aurait jamais d’enfant. Et puis les colonnes de ses autographes et de ses manuscrits originaux. Il en avait possédé jusqu’à quatre mille. De simples signatures griffonnées sur un bout de papier jusqu’aux lettres de Rilke, aux manuscrits de Goethe. Sa plus belle pièce était le journal de Beethoven – les pages de jeunesse du génie, écrites de sa propre main, achetées à prix d’or au début des années 1920, et qui faisaient dorénavant partie du butin que la Gestapo avait saisi chez lui, offert aux dignitaires nazis. Oui, le manuscrit de Beethoven chez Goering aujourd’hui ! Goering qui, prétendait-on, admirait sa prose, l’œuvre du Juif Zweig. Et il imaginait Goering feuilletant La Peur.

Heureusement, il avait pu sauver Das Veilchen, le manuscrit original de l’œuvre de Mozart. Das Veilchen avait traversé l’océan avec lui. Le regard de Mozart, sa main s’étaient posés sur ces pages. Combien de fois avait-il assisté aux représentations de ce lieder sur lequel avait été plaqué un admirable texte de Goethe ? Il se mit à fredonner cet air et ces paroles. C’était la première fois qu’il chantait depuis des lustres. L’âme de la vieille Autriche demeurait en ce lieu, Mozart veillait sur lui.

Son existence reposait sur les étagères de la bibliothèque. Sa vie était entre deux planches.

Il ne restait rien d’autre désormais des livres de la maison de Salzbourg. Les êtres qui les avaient écrits, ceux qui vivaient encore, étaient dispersés de par le monde, fuyaient où ils pouvaient, traqués et misérables, sans source de revenus et vides d’inspiration, et nul ne songeait plus à raconter d’histoires. Qui pouvait entreprendre un roman en ces temps, tisser une trame plus forte et dramatique que celle qui s’écrivait ? Hitler était l’auteur de millions d’insurpassables tragédies. La littérature avait trouvé son maître.

Il songea à la tournure risible que prenait son destin d’écrivain. Il n’écrivait plus que pour être traduit – en anglais, grâce à ce bon Ben Huebsch chez Viking Press, et en portugais, avec Abraho Koogan. Depuis bientôt une décennie, les maisons d’édition allemandes ne publiaient plus d’auteurs juifs – pas plus Insel Verlag, à qui il avait toujours été fidèle, que les autres. Il écrivait la langue du peuple dont il était banni. Est-on encore un écrivain quand on n’est plus lu dans sa langue ? Est-on encore en vie lorsqu’on n’écrit plus de son vivant ?

Il avait été l’auteur le plus lu dans le monde entier. Même s’il était convaincu d’avoir moins de talent que Thomas Mann ou que Schnitzler, que Rilke et bien sûr que Joseph Roth – et il ne croyait pas un mot des propos de Freud qui affirmait préférer son œuvre à celle de Dostoïevski. Il était conscient de ses faiblesses, s’agaçait du schéma répétitif de ses nouvelles – cette technique du récit enchâssé dont il ne parvenait à se départir – et de l’issue irrémédiablement tragique de ses textes, héros et héroïnes achevant leur destinée dans la folie ou dans la mort. Il avait vendu soixante millions de livres. Il avait été traduit dans près de trente langues, du russe au chinois en passant par le sanskrit. Ses biographies occupaient un coin de chaque bibliothèque de France, de Russie, des États-Unis et d’Argentine. Le public s’empressait d’aller voir les films tirés de ses nouvelles. Il avait été le librettiste de Richard Strauss. Son Jérémie avait été acclamé au Burgtheater. Cinq cents théâtres avaient joué son Volpone. Il avait tenu le discours officiel à la mémoire de son ami Rilke au Staatstheater de Munich, inauguré la maison de Tolstoï à Moscou, prononcé l’oraison funèbre de Freud à Londres. Il avait encouragé Hermann Hesse à ses débuts. Sans son aide, Joseph Roth, enfoncé dans son désespoir, n’aurait jamais achevé sa Marche de Radetzky. Einstein, le grand Einstein lui-même, avait demandé à le rencontrer. Et il gardait précieusement en mémoire ce dîner de juin 1930, dans ce restaurant de Berlin où le savant lui avait avoué posséder tous ses livres.

Ses livres hantaient sa mémoire. Les personnages l’habitaient, Mrs C. et le docteur B., Christine et Ferdinand, Irène, Roland, Egard vivaient dans son esprit. Il songeait à leur destin ultime. Il revoyait les bûchers montés sur la grand-place de chaque ville allemande, en ce sinistre soir du 10 mai 1933. Ces foules réunies autour des grands brasiers, on se serait cru au Moyen Âge – le Reich ici-bas pour mille ans retournait à l’an mille. Et voilà, à la nuit tombée, à la lueur des flambeaux, la kermesse macabre, la jeunesse allemande, sous les hourras, jetait les livres au feu. Les flammes avaient monté jusqu’au ciel, les cendres s’étaient dispersées dans la nuit. Les héros de ses romans avaient péri calcinés.

Les pas de Lotte dans le couloir interrompirent le cours de ses idées noires. Voulait-il se mettre à table ? Mme Banfield avait fait cuisiner à leur intention une spécialité brésilienne. Lotte se dirigea vers la fenêtre, expliqua qu’il ne fallait pas rester dans l’obscurité. Elle ouvrit grandes les persiennes. Une vague de lumière se répandit dans la pièce. Il dit à Lotte que le voyage lui avait donné faim.

La gouvernante avait installé la table sous la véranda. Au ciel, les coutures du jour et de la nuit s’entremêlaient. L’air se rafraîchit. Lotte se leva de sa chaise pour aller chercher un châle. On commença à dîner. D’une voix douce et voilée, elle dit :

« Vous savez, je crois que nous allons enfin pouvoir accrocher aux murs vos deux gravures de Rembrandt. Elles seront si bien dans le salon. »

Avec le « Mozart », il avait réussi à emporter ces deux petites gravures signées du maître. Ses autres toiles de maître, ses Klimt, ses Schiele, son Munch, ses Kokoschka et son petit Renoir garnissaient sans doute aujourd’hui les murs de la maison de Goering. Il contempla au-dehors ce paysage d’enchantement intemporel. Les spectres qui, voilà quelques instants seulement, hantaient son esprit disparurent. L’écho lointain des marches militaires fut couvert par les cris d’animaux – il supposa que c’étaient des singes. Depuis huit années, depuis cet instant où il avait fui Salzbourg, il avait cherché la paix. Partout où il avait déposé ses valises, le monde s’était dérobé sous ses pas. Partout la guerre le rattrapait. Il songea que la guerre n’atteindrait pas ces collines. Il avait trouvé l’endroit du repos éternel.

« Vous allez maintenant pouvoir vous atteler à votre Balzac. »

Il fit oui de la tête. Le temps était venu.

Ici, il se sentait prêt. Cette biographie de Balzac commencée à Londres devait être son gros œuvre. Quelque chose d’important, de volumineux, quelque chose qui ferait taire les critiques sur son style – ses amis, Klaus Mann, Ernst Weiss, le regretté Ernst, ne l’avaient jamais ménagé, le traitaient de plagiaire, de dilettante. Son Balzac imposerait le respect, serait plus fouillé que Marie-Antoinette, plus ambitieux que Marie Stuart. Le livre témoignerait de sa force de travail, de son inébranlable volonté. Il ferait oublier son médiocre, son risible Stendhal. Son Balzac serait son chef-d’œuvre. L’écrivain était son modèle et son maître. Sa capacité de travail, le foisonnement de ses personnages le fascinaient. Il avait déjà écrit un premier tome, à Londres, qui racontait la vie du Français. Mais il voulait donner une autre dimension à cet essai. Il avait pour ambition une étude exhaustive de l’œuvre, sa structure, son essence, quelque chose qui embrasserait l’ensemble de La Comédie humaine et qui resterait comme une référence. À Londres, il avait accumulé durant cinq années une documentation d’une insoupçonnable richesse. Hélas, il n’avait rien pu emporter dans ses valises. Des milliers de fiches et de notes, sans lesquelles il ne pouvait pas poursuivre son travail, dormaient dans une caisse sur l’autre hémisphère. Son ami Ben Huebsch lui avait assuré que le précieux colis était en partance de Londres et que bientôt un transatlantique le chargerait jusqu’à Rio. Lui qui ne priait jamais, il se prenait à supplier le ciel pour qu’enfin accoste ce bateau. Balzac était devenu sa raison d’exister.

« Vous vous trompez, dit Lotte. Vous n’avez plus rien à prouver. Vous êtes le plus grand de tous. Et puis, il n’y a pas que Balzac. Je suis là, à vos côtés. Ne suis-je pas une raison de vivre ? »

Il acquiesça. Oui, elle lui importait plus que tout. Sa personne comptait plus que les livres qu’il avait écrits et écrirait, plus que tous les romans jamais publiés. Elle baisa sa main. Des larmes coulaient sur ses joues. Il lui dit de ne pas pleurer. Elle expliqua que c’était de la joie, le bonheur d’être enfin arrivés tous les deux, dans une demeure, loin des hommes, elle seule avec lui, c’était peut-être le destin qui l’avait voulu ainsi, les avait poussés sur la route de l’exil afin qu’ils se retrouvent ensemble, loin des serments barbares, à l’abri derrière l’étendue des montagnes, et l’infini de l’océan.

Il aurait aimé croire au destin, penser que ce voyage était guidé par une volonté supérieure. Mais il n’avait pas foi en Dieu. Il éprouvait le sentiment d’avoir laissé les clés de son sort sur la porte de la maison de Salzbourg.

*

Au matin du deuxième jour, un rayon de soleil traversa les persiennes et les rideaux de la chambre. Il entrouvrit les paupières. Il se leva sans attendre tandis que de longues minutes lui étaient nécessaires dans ce qui semblait déjà un autrefois lointain. La gouvernante, une jeune femme affable que Mme Banfield avait mise à leur service, lui prépara un café qu’il prit sur la véranda. La clarté y était telle qu’il lui sembla poursuivre un songe, lui qui ne rêvait plus.

Lotte se réveilla peu de temps après lui. Quand elle parut sur la véranda, le soleil posa sur elle un rayon de lumière. Elle raconta que le chant des oiseaux l’avait tirée du sommeil. Un son qu’elle n’avait entendu nulle part ailleurs, sorte de chœur primitif. « La symphonie tropicale », sourit-elle. Il songea à son ami Toscanini dirigeant La Pastorale à Monte-Carlo en 1934. Mais il ne s’attarda pas sur ces images du passé, il voulait en finir avec le passé. Pétropolis devait laver sa mémoire de toutes ces scories.

Elle avait bien dormi. Cela se lisait sur son visage. Jusque-là, les kilomètres parcourus avaient pesé sur sa santé. Au fil des mois d’errance, son état avait empiré. La traversée des océans avait creusé ses joues, abîmé ses yeux, séché ses lèvres. Le cœur de Lotte n’avait pas supporté le climat londonien. Et après Londres, lorsqu’ils firent halte aux États-Unis, les poumons de Lotte avaient rejeté l’air de New York. C’est aussi pour cela qu’ils s’étaient dirigés plus au sud. La première fois qu’ils étaient venus au Brésil, un an auparavant, le climat des hauteurs de Pétropolis lui avait été bénéfique. Ici, on se serait cru dans les Alpes autrichiennes, au Semmering, à Baden.

Depuis longtemps les médicaments n’agissaient plus sur son asthme. Chaque nuit, vers 2 heures du matin, il assistait, impuissant, au terrible spectacle de sa jeune épouse manquant d’air jusqu’à l’étouffement, assise au bord de la fenêtre, semblant vouloir dérober le souffle du dehors pour le faire sien. Les continents parcourus, les successions de chambres d’hôtel, l’interminable cortège d’incertitudes avaient alimenté la maladie. De la même façon qu’en ces temps funestes, sur le chemin de leur exil, l’espace venait à leur manquer, l’air aussi se raréfiait. L’air était pour elle une denrée précieuse. Ils n’avaient plus de terre où se réfugier, leur réserve d’argent s’était tarie. L’oxygène aussi faisait défaut.

 

Ils décidèrent d’aller déjeuner en ville. Lotte s’était vêtue d’une robe de lin beige qu’elle avait achetée à New York un mois auparavant, quelques jours avant de prendre le bateau pour le Brésil. Ils logeaient alors sur la 25e Rue, à l’hôtel Wyndham, dont ils avaient apprécié la tranquillité. Au début, l’Amérique leur avait semblé une terre accueillante. Une seconde vie au Nouveau Monde. Ils avaient débarqué à New York fin juin 1940, tandis que l’Angleterre qu’ils quittaient allait sombrer sous les bombes. Ils y avaient vécu quelques jours heureux mais, à nouveau, il avait fallu solliciter un visa, remplir quantité de papiers, demander des appuis, prouver que l’on avait le droit d’exister, d’être là, vivre d’incertitudes, de provisoire. L’Amérique n’était décidément pas la terre promise qu’on prétendait. Leur entrain s’était dissipé tandis que l’asthme s’aggravait. Lotte s’était mise à étouffer. La nuit, des médecins venaient à son chevet lui injecter des drogues. Hélas, tout l’air de New York ne semblait pas assez riche pour ses poumons. Ou bien le vent ne franchissait pas les pourtours de la ville. Ou la brise qui soufflait sur l’Hudson était trop faible. Ou il était trop tard et elle était perdue. Elle avait contracté cette terrible grippe. La fièvre lui avait fait perdre l’esprit. On avait cru sa dernière heure arrivée. Sur son lit de souffrance, à l’hôpital, il était demeuré à ses côtés une nuit entière. Lorsqu’elle avait repris connaissance, elle l’avait entendu proférer des paroles – mais peut-être était-ce la fièvre qui la faisait délirer ? Il parlait dans le vide, accablé de douleur. Ses lèvres tremblaient. Elle aurait juré qu’il s’adressait aux morts, envoyait des suppliques, exprimait des remords. Il regrettait d’avoir entraîné sa femme dans cette aventure. Ses chuchotements l’avaient apaisée. Elle s’était endormie, bercée par le son de sa voix. Au bout de quelques jours, la fièvre était tombée, sa respiration avait perdu son sifflement de cafetière. Les extrémités de ses doigts s’étaient réchauffées. Elle était guérie. Ils avaient conclu de ces semaines d’épouvante que New York n’était pas un endroit pour eux.

Dommage, elle serait volontiers restée, même si le climat était mauvais pour elle, si la torpeur des rues, la fumée des voitures asphyxiaient ses poumons. Manhattan déroulait un monde féerique. À la fin d’une nuit de crise, elle avait vu, à travers les vitres de l’hôtel, la vie se révéler aux lueurs de l’aurore. Elle était descendue dans la rue. Marcher au milieu des buildings lui donnait le vertige. Ici, tout semblait d’un romantisme ardent. Un sentiment d’irréalité, de puissance traversait les rues. Les hommes et les femmes qu’elle croisait ressemblaient à des êtres d’un nouveau type qui inspiraient l’admiration. Au milieu d’eux, entre ces hauts murs, elle s’imaginait la figurante d’un film, un film colorisé dont les images dissipaient les visions noires du film allemand. À l’heure de la sortie des bureaux, elle adorait se fondre dans la foule sur la 5e Avenue – elle qu’effarait le souvenir des masses allemandes ordonnées, bras tendu. Elle flânait dans Central Park. Les ombres portées par les tours ne l’effrayaient nullement. Quand un rayon de soleil se glissait entre deux buildings, elle se disait que la lumière lui tombait du ciel. Elle demeurait immobile au milieu du trottoir, le visage tourné vers ces hauteurs, les yeux mi-clos, s’enveloppant de cette clarté céleste. Quelqu’un la bousculait. Elle retournait dans l’ombre. Elle n’aimait pas qu’on la touche. Le contact brutal d’un corps anonyme faisait résonner dans son esprit – qu’elle imaginait aussi malade que son corps – le bruit des bottes sur le pavé, les hurlements des meutes en uniforme. Elle faisait un pas de côté, elle retournait à la lumière, l’air devenait léger, la vie devenait légère.

À New York, elle avait retrouvé sa nièce Eva, la fille de son frère Manfred. Eva et Manfred étaient tout ce qui lui restait de sa famille. Sa mère, ses oncles, ses tantes, ses cousins, n’avaient fui ni Francfort, ni Katowice, sa ville natale en Silésie, qu’elle avait quittée en 1933. Depuis bientôt un an, on n’avait plus de nouvelles d’aucun d’entre eux. Le courrier ne suit pas, arguait Stefan.

Dans les yeux d’Eva, elle rencontrait le regard de sa propre mère. La ressemblance était troublante. Selon la tradition, la petite-fille portait le prénom de sa grand-mère. Lorsque Lotte accompagnait sa nièce dans les rues de Brooklyn, elle avait parfois l’impression de flâner aux bras de sa mère dans le grand quartier juif de Katowice. Les vitrines des magasins, les terrasses des restaurants et les cafés suscitaient l’émerveillement de l’adolescente à ses côtés. Et dans la joie de celle qu’elle considérait encore comme une enfant, Lotte retrouvait un sentiment d’insouciance. Ses éclats de rire effaçaient le souvenir des tourments incessants de Stefan. Elle oubliait le déroulement interminable des pages manuscrites de l’autobiographie qu’il était en train d’achever et qu’elle devait retranscrire à la machine, chaque jour sans relâche, sur la vieille Remington, dont certaines touches ne répondaient plus. Et elle s’usait les yeux à tenter de comprendre chaque mot de l’écrivain, à s’interroger sur la signification d’une rature, la justesse d’un accord. Ses yeux lui étaient précieux. Les voyages et la maladie ne les avaient pas prématurément vieillis. Les heures passées à lire le manuscrit allaient finir par les abîmer. Mais, après tout, que lui importait d’y voir clair tant qu’elle était auprès de lui ?

Eva et elle avaient passé une dernière journée ensemble à Manhattan, avant le départ pour Rio. Elles s’étaient attablées à la terrasse d’un restaurant. Trois jeunes Américains qui déjeunaient près d’elles les avaient abordées, leur avaient proposé de s’attabler avec eux. L’affaire avait duré seulement quelques minutes. Mais une sensation de pure volupté l’avait alors traversée.

Elles étaient entrées dans un petit magasin à l’angle de la 42e et de Madison Avenue, chez un tailleur dont la vitrine exposait des robes somptueuses à des prix abordables. Lotte avait hésité sur le pas de la porte, Eva l’avait tirée par le bras. Elle avait besoin d’une robe pour sa nouvelle vie au Brésil. Elles avaient pénétré dans la boutique où le tailleur, un homme de petite taille, de forte corpulence, vêtu très élégamment, les avait accueillies comme des princesses d’Orient. Il leur avait servi du thé, avait déballé des collections entières.

« Vous savez, les gens ont tort de ne plus acheter de costumes et de robes, il va falloir s’habiller le jour de la victoire. Car nous allons gagner, je dis “nous”, entendez le “Peuple du Livre”. Que peut contre nous le Peuple qui brûle les Livres ?... À votre accent, je dirais que vous venez de… Cologne ?... Francfort et Katowice ? Moi, je suis de Stuttgart… Et quand êtes-vous partis de notre chère mère patrie qui dévore ses enfants ? 33, vous êtes une visionnaire ! J’ai attendu 36, et encore, j’y ai laissé ma fille Gilda. Son mari n’a pas voulu partir. Il disait que la situation ne pouvait pas empirer… cet imbécile d’Ernst Rosenthal ! Ma femme avait prédit qu’il ne serait pas un bon époux, ma chère Mascha, paix à son âme, elle n’a pas supporté le voyage jusqu’ici. D’après Hermann Flechner, qui a laissé un fils à Munich, ils vont tous être déplacés vers l’Est. L’Est, comme si c’était un endroit pour les Juifs ! ? Quand la guerre sera finie, je lui tirerai les oreilles, à cet imbécile d’Ernst Rosenthal… Savez-vous, à Francfort, j’ai assisté au mariage de ma cousine Rivkah dans la grande synagogue de Börnestrasse… Comment ça, votre grand-père était le rabbin de la synagogue ? Comme le monde est… on se retrouve en août 1941 à New York alors que j’ai dû entendre votre grand-père unir Rivkah avec Franz Hasen, paix à son âme – lui, ce sont les SA qui l’ont défenestré en mai 1933. Non, il n’y a pas de hasard, madame… ? Je ne vous ai même pas demandé votre nom, madame… Zweig… vous voulez dire madame Stefan Zweig ? ! Excusez-moi, je dois m’assoir, c’est trop d’émotion, d’abord votre grand-père qui marie ma cousine, ensuite votre mari dont ma fille a lu tous les livres. Pardonnez-moi, je dois vous sembler trop enjoué dans cette période noire, mais ne vous fiez pas aux apparences, je ne suis pas dupe, je sais bien comment le Reich traite les nôtres, mais si je tombe dans la mélancolie, je n’ai plus qu’à fermer le magasin, et qu’est-ce que je ferais de mes jours, sans ma femme ni ma fille ? Je ne vais pas attendre à Ellis Island toute la journée, de toute façon, plus personne ne débarque à Ellis Island, ils ont fermé les portes, les portes du grand Reich et les portes de l’Amérique. Ce n’est pas demain que ma Gilda entrera dans ma boutique. Alors je fais dans le tissu, mais bon, je ne suis pas analphabète pour autant, je sais reconnaître un grand écrivain, et puis, j’ai vu une photo de lui dans le journal, votre mari est d’une rare élégance, recommandez-lui de passer ici, vous savez, Max Wurmberg habille aussi les hommes, j’ai des costumes pure laine qui lui rappelleront les meilleurs ateliers de Berlin, même si, bien sûr, aujourd’hui personne n’a envie de se souvenir de Berlin… Vous savez, je n’expose que les robes pour femmes parce que l’avenir appartient aux tailleurs pour dames, si tant est que l’avenir appartienne aux tailleurs, je préfère ne plus trop croire en l’avenir, c’est ce qui a trompé Ernst Rosenthal… Enfin, un jour ou l’autre, le grand Roosevelt va finalement entrer en guerre, j’espère juste que, lorsqu’il se décidera à envoyer ses troupes, ma petite Gilda sera encore de ce monde, on est déjà en août 1941, s’il attend trop, je ne sais pas dans quel coin de Pologne on retrouvera ma fille. C’est que, voyez-vous, j’aimerais être grand-père, regardez, dans cette boîte, oui, une gigoteuse pour le bébé, à l’extérieur du velours brodé, dedans du jersey molletonné, elle est destinée à mon petit-fils, regardez, son nom est cousu sur la manche, il s’appellera Max, comme moi, selon la tradition de nos pères. »

Il s’était interrompu pour aller choisir, au fond d’un placard, une robe, arguant que c’était sa préférée, qu’il la réservait à sa fille mais que jamais Gilda n’oserait la porter. C’était une robe rouge, courte et très échancrée laissant le dos presque nu. Lotte l’avait passée, un peu à contrecœur. Il était resté un long moment, à genoux devant elle, piquant d’aiguilles l’étoffe et l’ajustant. Et il n’avait pas tari d’éloges sur la minceur de sa taille, le galbe de sa poitrine, la longueur de ses jambes, et avait promis que la robe serait prête avant le jour du départ.

« Vous allez être merveilleuse, vous êtes merveilleuse, madame Zweig, regardez ces hanches, ces épaules, vous êtes la femme idéale, vous méritiez le plus grand des hommes. »

Ils s’étaient séparés.

« Tu vas être sublime dans ta robe rouge ! » s’était exclamée Eva.

Lotte n’avait pas réagi. Elle marchait à la manière d’un automate, les yeux perdus dans le vague.

« Sur le sable de Copacabana… », avait poursuivi Eva.

Lotte ne se voyait pas flânant sur une plage. Elle n’imaginait pas son mari l’accompagnant sur le bord de mer. Cette robe, sans doute ne la porterait-elle jamais.

« Dans quelques jours, tu seras au Brésil ! On dirait que tu n’es pas heureuse ? »

Heureuse n’était pas un mot de son vocabulaire. Du bonheur, son adolescence avait retenu l’impression de quelque chose de confus et hors de portée. Elle ne ressemblait pas aux autres filles. Elle en avait le sentiment depuis son plus jeune âge. Elle avait la sensation que les autres étaient plus jolies, plus vives, plus éclatantes. Elle demeurait dans l’ombre. Aujourd’hui, c’était plus facile, on la complimentait, on la jalousait, l’ombre de Stefan Zweig ! Elle ne porterait jamais cette robe. Son corps lui avait toujours été étranger. Son corps était une terre stérile. D’où provenaient donc ses désespoirs, dont les accès la laissaient comme inerte ? Elle avait vécu une enfance heureuse et sans tourments. Son père la chérissait, son frère l’aimait, sa mère l’adorait. On lui avait offert tout le nécessaire. Elle n’avait rien conservé. Du territoire irréel des chimères enfantines n’émergeait qu’un sentiment de peine et de détresse. Elle éprouvait depuis toujours le sentiment de la défaite. Sa maladie respiratoire lui convenait parfaitement, elle n’aurait pas pu trouver mieux adaptée. Elle avait toujours manqué d’air, quel que fût l’endroit où elle se trouvait, réunion de famille, collège. Elle voyait vivre ses proches, elle écoutait rire ses amies, elle regardait passer les jours. Elle pénétrait dans une pièce, rien ne se produisait. Elle ignorait tout du bonheur. Elle connaissait la peur, toutes les peurs. La peur de l’inconnu, la peur du lendemain, la peur de mal faire, celle d’échouer et celle de réussir, la peur panique et la peur bleue, la peur des autres, la peur de soi, un rien lui faisait peur. La vie avait toujours constitué une épreuve qu’elle surmontait de plus en plus difficilement. Elle parcourait ces années de détresse, elle chancelait sous l’emprise du malheur. Sans doute dans la vision noire que portait son mari sur le monde avait-elle trouvé une patrie d’adoption.

« Tu es la femme la plus enviable, l’épouse du plus grand écrivain du siècle… Et tu possèdes maintenant la plus belle robe de Manhattan !

— Stefan prêtera tout juste attention à ma robe. C’est à peine s’il remarque ma présence.

— Pour toi, il a quitté sa femme. »

Simple prétexte… À l’époque, elle devait représenter à ses yeux une cure de jouvence. Il espérait puiser en elle les forces qui commençaient à lui manquer, un peu de la même façon qu’il avait suivi l’ordonnance d’un soi-disant médecin qui lui avait prescrit des hormones censées ralentir le vieillissement. Hélas, contre toute attente, elle était devenue une charge, un tourment supplémentaire. Dans cette vie consumée, aveugle et hasardeuse, elle lui imposait la promesse de nuits de terreur. Ce qu’il devait ressentir pour elle ? La pitié dangereuse.

« Tu préférerais rester à New York, avec moi ? Il comprendra… du moment qu’il est avec ses livres.

— Mais, Pétropolis, c’est aussi pour moi qu’on y va. La ville est à huit cents mètres d’altitude, il affirme que cela me fera le plus grand bien. J’étouffe ici.

— Viens, on va monter en haut de l’Empire State Building, tu vas prendre un grand bol d’oxygène.

— Je vais rentrer. Cette promenade m’a épuisée. Je n’ai pas pris mes médicaments à midi. Je crains de faire une nouvelle crise ce soir.

— Promets-moi de revenir me voir avant que vous ne partiez. Promets-moi une nouvelle journée avec toi. »

Elle avait hélé un taxi. On avait déposé Eva. Seule dans la voiture, Lotte avait repensé au discours du tailleur. Elle s’était imaginée se mariant dans la grande synagogue de Francfort, au lieu de cette salle sans âme de Bath en Angleterre, où Stefan et elle avaient prêté serment. Mazel Tov, murmura-t-elle comme pour elle-même. Mais aucun rabbin ne priait plus dans les villes d’Allemagne. Son grand-père avait cessé d’officier, avait sans doute disparu. Le Reich entier ne comptait plus un rabbin. Les synagogues d’Allemagne avaient été brûlées pendant la Nuit de Cristal. Les flammes avaient léché le ciel et les étoiles.

 

Ce soir-là, dans la chambre de l’hôtel Wyndham, Stefan avait le regard noir des jours mauvais. Un autre de ses amis, Erwin Rieger, s’était donné la mort, à Tunis. Après Ernst Toller et Walter Benjamin et Ernst Weiss. Le vide se faisait autour de lui. Le passé disparaissait par fragments. Les billets pour Rio avaient été pris. On embarquerait le matin du 15 août.

Il fuyait à nouveau. Il avait fui le Reich, et puis fui l’Angleterre, aujourd’hui venait le tour des États-Unis. Dans les raisons de ce départ, il y avait bien sûr la santé de Lotte, ses bronches fragiles, sa gorge malade. Il y avait également les tracasseries administratives auxquelles il était soumis – il était un étranger venu d’un pays ennemi. Il y avait cette langue qu’il maîtrisait mais dans laquelle il ne se reconnaissait pas. Il se plaignait aussi de l’ébullition permanente qui régnait à New York. Ici tout n’était que tumulte et frivolités.

Mais la vraie raison du départ était ailleurs. Le véritable motif était inavouable. – Comment son cœur avait-il pu s’endurcir à un tel degré ? – Il fuyait New York parce qu’en ce lieu il avait retrouvé tout Berlin et tout Vienne, rencontré un peuple d’exilés ayant perdu sa superbe, dont le parler n’était plus que plainte et lamentations, un peuple déchu errant au milieu des buildings à la recherche d’une âme sœur avec qui partager sa douleur. Il quittait New York parce que ici il était devenu une sorte de mécène vers qui on se tournait pour quémander un appui en vue de l’obtention d’un visa. On le harcelait pour une recommandation ou de l’argent. Lui à qui les autorités américaines n’avaient accordé qu’un visa provisoire devait rédiger par dizaines des affidavits, ces certificats, sésames de papier, engagements solennels à se porter garant d’un exilé d’Allemagne. Il était devenu un préposé à l’émigration. On le considérait comme le Messie. Il avait envoyé des liasses d’argent à Roth, à ce pauvre Weiss, à Briegman, à Fischer, à Maserel, à Loerke. Il avait de haute lutte obtenu un visa argentin à Landshoff, deux passeports brésiliens pour Fischer. Le téléphone ne cessait de sonner, on implorait son aide, un affidavit, un affidavit, pour Scheller, pour Friedmann, pour ceux restés sur le port de Marseille, à Port-Bou. On le suppliait d’agir. Une vieille femme à qui il avait promis d’intervenir pour son fils demeuré à Varsovie lui avait baisé la main. Ses interventions avaient permis de sauver quatre ou cinq de ses amis. On lui réclamait des soutiens par centaines. Il était le Premier Consul des Juifs Apatrides.

Les forces commençaient à lui manquer tandis que grandissait en lui le pire pressentiment. 1941 serait l’année la plus épouvantable de l’histoire, et 1942 plus effroyable encore. Et l’on comptait sur un écrivain apatride pour enrayer la machine de mort ?

Le monde qu’il avait connu était en ruines ; les êtres qu’il avait chéris étaient morts ; leur mémoire, livrée au saccage. Il s’était voulu le témoin, le biographe des riches heures de l’humanité ; il ne parvenait pas à se faire le scribe d’une époque barbare. Sa mémoire occupait trop d’espace, la peur prenait trop l’ascendant. La nostalgie était l’unique moteur de son écriture. Il n’écrivait qu’au passé.

Des êtres pris dans la souricière de l’autre côté de l’Atlantique plaçaient leur espoir entre ses mains. Lorsqu’un visa était accordé grâce à son intervention, le rescapé passait le mot : le pouvoir de Zweig est grand, un seul de ses recours sauve une famille entière, le Grand Zweig répond, écrivez, Zweig vous aidera. Des dizaines de Juifs venaient faire le pied de grue devant son domicile. Zweig tend la main, Zweig donne protection et appui, il délivre et il sauve. Un jour, il guérirait les malades, rendrait la vue aux aveugles. Assez ! Il n’était pas le Grand Rabbin de tous les Juifs Opprimés, il n’était qu’un écrivain. Il n’avait pas choisi d’être juif, il ne revendiquait pas d’être juif, il ne croyait en aucun dieu, il ignorait la moindre prière juive, il condamnait le sionisme, comme il abhorrait toute forme de nationalisme. N’avait-il pas assez payé pour une identité dans laquelle il ne se reconnaissait pas ? Il avait tout perdu. Qu’on le laisse en paix ! Il était las d’entendre parler de la misère, las de donner l’aumône, las du récit des assassinats et des tortures, des camps d’internement, des files d’affamés, des cohortes d’exilés, des hommes qui se donnaient la mort, las des âmes en déroute. Il voulait l’immensité paisible des vallées et des plaines, les montagnes qui jaillissent de la terre vivante, les vertes écumes de la mer, l’immensité du ciel étoilé. Il voulait le Brésil.

Il fallait dire aux gueux perdus dans la tourmente de trouver un autre Zweig, Stefan Zweig était poste restante. Demandez à Thomas Mann, à Franz Werfel, à Brecht qui espèrent encore en l’Allemagne, suppliez Bernanos et Breton, Fiers Combattants de la France libre, frappez à la porte d’Einstein qui croit en la nation juive, oui, voilà les héros et voilà les Justes.

Il avait été le premier des fuyards, il était le dernier des lâches, le dernier des hommes, le Dernier Zweig.

*

Ils marchaient tous deux dans les rues de Pétropolis. En portant le regard au loin, ils pouvaient contempler le flanc des montagnes de la Serra dos Orgaos dont la masse imposante faisait régner sur la ville une sorte de sérénité, donnait le sentiment d’une protection, comme le Corcovado au-dessus de Rio. Ils se dirigèrent vers le centre, à travers des ruelles, fleuries d’hortensias. Ils se retrouvèrent devant une rivière au bord de laquelle un jeune garçon pêchait, une canne de fortune à la main, et où la brise ramenait des odeurs d’herbes. Un colibri se posa sur une orchidée. Un cri de singe retentit de l’autre côté de la rive. L’oiseau s’envola. Ils reprirent leur marche. Un pont de bois enjambait la rivière. Quelques mètres plus loin s’édifiait un étonnant palais à la façade de cristal et de fer. Il raconta l’histoire de ce bâtiment offert par un aristocrate à son épouse cinquante années auparavant. L’homme avait fait venir de France chaque morceau de l’armature pour édifier un monument à la gloire de sa femme. À ces mots, elle se mit à rêver qu’un jour il pût lui dédier un livre, comme il avait dédié à Freud le Combat avec le démon, ou à Einstein Trois Poètes de leur vie, un livre voué à leur amour. Au coin de la rue, ils tombèrent sur une large avenue bordée de demeures imposantes, au style baroque. On se serait cru dans une ville allemande. Était-ce un simple hasard qui les avait conduits jusqu’ici ? L’Allemagne leur collait aux semelles. Pétropolis avait été fondée par l’empereur Dom Pedro, au siècle précédent, pour offrir une villégiature à son épouse, une descendante… des Habsbourg. Des fermiers de Rhénanie avaient été appelés à venir coloniser les terres et peupler la ville. Les quartiers portaient le nom de provinces allemandes, les enfants blonds se mêlaient aux petits métis. Le souvenir de l’Allemagne les écrasait. « Sois le marteau ou sois l’enclume », avait dit Goethe.

Ils longèrent l’avenue et s’arrêtèrent devant la somptueuse bâtisse du musée Impérial. Avec sa façade imposante, son luxe rutilant, ce palais d’été construit par l’empereur rappelait l’hôtel Métropol de Vienne. Le Métropol était devenu le siège de la Gestapo. Nul doute que, si les Allemands parvenaient un jour à Pétropolis, ils accapareraient ce bâtiment comme quartier général. Ils en aimeraient la façade rococo, les pièces fastueuses, le clinquant des dorures, la majesté des lustres. Ils aimaient ce qui flambe. Il imagina à la place des peintures représentant l’empereur de grands portraits de Hitler. Les SS raffoleraient des caves pour leurs jeux de torture.

Elle se sentait fatiguée. Le souffle allait bientôt lui manquer. Il prononça quelques mots d’apaisement, ils étaient presque arrivés. Un peu plus loin, ils entrèrent dans l’hôtel Solar do Impéri, le lieu où ils devaient déjeuner. Un groom ouvrit la porte, en prononçant des mots de bienvenue en anglais. Ici, il était un Anglais. Ils pénétrèrent dans le hall tapissé de toiles aux couleurs vives représentant des paysages tropicaux. Un garçon les conduisit vers la salle à manger. Ils s’assirent près de la terrasse d’où ils purent admirer les roches du massif de la Serra. L’ultime spectacle de ses jours, une chaîne de montagnes au milieu de la jungle. Le pianiste jouait un choro lent et mélancolique. On leur proposa à boire. Il commanda du champagne. Elle prit sur le menu un camarao casadinho – composition de crevettes farcies de farine de manioc. Il hésita entre un canard aux mûres et un bobo de camarao, demanda conseil au garçon. C’étaient deux plats au goût et à la préparation totalement différents, de quoi avait-il envie, ce midi ? Elle décida pour lui, lui prit la main, un sourire ironique aux lèvres. Il dit qu’elle avait raison de se moquer. Il était incapable de commander un plat. Il devenait gâteux. Elle le fixa et dit, l’air sérieux, les joues empourprées comme si elle allait commettre quelque chose de terriblement audacieux :

« Vous n’avez jamais su vous décider. »

On apporta les coupes. La musique se fit plus entraînante. Ils burent, les yeux dans les yeux, en silence. Et lorsqu’ils eurent vidé leurs verres, il lui souhaita un bon anniversaire. Des larmes coulèrent sur les joues de Lotte. C’était trop de bonheur, expliqua-t-elle.

« Deux ans de mariage… »

Il s’apprêta à porter un toast, à promettre des noces d’argent. Mais le serveur arriva avec les premiers plats. Et il n’eut pas à proférer des paroles auxquelles il ne croyait pas.

Ils se revirent deux ans auparavant, à Bath, près de Bristol, rirent à l’évocation de la façon dont l’employé municipal qui célébrait le mariage avait écorché le nom de Zweig par deux fois. Ils étaient seuls dans l’annexe de la mairie, seuls, sans témoin ni ami. Pour elle, pas de robe blanche ou de traîne. Ni voile ni couronne.

Chacun avait prononcé yes à sa manière, Lotte avec ferveur, lui comme la réponse à une formalité. Après que l’employé les eut déclarés unis par les liens du mariage, ils s’étaient embrassés. Au moment de descendre les marches de l’hôtel de ville, il avait ressenti l’impression d’être un père mariant sa fille.

Deux jours plus tard, il avait reçu un courrier de la Mairie. En déchiquetant l’enveloppe, il avait pensé à un mot de félicitations du maire. La lettre, à en-tête du Foreign Office, le désignait comme Alien Ennemy. La déclaration de guerre contre le Reich faisait de lui un ennemi potentiel du Royaume. Un document annexe lui précisait ses devoirs et ses droits. Mister Stefan Zweig était assigné à résidence. Il avait le droit de se déplacer dans la limite de 5 miles autour de son habitation. Au-delà, il risquait une inculpation. Il devait solliciter une autorisation administrative pour tout voyage. Il s’interdirait tout commentaire politique sur la situation. Chaque semaine, il signalerait sa présence à l’annexe de la mairie. « Ils ont dû oublier de mentionner le port de l’étoile jaune », avait-il réagi. La soldatesque hitlérienne l’avait menacé de mort, Goebbels l’avait classé dès 1934 sur « la liste 1 des Écrivains indésirables et nuisibles » d’Allemagne. Le Foreign Office le rangeait dans la catégorie B des « Étrangers ennemis ». Il avait échappé à la catégorie A, échappé à l’internement ! Un ennemi et un étranger de Londres. Jüden, auraient résumé les Allemands. Ennemi de l’Angleterre, lui, l’auteur de Marie Stuart ! De quoi avait-on peur ? Que Stefan Zweig attaque le 10 Downing Street ? Freud, son maître et ami, avait-il reçu la lettre du Foreign Office avant sa mort ? Freud en catégorie B, Freud Alien Ennemy ? Heureusement, Freud avait préféré quitter ce monde, à sa manière, à l’heure choisie.

Vermines en Allemagne, pestiférés en Grande-Bretagne.

 

Il avait choisi Londres en 1934, Londres plutôt que Paris, trop agité avec ses ligues et ses factieux. Londres pour en finir avec l’Autriche. Il avait posé ses valises, croyant déposer les armes. Il espérait que la distance le mettrait à l’abri des démons. Mais les démons l’avaient suivi, avaient franchi les terres et traversé le channel, les démons hantaient l’île. Le diable avait élu domicile en son esprit.

Il s’était mis à l’abri et on torturait ses amis à Dachau. Chaque mois, le Reich érigeait une marche pour l’échafaud. D’abord il avait vécu à Londres dans un appartement de Hallam Street. Il s’était ensuite installé dans la petite ville de Bath, dans la banlieue de Bristol. Après cinq longues années d’exil, il avait obtenu un passeport, grâce à l’intervention de Bernard Shaw et de HG Wells. Et quand, enfin, il était devenu citoyen britannique, la guerre avec l’Allemagne avait été déclarée. Dès lors, on voyait des espions à chaque coin de rue. Il ne faisait pas bon s’exprimer en allemand. Le soupçon pesait sur les exilés. Sur ce passeport, obtenu de haute lutte, avait été ajouté, à l’encre noire : Alien Enemy. Ennemi du Reich et de la Couronne britannique. Il était devenu un paria. Ennemi du genre humain, Zweig, le fervent humaniste.

Et comme il préférait l’exil au déshonneur, il avait quitté Londres pour New York. Après quoi, il avait fui New York. Fuir était sa façon d’habiter le monde. Salzbourg-Londres, Londres-New York, New York-Rio. Et après le Brésil, quel au-delà ?

 

« Londres n’eut pas que de mauvais côtés », sourit-elle.

Ils devaient à l’exil londonien de s’être rencontrés. Il venait de s’y établir au printemps 1934. Elle y était exilée depuis un an déjà. Elle avait fui Katowice avec son frère, dès 1933, à peine Hitler avait-il pris le pouvoir. Troublante ironie, Friderike les avait présentés l’un à l’autre. L’épouse avait insisté pour qu’il s’attache les services d’une secrétaire particulière dans l’écriture de son Marie Stuart, maintenant qu’ils avaient perdu la fidèle Erika Meingast. Durant presque tout l’entretien, Lotte était restée silencieuse. Était-ce son air intimidé qui l’avait séduit, cette allure soumise, admirative, dont elle n’avait pu se départir ? Elle n’avait que vingt-cinq ans, lui la cinquantaine.

Dès le premier échange de regards, Friderike avait compris. Mais elle ne s’était pas méfiée. Les années écoulées auprès de l’écrivain avaient vu passer une longue procession de maîtresses. Elle s’était résignée à son statut de femme trompée. Elle exigeait seulement un peu de discrétion. Elle demandait le silence. Avec Lotte, les choses avaient tourné autrement qu’à l’ordinaire.

Ils s’étaient retrouvés tous les trois, l’été suivant, sur les bords de la Promenade des Anglais, à l’hôtel Westminster. Lotte occupait une chambre à côté de celle des deux époux. Ils avaient passé là un mois de l’été 34 avec Joseph Roth et Jules Romains. Ils allaient assister au concert de leur ami Toscanini à l’Opéra de Monte-Carlo, faisaient de longues balades le long de la Grande Corniche. Un matin de juillet, Friderike, sortie pour aller chercher son visa au consulat, était rentrée plus tôt que prévu. Comme dans un mauvais vaudeville, elle avait surpris son mari et sa secrétaire, main dans la main, sur le balcon.

 

Une femme traversa la salle du restaurant de l’hôtel Solar do Impéri d’un pas alerte. Elle portait les cheveux courts, un peu grisonnants. Elle était vêtue d’un pantalon de flanelle beige et d’une chemise noire. Il ne put s’empêcher de suivre du regard sa silhouette glissant entre les tables.

« Elle ressemble un peu à Friderike », dit Lotte d’une voix calme.

Il nia.

« Si, quelque chose dans l’allure. Elle avait beaucoup d’allure, votre femme. »

Il répondit qu’aujourd’hui c’était elle, sa femme.

« Elle vous manque parfois ? »

Il fit non de la tête.

« Je suis sûre qu’elle vous manque, ou qu’elle va vous manquer. Peut-être n’aurions-nous pas dû quitter New York ? »

Il se remémora la dernière fois qu’il avait vu Friderike et, aussi incroyable que cela pût paraître, cette rencontre à Manhattan avait été le fruit du hasard. Ils s’étaient retrouvés face à face dans un bureau de la 5e Avenue où chacun venait faire remplir un visa. Ils ne s’étaient pas vus depuis des mois. Il avait éprouvé l’envie de la prendre dans ses bras. Il avait refréné son désir. Il avait abrégé le temps des effusions. Il détestait les épanchements. Cette rencontre était-elle un signe ? Ces incroyables retrouvailles juste avant le départ pour Rio devaient-elles lui faire renoncer au voyage, signifiaient-elles qu’il fallait rester à New York avec Alma et Franz Werfel, avec Thomas Mann et Jules Romains ? Demeurer auprès des siens ?

Le serveur apporta les plats. Il n’y avait plus de canard aux mûres, le chef lui avait préparé un bobo de camarao. Il ne réagit pas. Elle dit au serveur :

« Vous savez, ce n’est pas grave, il ne choisit jamais vraiment. »

 

Il se mit à évoquer le souvenir des jours anciens. Il aimait faire le récit des heures du début du siècle, quand il avait vingt ans, à Vienne. Il savait que ses anecdotes la ravissaient toujours. Elle avait l’impression de voyager dans le temps, d’avoir eu vingt ans avec lui. Parfois, quand il n’était pas d’humeur, elle insistait :

« Racontez-moi un de vos souvenirs. J’aime quand vous vous racontez, vous racontez si bien. Je veux tout savoir de vous. Le présent et le passé. Je veux avoir été la spectatrice de chaque seconde de votre vie. Je veux être à vous tout entière, debout à votre bras, je veux avoir été au café Beethoven, et au Burgtheater, me promener au Volksgarten, admirer la Maximilianplatz, monter à vos côtés les marches de l’Opéra, respirer l’air de Marienbad. Le destin m’a fait naître trop tard, je veux rattraper le temps perdu, ces années à l’écart de votre présence, racontez-moi ! »

Il se mettait à évoquer les heures radieuses de son existence. Et alors, des valses résonnaient dans l’esprit de Lotte. Des éventails s’agitaient aux mains gantées de jeunes femmes aux robes mirifiques tournant au bras d’officiers de l’Armée impériale vêtus de leur uniforme blanc et au torse brillant de décorations. En l’écoutant, elle se retrouvait à son bras, dans la salle de bal du palais Hoffburg. Devant eux, de jeunes couples se balançaient au rythme de la musique. Aux murs étaient disposées, à côté des tableaux représentant l’Empereur François-Joseph, des peintures de Klimt. Des lustres gigantesques répandaient sur la salle des averses de lumière. Elle l’écoutait, tenue, guidée par ses paroles. Ils dansaient autour de ses mots. Ils goûtaient l’un à l’autre, préoccupés d’eux seuls. Elle entendait s’échapper de ses lèvres un mot qu’il ne lui avait jamais encore dit, qu’il ne prononcerait sans doute jamais. Jamais je t’aime, jamais la promesse d’une vie éternelle côte à côte, d’un amour plus grand que celui de tous les autres, jamais le vœu exprimé que de son ventre de femme vienne un fils, un fils du nom de Zweig, fils de Stefan Zweig et Elizabeth Charlotte Altmann, petit-fils de Moritz et d’Ida Zweig, d’Arthur Salomon et de Sarah Eva Altmann.

 

Au-dehors, soudain, on aurait dit que la nuit était tombée. Une masse de nuages noirs et gris couvrait le ciel. Un éclair zébra l’horizon. Le tonnerre gronda. Après quoi la pluie s’abattit avec un immense fracas. Il lui dit de ne pas avoir peur. Elle répondit qu’elle ne craignait rien à ses côtés.

Peu lui importaient la pluie et le tonnerre. Son ventre resterait stérile. Jamais sur son sein le braillement d’un enfant, jamais le doux bercement entre ses bras. L’horizon s’effondrait sur la terre. Il se remit à lui parler. Elle ne l’écoutait plus. Son esprit était ailleurs. Elle songea à Eva dans les rues de New York. Au bout de quelques minutes, l’averse cessa. On apporta l’addition. Aussi vite qu’il avait noirci, le ciel retrouva un bleu d’azur.

Ils quittèrent le palace. Il héla l’homme posté devant l’hôtel aux commandes d’une charrette attelée de deux chevaux. Ils rentrèrent.