La démence est classiquement définie comme un affaiblissement psychique profond, global et progressif qui altère les fonctions intellectuelles basales et désintegre les conduites sociales. La démence atteint la personnalité jusque dans sa structure d’ « être raisonnable », c’est-à-dire dans le système de ses valeurs logiques, de connaissance, de jugement et d’adaptation au milieu social.
Naturellement, les « états démentiels » doivent être considérés surtout sous leur aspect évolutif et à ce titre ils comportent des phases et des degrés.
Quand la démence est incipiens ou peu profonde, on emploie plutôt le terme d’affaiblissement démentiel ou intellectuel.
Quand elle est peu sensible et presque infraclinique (qu’elle se manifeste presque exclusivement par les épreuves psychométriques ou tests), on parle de détérioration mentale.
Ajoutons enfin que le potentiel évolutif (durée, profondeur et progressivité) de la démence dépend essentiellement des processus cérébraux qui le conditionnent. Si dans les maladies mentales chroniques que nous avons envisagées jusqu’ici, l’écart organo-clinique entre le tableau clinique et les troubles organiques générateurs est si grand qu’il paraît souvent conjectural, par contre pour les démences proprement dites (et surtout pour celles dites « primitives » comme la démence sénile et la P. G.) cet écart est minime et l’état démentiel paraît le plus souvent être un effet direct des processus cérébraux.
La démence fut d’abord définie par son caractère de déchéance irréversible, chronique, progressive, incurable. Mais le traitement de la paralysie généraie (1917) a bouleversé les idées sur ce point, car on a vu, pour la première fois, une démence non seulement se stabiliser, mais même s’améliorer de façon parfoistrés importante. Dés lors le problème diagnostique et pronostique et la notion de démence elle-même se sont modifiés avec les progrès de nos thérapeutiques. Il est devenu capital de serrer le diagnostic par des investigations destinées tant à découvrir la nature du processus en cause qu’à préciser la forme et le degré de l’affaiblissement, son dynamisme évolutif, afin de pouvoir éventuellement en modifier le cours.
Il n’en reste pas moins que, malgré cette évolution des idées et des faits, le point central de la conception de la démence reste le même pour les classiques et pour les contemporains : c’est la notion de potentiel évolutif des états démentiels, notion qui nous est familière après l’étude de cette « paradémence » que constitue la schizophrénie. Spontanément, la démence tend vers l’aggravation progressive et la déchéance psychique terminale. Même arrêtée par des paliers de rémission ou d’amélioration, cette tendance évolutive constitue l’affaiblissement progressif des fonctions psychiques. On a justement parlé de 1’ « asystolie du cerveau » en face de ces états qui sont pour la vie psychique une des façons de mourir.
La prolongation de la vie humaine donne au sujet une actualité qui se traduit par de nombreux travaux portant surtout sur la maladie d’Alzheimer (cf. p. 851 à 854).
Trois types de malades vont nous servir à décrire les degrés de profondeur de la démence : le premier résumera l’ancien aspect classique de démence profonde : un dément au stade chronique et irréversible ; — le second nous montrera à propos d’une forme d’intensité moyenne la nécessité d’investigations cliniques et paracliniques ; — le troisième nous familiarisera avec la recherche de la détérioration mentale à l’aide des tests.
Le comportement du malade par sa seule observation nous renseigne sur son état démentiel. La présentation (malpropreté, gâtisme, incurie, désordre de la tenue), l’activité (désordonnée, insolite, absurde ou nulle), la perte de l’initiative et du souci de s’adapter à la situation vitale, l’incapacité d’auto-conduction sont autant de symptômes caractéristiques d’une profonde désintégration psychique.
L’interrogatoire va confirmer ce diagnostic : tantôt le langage a perdu toute cohérence dans sa signification et même dans sa morphologie phonétique (chez certains malades ne subsistent que des reliquats de langage). Tantôt une conversation reste encore possible, mais elle rend éclatant le diagnostic d’affaiblissement démentiel par l’incapacité du malade à saisir verbalement l’ensemble d’une situation simple, à s’en rendre maître et à s’y adapter. Même s’il persiste un certain « stock verbal », son usage donne l’impression d’automatismes mal ajustés : les mots s’engrènent au fil d’associations résiduelles dont la signification tourne dans un cercle plus ou moins étroit de préoccupations sans rapport avec la question posée (rabâchage, radotage). Cet appauvrissement grave du système symbolique fondamental ne doit pas être confondu avec un état confusionnel ou un déficit instrumental comme l’est par exemple l’aphasie, car le trouble du langage s’y présente comme l’effet d’un trouble global du fonctionnement intellectuel et des opérations de la pensée discursive.
La désorientation temporo-spatiale, les troubles de la mémoire de fixation et d’évocation, les troubles de l’humeur, la turbulence, l’incontinence ou le désordre des expressions émotionnelles constituent les principaux symptômes de cette dégradation.
L’histoire du malade est celle d’une évolution déjà longue, entrecoupée ou non de rémissions en paliers. Le diagnostic de démence est évident et le problème de son étiologie est généralement facile à régler. Les questions pratiques qui se posent ici sont celles de maintenir le comportement hors du gâtisme, de la turbulence. Le pronostic vital est celui de la défaillance des grands appareils régulièrement compromis par la déchéance organique globale.
Les circonstances de l’examen médical sont diverses. Le sujet est généralement adressé au psychiatre pour des troubles de sa conduite ou de son activité professionnelle : actes absurdes, achats inconsidérés, modifications importantes de sa conduite dans la famille, dans son travail, dans ses relations privées ou sociales. Mais l’état démentiel ne s’impose pas à l’évidence car l’affaiblissement intellectuel est longtemps camouflé, soit par une évolution particulièrement lente, soit par la tolérance du milieu souvent étonnante. — Ce peut être au cours de la surveillance d’une syphilis ancienne que le médecin, redoutant la méningoencéphalite, pose l’indication d’un bilan mental. — Plus souvent c’est à l’occasion d’une « claudication » du comportement. « Il baisse », dit-on par exemple d’un homme d’affaires qui s’engage dans des spéculations hasardeuses. Il a des oublis inexplicables. Il se perd dans les rues. Sa moralité se relâche.
Le plan d’examen devra comporter : a) un bilan clinique de l’état démentiel : c’est la recherche de la démence et l’estimation de son niveau par l’examen clinique et en recourant à des épreuves psychométriques ; b) un bilan somatique : c’est la recherche des lésions neurologiques en premier lieu, mais aussi des défaillances de tous les grands appareils qui conditionnent la démence et en fixeront le pronostic ; c) des épreuves paracliniques destinées à préciser le processus organiques.
1° Bilan de la démence. — Les traits du comportement habituel et caractéristique seront fournis par l’entourage et on notera avec une particulière attention : la tenue, l’expression mimique, le comportement professionnel, la sociabilité, l’humeur, la sexualité. On observera spécialement les symptômes qui se rencontrent avec une particulière fréquence dans l’état démentiel (impulsions, fugues, turbulence, troubles des conduites alimentaires et de la propreté corporelle, etc.).
L’examen clinique sera surtout orienté sur l’appréciation des fonctions intellectuelles. Il est nécessaire pour la clarté de l’exposé de séparer ici les diverses fonctions dont chacune permet d’ailleurs de saisir le caractère global de l’affaiblissement intellectuel.
a) Le fond mental et les capacités opératoires. — Il s’agit de déterminer ce qui ne fonctionne plus dans l’état psychique actuel.
— Attention. Son déficit se marque surtout par l’absence de possibilité d’effort (concentration). Les consignes sont mal comprises. Le malade n’écoute pas et est distrait. Les temps de réaction sont longs.
— Mémoire. Tout au long de l’examen on pourra constater l’absence de Précision, l’inexactitude et la lenteur des évocations. On explorera systématiquement les souvenirs anciens et les souvenirs récents et, si l’on peut, on soumettra le malade à des épreuves de répétition de chiffres ou de phrases (amnésie de fixation). On notera la capacité de rétention de consignes simples ou l’exécution d’ordres plus compliqués (épreuve des trois commissions).
— Orientation temporo-spatiale. Elle est constamment troublée. On notera si le malade est orienté dans le temps (saison, année, calendrier) et dans l’espace (lieu de son séjour). On tâchera d’obtenir de lui le plan sommaire de son habitation, on surveillera s’il retrouve sa chambre et son lit. Les fausses reconnaissances ou les troubles de la reconnaissance doivent être particulièrement signalés.
— Le langage sera apprécié dans sa composante motrice (dysarthrie) et dans sa composante sensorielle (compréhension des ensembles verbaux). La lecture et l’écriture complètent l’exploration du langage car elles peuvent être perturbées en deçà ou au-delà de ce que comporte la détérioration globale. La lecture est un excellent moyen d’explorer la plupart des fonctions élémentaires du psychisme : elle réalise assez bien une de ces épreuves globales auxquelles nous faisions allusion. Pour en tirer le maximum de renseignements, on fait lire à haute voix une dizaine de lignes d’un article contenant un récit bien concret, puis on interrompt la lecture et on demande au sujet de résumer ce qu’il vient de lire. Cette épreuve permet d’apprécier les troubles d’articulation, l’attention, la mémoire immédiate, la capacité d’ordonner un récit et d’apprécier une situation. L’écriture constitue aussi un temps précieux de l’examen. Elle apporte des renseignements et sur le langage et sur les fonctions psychomotrices en dehors du langage. Des spécimens pourront être conservés et comparés, éléments qui permettent de suivre une observation et de construire une véritable courbe évolutive de la démence. Quelques dessins, copiés ou reproduits de mémoire, complètent l’examen de l’écriture en manifestant la capacité de réaliser des formes symboliques (maison, mains, silhouettes). On explorera également le calcul. Tel sujet peut conserver un maniement correct des schémas verbaux du calcul (table de multiplication) et se montrer incapable d’une opération véritable, même d’une simple soustraction. De petites opérations posées sous forme de problèmes sont le moyen le plus simple de mettre en évidence les troubles du jugement et de la capacité constructive de la pensée catégorielle (Goldstein).
b) Le fonds mental et le jugement. — Avec la notion d’activité synthétique globale on aborde le niveau d’activités intellectuelles plus complexes que les précédentes. A ce titre elle nous permet de saisir l’ essentiel de la démence, c’est-à-dire le trouble profond de l’intelligence, car tout ce qui vient d’être dit ne nous met pas en mesure de séparer radicalement les perturbations qui accompagnent les états confusionnels ou suivent toute grave lésion cérébrale (syndrome psycho-organique) de celles qui sont spécifiques de la démence. C’est que la démence atteint les capacités essentielles de la vie psychique en tant que pouvoir d’invention, de jugement et de raisonnement. L’examen clinique du dément devra donc comporter l’étude de l’aptitude à acquérir de nouvelles techniques ou à résoudre de nouveaux problèmes (acquisivité), celle des troubles du jugement qui perturbent les valeurs logiques et de réalité et enfin celle des troubles du raisonnement qui permet de résoudre les problèmes abstraits.
Par acquisivité on entend la possibilité d’accéder à une solution devant une situation nouvelle. Elle constitue la base de tout apprentissage et en un certain sens de l’intelligence, car elle constitue le fondement de l’adaptation et de l’utilisation de l’expérience. On peut imaginer de nombreuses épreuves pour explorer ce pouvoir. L’interrogatoire déjà ou l’épreuve de la lecture résumée comportent des éléments d’appréciation de cette acquisivité. Un exemple comme celui du maniement de la pince de Péan peut fixer les idées sur ce point : c’est l’épreuve préconisée par Liber (1933). Elle consiste à démonter puis remonter devant le sujet une pince à forcipressure, à lui en montrer l’usage et à contrôler ensuite ce qu’il en a appris. Un apprentissage simple comme celui-là est une situation nouvelle suffisante pour « tester » cliniquement la capacité de solution d’un problème concret nouveau.
Par le jugement on entend l’ensemble des valeurs logiques ou de réalité assignées par le sujet à une situation, à un événement, à un ensemble de circonstances, à une opinion et notamment à la sienne (autocritique). On doit varier les épreuves selon le degré de culture du sujet, car la notion de démence est seulement relative au savoir et à la culture qui entrent comme facteurs importants dans la constitution de l’intelligence. La conscience des situations vitales, de la situation morbide en particulier, est un temps capital de cet examen. Le dément n’estime plus à leur valeur exacte ou même approximative ses capacités physiques, mentales, morales, sociales. Son système d’intérêts, les buts de ses activités, ses croyances sont comme disloqués. Les données qui surnagent dans l’activité psychique apparaissent comme des épaves sans unité et sans références dans la mesure même où le jugement est indifférent ou impuissant à les critiquer.
Le raisonnement est une opération complexe qui met en jeu la capacité d’or donner à l’aide de concepts une construction logique par rapport à une fin grâce à des techniques intellectuelles et verbales. Les épreuves de raisonnement qui s’adressent à une opération du niveau le plus élevé sont donc des épreuves globales qui permettent d’apprécier assez précocement le déficit intellectuel.
Dans l’exemple de démence moyenne pris pour type, de telles épreuves seront grossièrement éloquentes. On verra d’ailleurs généralement le malade sans inquiétude devant ses échecs et comme indifférent à l’intérêt, à la position et à la solution des problèmes. C’est que (cf. Sémiologie, p. 131), non seulement le « fond mental » est atteint dans la démence (comme dans la confusion), mais le « fonds » (le capital) intellectuel est ici très diminué. C’est-à-dire que le dément a perdu ses possibilités opérationnelles (attention, mémoire, orientation, etc.), mais aussi ses « facultés » de jugement, la structure logique de son système personnel de connaissance, de sa « raison ». Nous insisterons sur ce point plus loin.
c) Troubles de l’humeur et activité délirante. — De cet aspect fondamental de démence se détachent des symptômes de libération affective ou imaginaire.
L’humeur est par exemple, chez le paralytique général, plus souvent expansive que dépressive. C’est même le ton jovial des réponses absurdes ou la trop facile admission des échecs dans les épreuves les plus simples qui donnent é 1’examen cette tonalité démentielle propre à la P. G. Cependant, il n’est pas rare que le trouble thymique soit inversé et que le sujet ajoute à son déficit intellectuel des réactions dépressives et anxieuses qui viennent compliquer l’estimation des capacités intellectuelles. L’expansion peut aller jusqu’à l’agitation et aux violences, la dépression jusqu’à la stupeur.
Les délires sous forme fabulatoire et plus rarement hallucinatoire s’observent surtout au début de l’évolution. Plus tard ils sont masqués par le déficit intellectuel ou plus exactement ils sont noyés dans l’atmosphère psychique désordonnée. Les principaux caractères de ces idées délirantes sont l’inconsistance et l’absence de systématisation, leur dépendance à l’égard de l’humeur (euphorie, colère, peur) et l’absurdité. Dans la paralysie générale prise comme exemple, le délire mégalomaniaque est variable et niais. Le plus souvent on peut à peine parler de délire car le terme implique généralement une élaboration de la pensée délirante ou une fixité de conviction qui fait ici défaut. L’incapacité intellectuelle et la libération des pulsions se combinent et s’intriquent pour déterminer extemporanément des affirmations sans critique. Le dément dans son délire vit plutôt des situations fugaces comme celles d’un rêve incohérent : il est évêque ou marin, ministre ou clochard. Il vit dans un monde restreint d’images flottantes, réduit à quelques schémas puérils, hors du temps et de l’espace. Il radote avec placidité ou bien se fâche si l’on met en doute ses assertions. Il est « retombé en enfance ». Il se conduit comme un enfant dans des jeux imaginaires, mais son activité ludique et fabulatoire a quelque chose de plus stéréotypé que celle des enfants.
2 ° Bilan somatique. — a) L’examen des fonctions du système nerveux. — Il montre généralement des déficits fonctionnels importants. Nous avons déjà parlé de celui du langage, de l’écriture, du dessin, du calcul. Dans certains cas, il faudra entreprendre une étude de ces fonctions avec les rigueurs de la méthode neurologique, car il peut exister un décalage entre l’appauvrissement intellectuel global et des troubles plus « localisés » de la sphère du langage, des gnosies ou des praxies. Ces troubles sont-ils secondaires à l’affaiblissement global ou au contraire relèvent-ils de lésions focales qui peuvent masquer une conservation relative des capacités de jugement ? Ce problème clinique difficile doit faire l’objet d’une analyse minutieuse des symptômes.
L’examen neurologique va fournir d’autres éléments importants pour l’étiologie de la démence : déficits moteurs et sensitifs, syndromes extra-pyramidaux, troubles sensoriels, etc. On vérifiera l’état des réactions pupillaires, des réflexes, du fond de l’œil. Il importe en effet de préciser quel processus cérébral est sous-jacent à la démence (processus vasculaires, tumoraux, méningo-encéphalitiques, atrophiques, etc.).
b) L’état des grandes fonctions végétatives et somatiques complétera ces examens : il est constant que le dément porte des stigmates de déchéance organique, du système cardio-vasculaire (athérome), de l’appareil respiratoire (tuberculose), de l’appareil urinaire (infections vésicales compliquant des troubles sphinctériens), du revêtement cutané (escarres), de l’appareil digestif (anorexie, boulimie, refus d’aliments, stase colique, incontinence anale), autant de troubles dont l’importance vitale est évidente.
c) Les investigations paracliniques. — Des examens de laboratoire seront le plus souvent indispensables pour fixer le diagnostic et plus encore le pronostic de la démence.
Les explorations paracliniques du système nerveux sont : l’examen du liquide céphalo-rachidien ; les diverses techniques radiologiques capables de déterminer la morphologie du cerveau, en premier lieu l’encéphalographie gazeuse fractionnée; l’électroencéphalographie; l’examen du fond d’œil. C’est à la suite de ces examens qu’on pourra affirmer l’étiologie syphilitique, tumorale, atrophique, vasculaire, du processus générateur de la démence. Plus encore c’est à la suite de ces examens qu’on portera le pronostic d’évolutivité. Tel sujet en plein comportement démentiel dû à la paralysie générale peut-il ou non avoir une chance de récupération ? La constatation dans le liquide céphalorachidien d’une réaction cytologique élevée permet de l’espérer, car le traitement pénicillé est actif contre la méningo-encéphalite encore en évolution. Mais on retrouve ici « l’écart organo-clinique » : les signes démentiels ne sont pas forcément parallèles aux signes biologiques. Du moins possédons-nous dans ce cas une chance de récupération, alors que la constatation d’un liquide céphalo-rachidien inactif (taux d’albumine bas, lymphocytose faible) montre que le processus générateur est fixé.
Les explorations paracliniques des grands métabolismes généraux ne sont pas d’un moindre intérêt : taux de l’urée, glycémie, rapports des électrolytes, bilan hépato-rénal, formule sanguine, etc., tels sont quelques-uns des points par lesquels le clinicien précisera le bilan organique.
Si nous envisageons maintenant un état d’affaiblissement intellectuel plus discret, moins net, de pronostic plus incertain, il posera un problème assez différent du précédent : celui du diagnostic précoce de l’affaiblissement démentiel. Le terme de « démence » ayant pris classiquement le sens d’affaiblissement massif et terminal est alors moins employé que celui de détérioration mentale (degrés initiaux ou plus légers de l’affaiblissement).
Les circonstances d’examen seront des plus variables, car l’éventail des situations neurologiques ou psychiatriques qui comportent, à titre d’élément du diagnostic et du pronostic, la recherche de la détérioration est très large. Chez un sujet jeune, une tumeur cérébrale, un traumatisme crânien, les séquelles d’une méningite tuberculeuse exigent cette précision. Chez un sujet âgé, c’est le problème plus fréquent encore des syndromes vasculaires cérébraux qui se pose, soit au premier plan quand on se demande quelles sont les capacités réelles de tel sujet qui commence à alarmer son entourage par des traits discrets d’affaiblissement, soit au second plan d’un tableau clinique (état dépressif par exemple) qui fait s’interroger sur la possibilité d’une détérioration sous-jacente.
Le taux de détérioration est en tout cas d’une appréciation très difficile et le psychiatre devra s’appuyer sur les méthodes de la psychométrie.
1 ° Examen clinique. — Sans doute l’examen clinique n’est-il pas dépourvu de valeur d’approche, car il est lui-même en un certain sens un examen psychométrique plus grossier mais indispensable. C’est alors que se manifeste la sagacité du clinicien qui s’emploie et s’ingénie à établir une estimation du dommage intellectuel. Voyons d’abord comment le clinicien essaie de mettre en évidence cette « claudication psychique » :
— La mémoire peut être irrégulière (amnésie des noms propres). Le souvenir des faits Personnels Peut être bon alors que des lacunes frapperont des événements sociaux pourtant marquants : dates de la guerre, évocation d’une donnée historique à laquelle le sujet a participé. Ce dernier évoquera avec précision l’affaire Dreyfus mais aura oublié la guerre d’Algérie conformément à la loi de Ribot (solidité des souvenirs anciens relativement aux souvenirs récents).
— Des épreuves d’attention sont faciles à imaginer : consignes devant un texte (tests de barrage, etc.). On y appréciera la difficulté à suivre un effort, les déviations de l’attention devant un petit obstacle technique ou conceptuel.
— L’idéation sera étudiée dans sa richesse, sa rapidité et sa facilité. Le sujet a tendance à reprendre, avec une monotonie qu’il ne remarque pas, quelques thèmes essentiels (persévération). Les préoccupations culturelles peuvent masquer, derrière un vocabulaire étendu, un manque d’intérêt réel et les cadres verbaux prêtent une façade que la souplesse de la vie et du jugement a désertée. Certaines épreuves — sortes de pré-tests — peuvent être employées soit pour se rendre compte de la capacité de construction intellectuelle, soit pour apprécier le degré d’abstraction, de compréhension (embûches de raisonnements ou de calculs, comme par exemple soustraction absurde, règle de trois élémentaire, problèmes de définition ou de discrimination, etc.). Ces épreuves non « étalonnées » le sont cependant en un certain sens car elles se réfèrent par comparaison à une sorte d’expérience moyenne du clinicien.
2 ° Mesure psychométrique de la détérioration mentale. — A cette recherche clinique, les psychologues ajoutent l’appui précieux d’épreuves étalonnées et validées. Pichot (1949) donne comme définition de la détérioration mentale : la différence entre l’efficience antérieure et l’efficience actuelle, ce qui montre bien la difficulté de la mesure, puisque l’efficience antérieure n’a généralement pas été déterminée. C’est pourquoi on a dû aborder le problème par voie détournée, en prenant comme termes de comparaison certains éléments « qui tiennent » et sont censés donner le niveau de l’efficience antérieure. Encore faut-il tenir compte de la détérioration physiologique due à l’âge.
C’est en partant de ces données que Wechsler a pu établir des échelles moyennes qui servent au calcul de la détérioration. L’échelle de Wechsler-Bellevue va mesurer deux groupes de réponses : les tests qui tiennent avec l’âge et qui sont surtout les tests de vocabulaire ; les tests qui ne tiennent pas, ce sont ceux qui impliquent une efficience nouvelle (arithmétique, mémoire, immédiate, observation des consignes d’un code, cubes de Kohs, etc.). L’index de détérioration tiendra compte de la détérioration physiologique (qui commence à 30 ans et atteint 16 % entre 55 et 59 ans). Correction faite de ces écarts normaux par la table de Wechsler, on aboutit à un pourcentage
pourcentage qui, pour Wechsler, permet de conclure à une détérioration possible (à partir d’une perte de 10 % sur le niveau de l’âge) ou à une détérioration certaine (à partir de 20 %). Mais il arrive que les réponses d’un test de Wechsler ne soient pas significatives. Par exemple, le quotient peut être bon par addition de valeurs élevées dans certaines réponses et de valeurs mauvaises dans d’autres. Cette notion de la dispersion des notes ou du « scatter » permet de corriger certaines anomalies. Un ingénieur par exemple peut donner de très bonnes réponses à 1’ « information » et aux « problèmes » alors que ses réponses sont en réalité au-dessous de son niveau antérieur, et cela va relever le quotient final.
Lorsque le psychologue craint de telles causes d’erreurs, il pratique généralement des examens complémentaires tels que :
— le test de vocabulaire de Binois-Pichot qui « tient » bien et permet de confirmer le niveau antérieur,
— le test de Benton ou test de rétention qui au contraire « tient » très mal,
— le test Progressive-Matrice 38 de Raven très saturé en facteur G (intelligence générale) et très sensible aussi à la détérioration,
— le test de Rorschach pour rechercher les signes dits « organiques » de ce test qui permettent de déceler la détérioration.
3 ° Le test de Rorschach dans la détérioration mentale. — L’application des épreuves du Rorschach aux malades « organiques » ou « détériorés » par lésions cérébrales, a permis à Piotrowski de codifier les renseignements que l’on peut tirer de ce test pour établir une probabilité de « détérioration organique » (signes « organiques » du Rorschach).
Diminution du rendement : le nombre des réponses totales au test est souvent inférieur à 15. — Pauvreté de la perception de la forme (pourcentage bas des F +). — Réduction des K : peu ou pas (kinesthésies). — Réduction des C (réponses-couleurs). — Pourcentage élevé des F (formes) par rapport aux K et C. — Répétition des mêmes réponses à plusieurs planches. — Lenteur du temps de réaction (souvent supérieur à une minute). — Perplexité : besoin d’être rassuré par l’examinateur. — Réaction dépressive à la maladie et anxiété généralisée (ce qui apparaît en particulier sur la planche IV).
Piotrowski, ayant décrit dix signes de ce genre, admet la probabilité d’un désordre organique lorsqu’il en existe cinq (cf. Bochner et Halpern, 1948).
4 ° Problèmes pratiques posés par ces degrés légers de détérioration mentale. — L’intérêt des mesures psychométriques tient à ce que, chez des malades qui viennent consulter au cabinet du spécialiste et qui vivent dans leur milieu familial, il existe de nombreuses formes « infracliniques » d’affaiblissement démentiel. On est toujours surpris de constater à quel point des structures verbales et des habitudes spatio-temporelles peuvent faire longtemps illusion sur la dégradation des facultés intellectuelles. Il s’agit là d’un problème dont l’intérêt pratique va croissant avec la prolongation de la vie humaine.
La conduite à tenir n’est pas moins délicate que le diagnostic devant ces cas de « démence incipiens ». Il faut souvent se garder de modifier le cadre et la nature du fragile équilibre dans lequel se maintient un « petit dément » sénile. Bilans, surveillance, thérapeutique doivent s’inspirer de beaucoup de bon sens. On voit souvent certains de ces malades, pour qui le maintien dans les cadres habituels permet au milieu de tolérer l’affaiblissement sans grande difficulté, se décompenser rapidement lorsque ce cadre vient à leur faire défaut et en quelques jours leurs capacités s’écroulent. Naturellement dans la pratique médico-légale (expertises en responsabilité ou en capacité civile ou de capacité professionnelle, etc.), la détermination du caractère pathologique et du degré de la détérioration est d’un intérêt également considérable.
Ces formes plus ou moins dégradées d’inintelligence, ces stades du processus de détérioration démentielle ont un dénominateur commun : c’est celui que généralement on appelle les troubles du jugement, de la critique et spécialement de l’autocritique. Certes ces troubles sont minimes dans les déficits légers ou dans les démences organiques, mais dans la mesure même où la démence ne se réduit pas à la confusion ou au déficit des fonctions partielles ou globales qui constituent l’aspect opérationnel de l’intelligence ou de l’activité synthétique (cf. Psychologie, p. 25-26), il faut bien que la qualité propre de l’état démentiel se situe à ce niveau pour ainsi dire supérieur.
Et en effet, ce qui donne au clinicien l’impression de la démence vraie, ce qui caractérise vraiment le dément, ce sont les qualités de son psychisme qui le désignent à l’observation médicale ou à l’attention de ses proches, comme un être qui a perdu la raison. Son insouciance, la disparition des valeurs éthiques, son indifférence aux valeurs logiques, son installation dans une vie animale hors des problèmes spécifiquement humains c’est-à-dire sociaux, etc., sont autant de traits fondamentaux du Moi démentiel. Celui-ci en effet s’est vidé — ou est en train de se vider — de la structure logique qui organise comme nous l’avons vu (p. 22) la personne en sujet de sa connaissance en conformité à un système de valeurs communes, qui sont les lois de la raison. Nous avons déjà dit (cf. Sémiologie, p. 30) que ce qui caractérisait le Moi démentiel c’était non seulement l’atteinte de son fond mental, c’est-à-dire de ses capacités actuelles d’organisation de sa pensée, mais l’atteinte du fonds mental, c’est-à-dire de son capital intellectuel de valeurs logiques et raisonnables. En ce sens le dément a perdu l’intelligence si l’on entend par là, tout à la fois, et l’exercice de la pensée et le pouvoir de la raison. C’est en quoi on peut dire que la démence réalise en psychiatrie la « déshumanisation » la plus grave de l’homme. Cela ne veut pas dire d’ailleurs que le dément soit fatalement et pour toujours voué à cette condition inhumaine, cela veut dire seulement que les efforts pour l’en faire sortir sont extrêmement difficiles et échouent le plus souvent.
Nous distinguerons trois groupes de démences, selon qu’elles apparaissent comme primitives, dégénératives : le type en est la démence sénile ; ou comme secondaires, soit à un processus organique, soit à une évolution psychotique. Toutes ces formes ne seront ici que citées pour en définir le cadre. Elles seront décrites au chapitre consacré à la sénilité p. 851 à 873.
1 ° La démence dégénérative primaire (selon l’excellente terminologie du DSM III) tend à se confondre avec la maladie d’Alzheimer. C’est la forme habituelle de la démence sénile abiotrophique. A ce chapitre se rattache, la maladie de Pick, forme rare, qui comporte une localisation frontale de l’abiotrophie. Maladies d’Alzheimer et de Pick ont été souvent décrites comme démences préséniles, parce que leur début peut s’observer vers l’âge de 50 ans. Une masse considérable de travaux sont consacrés à ces démences dégénératives primaires, parce qu’elles sont la conséquence de l’âge. Leurs aspects génétiques sont particulièrement étudiés. Mais aussi l’hypothèse virale, à laquelle donne crédit une forme rare, pour laquelle l’étiologie virale est démontrée : la démence de Creutzfeld-Jacob. Une forme symptomatique est à signaler, la presbyophrénie, de processus plus lent.
2 ° Démences organiques. — Naturellement au sens large (Dupré) cette notion pourrait englober toutes les démences qui sont déterminées par des affections organiques (névraxites, atrophies cérébrales, etc.). Mais le terme s’est spécialisé et ne vise que les cas caractérisés par un affaiblissement intellectuel « lacunaire », par les symptômes de lésions cérébrales en foyer et l’importance du syndrome neurologique de localisation. C’est dire que l’on réserve ce nom à des états démentiels « circonscrits » tant en ce qui concerne le tableau clinique que les lésions qui le déterminent. Il s’agit le plus souvent de déficit intellectuel frappant électivement certaines fonctions (mémoire, orientation, langage, gnosies, praxies) sans que l’affaiblissement global soit très important. D’où une sorte de conscience douloureuse de la déchéance psychique qui pour autant s’avère « partielle ».
Un certain nombre de petits signes : dysmnésie, persévération, anxiété, irritabilité, les réponses de type « organique » (Piotrowski) au test de Rorschach, etc., sont assez caractéristiques. Ils se groupent pour former le syndrome psycho-organique (E. Bleuler) qui constitue le fond commun de nombreux processus cérébraux (cf. son Lehrbuch, 10e édit., p. 183-190).
Cette forme de « démence organique » s’accompagne de troubles neurologiques importants (Parkinson, hémiplégie, syndromes aphaso-agnoso-apraxiques) et ils ont été spécialement étudiés par Goldstein comme des désintégrations fonctionnelles sur un fond d’altération global de la pensée catégorielle.
Ces démences sont assez caractéristiques d’un certain nombre d’affections cérébrales : artériosclérose, tumeurs cérébrales, syndrome vasculaire en foyer et traumatismes cranio-cérébraux.
Les démences artériopathiques (cf. Troubles mentaux et Sénilité plus loin) présentent assez souvent un aspect lacunaire, ou si l’on veut, un aspect focal (Delay et Brion, Les démences tardives, éd. Masson, Paris, 1962) quand, en effet, à la suite d’hémorragie ou d’un foyer de ramollissements s’installe à côté d’un déficit moteur (hémiplégie, monoplégie, hypertonie, syndrome pseudo-bulbaire) un syndrome aphaso-agnoso-apraxique avec atteinte élective de certaines fonctions psychiques (mémoire, orientation). Le syndrome pseudobulbaire est la forme la plus typique de ces démences organiques vasculaires avec syndrome pariéto-spasmodique intéressant surtout la face et la marche, et troubles du tonus (rigidité de Foerster).
Les démences au cours des tumeurs cérébrales affectent aussi assez souvent cet aspect relativement partiel (syndrome psycho-organique grave de Bleuler) avec atteinte élective de l’idéation, viscosité mentale, torpeur, troubles mnésiques.
Les démences séquelles de traumatismes cranio-cérébraux s’observent même chez les sujets jeunes comme par exemple dans les blessures de guerre (cf. tout spécialement la Gehirnpathologie de Kleist, 1932). Cet état démentiel lacunaire s’accompagne assez souvent d’épilepsie, de troubles aphaso-agnosiques et de troubles graves du comportement (impulsion) favorisés parfois par l’imprégnation éthylique.
— les syndromes parkinsoniens à évolution démentielle avec bradypsychie, confusion, troubles de l’humeur et du comportement, puérilisme ;
— la chorée de Huntington avec déficit portant électivement sur l’activité mnésique et de l’attention.
3 ° Les démences « vésaniques ». — On entend sous ce nom des démences survenant à la suite ou au terme de l’évolution d’une psychose généralement de longue durée. La démence ici ne fait pas partie intégrante de l’ensemble symptomatique, elle en constitue une complication progressive. Ce sont des états de marasme psychique, en quelque sorte « secondaires » à une évolution psychotique. C’est en ce sens que Morel (1860) disait que la démence « est une longue agonie d’un cerveau longtemps surmené par le délire et blessé dans ses œuvres vives ».
La plupart de ces cas correspondent maintenant au vaste groupe des schizophrénies où en effet, nous l’avons vu, l’évolution démentielle tout au moins quand elle parvient à un véritable état de déchéance, est relativement tardive puisque c’est parfois après 15 ou 20 ans d’évolution (et d’évolution asilaire) que la maladie atteint sa phase d’incohérence, de démence ou de paradémence (Verblödung des Allemands). Les délires chroniques peuvent aboutir aussi à ce stade et c’est ce qui constitue le fond du problème de leur autonomie ou de leur analogie à l’égard des psychoses schizophréniques. La psychose maniacodépressive se termine quelquefois par un état démentiel dans lequel se discernent encore quelques thèmes délirants ou troubles thymiques caractéristiques.
Le problème du diagnostic est celui des frontières de l’état démentiel, avec cinq groupes d’états de déficit intellectuel plus ou moins marqué, global ou profond. Il est parfois difficile et il y a peut-être plus de « pseudo-démences » qu’on ne le croit (Kiloh, Acta Psych. Scand., 1961).
Le groupe des arriérés s’est trouvé historiquement le premier à être séparé de celui des déments. La pauvreté des premiers contraste avec l’appauvrissement des seconds. Esquirol disait à ce sujet que les arriérés ont toujours été pauvres, tandis que les déments sont des riches devenus pauvres. C’est dire que l’élément essentiel du diagnostic est le défaut de développement intellectuel congénital des arriérés et la ruine des capacités intellectuelles acquises des déments.
Le diagnostic se fera par la clinique plus que par la psychométrie (Bergeron, 1955), car la plupart des tests rendent mal compte de cette différence d’ordre évolutif ou qualitatif. C’est ainsi par exemple que le fait même de pouvoir assimiler un niveau mental à un âge mental consacre l’impossibilité d’établirtrès clairement leur différence par les « scores » d’efficience. Le diagnostic d’arriération est fondé aussi sur les caractères propres à certaines formes d’oligo-phrénie déterminées par des troubles du développement somatique (mongolisme, phacomatoses, oligophrénies phényl-pyruviques).
Pour J. de Ajuriaguerra, il est préférable d’employer le mot « arriération » pour toute déficience mentale congénitale ou acquise avant l’âge de 3 ans et appeler démence les désordres déficitaires acquis après 3 ans. Cet âge représenterait l’époque à laquelle un sujet normal arrive à sa maturité psychomotrice (G. Heuyer).
Il existe notamment plusieurs syndromes démentiels apparaissant après 3 ou 4 ans, mais mal définis au point de vue étiologique, que l’on peut classer parmi les démences. Ces syndromes caractérisés par une déchéance progressive, des troubles du langage, de l’agitation et de l’instabilité psychomotrices, la possibilité de paralysie, etc., ont été décrits par T. Heller (1909), par S. de Sanctis (1916), par F. Kramer et H. Polnow. Mais il est difficile d’accorder une originalité à ces syndromes qui répondent probablement à des mécanismes variés : métaboliques, encéphalitiques, etc.
On a coutume d’établir entre ces deux états de déficit intellectuel une différence de pronostic. La confusion mentale est généralement un état transitoire et aigu qui s’oppose au caractère chronique et progressif de l’affaiblissement démentiel. Mais il existe des confusions de long cours et même des confusions chroniques (Régis). L’analyse du trouble devra donc s’efforcer de cerner chez le malade les caractères propres de la suspension de l’activité psychique, les troubles de la conscience et du fond mental chez le confus, les troubles du fonds mental de la personnalité chez le dément. La perplexité, la désorientation pénible du confus qui cherche à percer la brume dans laquelle il est partiellement conscient d’être perdu, contrastent à cet égard avec le comportement du dément qui se soucie peu ou pas de la perte de ses capacités critiques dans la mesure même où son jugement est profondément altéré.
Dans beaucoup de cas, le diagnostic reste d’autant plus difficile que dans le catalogue des démences il est parfois parlé de « paradémence confusionnelle » pour désigner un tableau clinique où prédominent l’obtusion, l’obnubilation et la pauvreté idéique. Plus généralement d’ailleurs comme nous l’avons noté plus haut, la démence comporte un fond de confusion ; c’est lui qui constitue dans les cas où il prédomine le syndrome psycho-organique.
Il arrive que la dépression mélancolique apparaisse, chez le vieillard, sous le masque de la démence. Le diagnostic est des plus difficiles lorsqu’on assiste au premier accès de ce type. Le tableau démentiel est en effet souvent complet et typique. On pensera à la dépression devant Fintrication aux signes de la démence de troubles comme le délire de préjudice, un taux élevé d’anxiété, des préoccupations hypocondriaques importantes. La notion d’accès antérieur de mélancolie est évidemment précieuse. En vérité, le plus souvent, le diagnostic ne peut qu’être envisagé et un traitement d’épreuve mérite d’être tenté. Si l’état général le permet, c’est l’électrochoc qui donnera la réponse la plus rapide à la question, car les drogues peuvent avoir l’inconvénient d’être mal tolérées par un cerveau sénile ou athéromateux. Si on les emploie, on retiendra que les doses doivent être modérées sinon modestes.
Le problème est relativement simple lorsqu’il s’agit d’un sujet jeune qu’un accident cérébral rend « infirme » du langage ou de telle ou telle fonction symbolique spécialisée (langage, gnosies, praxies). Certes dans ces cas le retentissement du trouble sur les capacités opératoires est constant (Goldstein). Mais il existe un décalage important entre ces déficits et le fonctionnement psychique global. S’il en est besoin, les épreuves psychométriques mettront ce point en pleine lumière, mais la clinique y suffit le plus souvent. Par contre, le problème devient fort compliqué si le sujet est âgé ou si (c’est le cas des « démences organiques ») les lésions cérébrales sont focales (atrophies cérébrales, foyers de ramollissement, etc.). Le diagnostic devient alors celui de la part réciproque de l’affaiblissement global et du retentissement focal. Ici spécialement, l’examen psychométrique complétant un examen neurologique soigneux pourra rendre de grands services.
L’ancienne « démence vésanique » était, nous l’avons vu, constituée d’états d’incohérence et de désordre psychique apparaissant à la suite d’une évolution généralement longue de comportement délirant. On s’explique que cette notion ait été remplacée par celle de « Démence précoce » (Deny et Camus, Congrès de Pau, 1904).
Ce problème des rapports entre le délire et la démence ne se pose pas à propos des délires systématisés (Paranoïa) ou des psychoses hallucinatoires chroniques, etc., car ces délirants conservent un fond mental et un capital intellectuel intacts.
Mais il existe chez les schizophrènes, soit assez rapidement chez certains malades, soit au terme d’une longue évolution chez d’autres, une dégradation mentale véritable dont nous avons pu voir qu’on l’appelait désagrégation psychi que, dissociation mentale, déficit schizophrénique, etc. Le délire autistique s’appauvrit, se réduit à quelques thèmes ou à des fragments hallucinatoires. Le langage lui-même peut s’altérer, devenir incohérent ou se réduire à quelques syllabes. On conçoit que dans ces cas l’appréciation de la démence de ces évolutions psychotiques soit difficile et pose un problème dont l’intérêt du reste est plus théorique que pratique (il s’agit en effet des discussions autour de la notion de schizophrénie dans ses rapports avec la démence précoce).
L’INTELLIGENCE ET LE CERVEAU PSYCHOPATHOLOGIE DES DÉMENCES
Rappelons d’abord ici que nous avons déjà exposé dans le chapitre sur le Développement psychique (p. 24) ce qu’il faut entendre par T « activité psychique supérieure » dont l’intelligence constitue la structure typique prise dans l’organisation de l’être conscient et l’incorporation du langage et du système des valeurs culturelles.
C’est cette activité supérieure qui se trouve désintégrée dans la démence sous forme irréversible (ou quasi irréversible) et selon les modalités d’une régression très profonde de r « être raisonnable ». Le dément, à cet égard, « revient en enfance » et se rapproche même des degrés sommaires de l’intelligence animale. L’intelligence humaine qui se dégrade dans la démence n’est pas seulement l’intelligence associative, instrumentale ou basale ; c’est l’intelligence dans la plénitude de son sens, ou si l’on veut, l’intelligence sous son aspect le plus humain. Ceci mérite que nous exposions ici quelques données sur l’intelligence, son développement et ses rapports avec l’organisation fonctionnelle du cerveau.
L’intelligence animale. — Le gros problème toujours soulevé à propos de la perfection de l’instinct chez les animaux reproduit en sens inverse les difficultés logiques que l’on rencontre pour définir intelligemment l’intelligence et entendre l’entendement, c’est-à-dire pour préciser ce qui est perdu chez l’homme dément (ou encore ce qui n’est pas possible chez le grand oligophrène). En effet (cf. à ce sujet l’Introduction à la Psychiatrie animale (1964) par Henri Ey), le comportement adaptatif des animaux n’est jugé comme intelligent que s’il n’est pas instinctif, c’est-à-dire préformé ; ce qui revient à dire que l’intelligence animale apparaît être essentiellement à base de « learning » (apprentissage). C’est un fait, en effet, que la psychoïde animal est capable d’utiliser l’expérience, de l’accumuler et d’en tirer des comportements adaptatifs où se reconnaît l’usage de la mémoire, du concept et du signe, etc. Cela est aussi vrai pour les nécrophores ou les osmies étudiés par Fabre que pour les Cécidomyres étudiés par Grasset, ou les mammifères (cf. spécialement les innombrables études et expériences chez les rats blancs) étudiés par les éthologistes ou neurobiologistes (Bohn, Rabaud il y a 30 ou 40 ans, ou plus près de nous, Schneirla et Lehrman). Mais lorsqu’on aborde avec Kohler l’insight du chimpanzé, on voit clairement que l’intelligence n’est justement ni l’instinct pour si parfait qu’il soit (école d’Éthologie objectiviste de Tinbergen et Lorenz), ni la simple accumulation des habitudes. Nous pouvons dire que l’animal en général en nous montrant seulement des rudiments d’intelligence (soit préformés, soit acquis), nous renvoie au problème de l’intelligence humaine qui commence véritablement avec le langage pour autant qu’il ne peut justement se réduire ni à l’instinct ni à l’habitude, étant aptitude créatrice de sens, autant et même plus fin que moyen. Disons donc que l’intelligence en tant qu’elle indexe l’adaptation et la plasticité du comportement des animaux, constitue une forme inférieure d’intelligence qui peut d’ailleurs atteindre parfois (chez les octapodes, chez les insectes et les anthropoïdes) une forme d’adaptation exceptionnellement intelligente, mais sans jamais parvenir à la pensée abstraite et réfléchie du travail idéo-verbal humain. Somme toute, à l’intelligence animale s’adaptent parfaitement les conceptions béhavioristes, réflexologiques et empiristes de l’intelligence, mais seulement dans la mesure où il ne s’agit pas d’intelligence supérieure de type humain.
L’ontogenèse de l’intelligence chez l’enfant. — L’étude du développement psychique de l’enfant (cf. p. 14) montre précisément que l’enfant franchit en quelques années les étapes ou les niveaux qui figurent la série des infrastructures de l’intelligence humaine. Cette perspective génétique (Piaget) est absolument fondamentale, car elle nous montre comment l’intelligence a une structure hiérarchisée, une organisation en forme d’implication. Que l’on suive ce développement à travers Wallon, Piaget, Gesell, Ch. Bühler ou les Psychanalystes, on saisit que l’enfant ne s’adapte au monde que dans la mesure où il construit progressivement son modèle raisonnable à base de concepts, de jugement, de « codification de ses connaissances », de « stockage de l’information », et, en dernière analyse, d’incorporation à son être d’un système de valeurs par quoi il se constitue en Personne raisonnable (Henri Ey, La Conscience, p. 287-366). Il est inutile d’insister ici sur les diverses étapes et progrès de cette construction de l’intelligence que l’on retrouve dans tous les Traités de Psychologie, de Psychanalyse et même de Neurophysiologie (notions de « maturation du système nerveux » et de « fonctions psychiques supérieures »).
Intelligence et cerveau. — Aux deux pôles des niveaux de l’activité intellectuelle que nous avons décrits plus haut (p. 25-26), correspondent deux grandes conceptions des rapports du cerveau et de l’intelligence. La première localise l’intelligence dans certaines fonctions du cerveau (siège de l’aptitude intellectuelle « proprement dite » ou des « fonctions intellectuelles » spécifiques la constituent). La seconde la fait dépendre du fonctionnement global du cerveau et particulièrement de l’écorce cérébrale.
a) Le lobe frontal et l’intelligence. — Quand on image les fonctions psychiques supérieures comme une fonction catégorielle ou adaptative qui intègre au niveau supérieur toute la stratégie des conduites au point de pouvoir résoudre tous les problèmes, ou comme une aptitude en quelque sorte purement opérationnelle aux performances les plus compliquées, on a tendance à les situer au sommet de l’évolution phylogénique et dans la région supérieure (ou antérieure) du télencéphale. Pour Lapeyronie (1714), c’était le corps calleux qui était le siège de l’intelligence. Puis, pour Gall (1810) et Brudach (1819), ce fut déjà le lobe frontal. Depuis les travaux de Bianchi (1921), tous les neurologues, psychologues et psychiatres se sont familiarisés avec l’idée de « localiser » l’intelligence dans le lobe préfrontal (Dandy, 1925 ; Bailey, 1933 ; Brickner, 1936 ; A. R. Luria et L. S. Tsvetkova, trad. franç., Gauthier-Villars, éd., 1967).
Les arguments en faveur du rôle du lobe préfrontal dans l’activité intellectuelle ont été tirés de l’étude des atrophies frontales (maladie de Pick), des lésions traumatiques et des tumeurs avec atteinte exclusive ou élective de cette région (Kleist, 1932 ; Fenchtwanger, 1924 ; Faust, 1955 ; Rylander, 1958). Les observations de cette dernière catégorie ont été critiquées surtout pour montrer qu’il s’agit dans ces cas d’un déficit de la synthèse psychique dans le sens de la perte de la pensée catégorielle au sens de Goldstein, plutôt que d’une démence globale (somme toute, qu’il s’agit seulement d’une atteinte des niveaux inférieurs ou basaux de l’activité intellectuelle).
Mais ce sont surtout les lobectomies et les lobotomies préfrontales qui ont fourni une ample moisson de faits d’ailleurs un peu contradictoires à ce sujet et ont donné lieu, par conséquent, à de vives controverses. Les cas de Brickner (1939 et 1952) ont montré un déficit intellectuel chez des malades ayant subi une lobectomie bilatérale (perte de la pensée catégorielle, perte de l’émotion, puérilité, euphorie, etc.). Cependant, Nichols et Hunt (1946) ont publié un cas où il n’existait aucun déficit décelable par les tests. Des constatations analogues ont été faites par David et ses élèves (1934), Acknaly (1935), etc. Les travaux de Halstead (1945) ou de Barahona Fernandes (1950) et de Mayer-Gross (1949), ou la revue générale de Hôfner (Forstchritte Neurol. Psych., 1957) permettent de penser que les interventions de type lobotomie en psychochirurgie peuvent entraîner un certain déficit intellectuel et de la personnalité. Par contre, le « Greystone Research Group » sous la direction de Mettler (1950) est parvenu, à la même époque, à des conclusions opposées. Depuis, Baker et Minski, Grunblatt, Strom-Olsen et Tow, etc. ont également noté peu de déficit intellectuel post-opératoire. Le problème reste ouvert, mais il ne paraît pas clairement résolu dans le sens d’un déficit démentiel provoqué par la mutilation frontale pratiquée chez des malades mentaux souvent déjà très altérés dans leur psychisme et leur personnalité.
b) L’écorce cérébrale dans sa totalité et l’intelligence. — Contre l’idée d’une localisation cérébrale précise (dans une aire corticale) de l’activité intellectuelle, déjà Cuvier (1803) et un peu plus tard Flourens s’étaient insurgés. Cette thèse de 1’ « action de masse » de l’écorce tout entière dans l’activité intellectuelle comme dans ses déficits, a été reprise par Goldstein et par Lashley. Il semble en effet que si certaines zones de projection et d’association hémisphérique sont en rapport avec un certain apprentissage du conditionnement (constituant une structure associative inférieure de l’intelligence), les plus hauts degrés de l’intelligence opérationnelle et logique exigent un travail d’élaboration et d’information auquel participent les innombrables neurones corticaux avec leurs liaisons fonctionnelles. A cet égard 1’ « enchanted loom » (comme l’appelait Sherrington) qui constitue l’écorce, peut être considéré comme un vaste système de traitement de l’information ainsi que l’a souligné récemment encore Kuhlenbeck (Confinia Neurologica, 1965) en se référant aux interprétations logico-mathématiques et cybernétiques de la structure fonctionnelle du cortex cérébral (McCulloch et Pitts, 1943).
Les nombreux travaux expérimentaux sur le conditionnement et l’apprentissage chez l’homme et surtout dans les diverses espèces animales (notamment les mammifères), même si de plus en plus ils donnent de l’importance à la motivation instinctive et aux formations sous-corticales, tendent à renforcer cette image de l’écorce cérébrale comme champ opératoire de l’intelligence. Il est probable qu’elle est bien cela et qu’elle est aussi plus que cela, car ses circuits d’information sont eux-mêmes non seulement véhiculés mais formés par l’activité nerveuse (ou psychique si l’on se conforme au principe même de l’isomorphisme cérébro-psychique de Kohler) supérieure.
— Nous comprenons mieux ainsi que les actes d’intelligence ne sont pas strictement localisables (sauf en ce qui concerne les fonctions instrumentales symboliques : langage, gnosies, praxies), qu’ils s’exécutent à un niveau supérieur dans les structures corticales les plus évoluées, mais que leurs degrés inférieurs peuvent déjà comme dans la série animale ou chez le nouveau-né apparaître avant le plein développement cérébral.
Psychopathologie des états démentiels. — La notion de démence pose dans sa définition un problème fondamental en ce qui concerne le niveau auquel paraît s’établir la détérioration relativement à la constitution du champ de la conscience (rapports avec les états de confusion) ou relativement aux fonctions instrumentales (rapports avec les syndromes aphasiques, apraxiques, agnosiques).
L’état démentiel le plus « pur » est celui que l’on observe chez un malade : I° qui est « lucide » (dont la vigilance et le sommeil sont bien contrastés) mais qui présente une désintégration de son être raisonnable (troubles du jugement, de l’auto-conduction, régression du comportement, absence des perspectives et des directions dans son adaptation à la réalité) ; 2 ° qui est capable d’utiliser ses fonctions perceptives, gnosiques, verbales intactes, mais sans les intégrer dans des comportements caractéristiques de l’activité intellectuelle supérieure.
Cette « pureté » du tableau clinique est cependant rarement réalisée, car le dément apparaît le plus souvent comme un malade qui ajoute à son trouble démentiel fondamental au moins une « touche » de confusion ou des « éléments » de troubles basaux de la synthèse psychique.
Nous pouvons, dès lors, trouver dans cette référence à la clinique même des démences le fondement de leur classification naturelle basée sur une analyse du fonds démentiel, du fond confusionnel et du fond instrumental (1).
La démence pure est essentiellement caractérisée par les troubles du jugement du fonds mental, du capital intellectuel, sans fond de troubles du champ de la conscience et sans fond de troubles instrumentaux.
La démence globale, celle qui correspond à la masse des déments, est essentiellement caractérisée par une intrication des troubles du fonds mental et d’« éléments » confusionnels, et parfois même de troubles instrumentaux.
La démence organique est essentiellement caractérisée par la prédominance des troubles du fond instrumental (troubles aphaso-apraxo-agnosiques, désorientation, amnésie de fixation, etc.).
(1)Fonds est employé ici dans le sens de capital perdu. Fond dans le sens de trouble basai.