Deux faits dominent le débat qui est à la base de toutes les discussions pathogéniques en psychiatrie.
Le premier c’est que bon nombre de maladies mentales sont symptomatiques de processus organiques. C’est le cas par exemple des psychoses puerpérales, des troubles mentaux qui se manifestent comme effet de certaines intoxications ou à la suite de traumatisme crânien ou encore des troubles mentaux de la sénilité, des tumeurs cérébrales, des encéphalites, des affections hormonales, etc. Et ce sont précisément ces « maladies mentales symptomatiques » qui feront l’objet principal de cette partie du Manuel.
Le second fait c’est que à un même processus morbide correspond une grande variété de maladies mentales. Ainsi par exemple à propos de la neuro-syphilis pour prendre un exemple banal — ou à propos de la pellagre (B. Llopis, 1950), pour prendre un exemple particulièrement étudié dans cette perspective — c’est toute la gamme des états aigus et chroniques qui se présente. Autrement dit, il n’y a pas ou il y a peu de syndromes spécifiques rattachables à un processus étiologique donné. Et ceci est très important car cela montre que les réponses psychopathologiques aux diverses conditions morbides ou aux divers « stresses » dépendent de facteurs complexes qui ne peuvent pas se réduire généralement à l’action élective d’un processus lui-même spécifique et produisant des troubles pathognomoniques. Il faut renoncer à cette idée qui a constitué une sorte d’idéal en Pathologie générale et particulièrement en Psychiatrie.
Mais quelque chose demeure de cet effort inlassable des cliniciens pour rattacher des symptômes bien précis à un processus bien caractérisé. Il faut bien en effet — et on s’en convaincra en parcourant les prochains chapitres où nous envisageons une grande variété d’affections somatiques générales ou du système nerveux — admettre par exemple que les états aigus à typique confusionnel (Régis) constituent la « réaction exogène » (Bonhœffer) la plus typique du psychisme aux toxi-infections et qu’un syndrome psycho-organique commun manifeste sur le plan clinique la plupart des processus cérébraux lésionnels.
Ceci nous amène à rappeler ce que nous avons exposé (pp. 137 sq. et 290) à propos des fameuses discussions sur le problème des maladies mentales exogènes ou symptomatiques et des maladies mentales endogènes ou constitutionnelles. On verra (notamment à propos de l’encéphalite épidémique) que certaines maladies réalisent des tableaux cliniques de schizophrénie par exemple que les tenants de la nature « endogène » de la véritable schizophrénie appellent pseudo-schizophrénie ou état schizophréniforme (Langfeld), tandis que les tenants de la nature cérébrale du processus schizophrénique ont tendance à les considérer comme une démonstration de la nature « organique » de la schizophrénie.
On voit donc combien de problèmes difficiles et considérables sont posés par la nouvelle perspective dans laquelle nous allons, dans cette quatrième partie, nous engager.
Tous ces problèmes dépendent en dernière analyse de ce que l’on a appelé parfois (Birnbaum), à l’étranger, le problème du mécanisme pathoplastique de la maladie mentale, problème qui peut se réduire à cette question, comment se forment les symptômes de la maladie ? Il ne semble pas possible d’admettre que les symptômes d’un état confusionnel, d’une crise de manie, d’un état névrotique, schizophrénique ou démentiel constituent seulement un « syndrome », c’est-à-dire une simple collection de troubles déterminés dans leur association par des synergies anatomophysiologiques. Mais il faut plutôt considérer que ces symptômes sont l’effet et l’expression d’une désorganisation de la vie psychique et de sa réorganisation à un niveau typique ou de dissolution, à un palier structural qui caractérise et définit chaque forme de maladie mentale. Le tableau clinique dépend bien alors du processus organique en tant que celui-ci impose la forme et le degré de ce dérèglement : mais les symptômes (idées délirantes, troubles de l’humeur, hallucinations, impulsions, etc.) ne dépendent pas directement du processus, car entre le processus et les symptômes s’intercale un écart organo-clinique (Henri Ey) qui n’est pas spécial à la pathologie mentale mais qui en psychiatrie revêt une importance particulière. Ainsi une idée de grandeur, l’impulsion à voler ou encore l’agitation ou l’anxiété, etc., ne peuvent pas être considérées comme des effets directs de lésion ; ils ne sont que des effets au second degre de la régression qu entraîne par exemple une méningo-encéphalite. C’est dans ce sens que H. Jackson pouvait écrire au sujet de sa fameuse distinction entre la structure négative (que l’on peut appeler aussi déficitaire, primaire ou processuelle) et la structure positive (que l’on peut appeler réactionnelle, secondaire et personnelle) : « Je soutiens que la maladie ne produit que des symptômes mentaux négatifs répondant à la dissolution et que tous les symptômes mentaux positifs complexes (illusions, hallucinations, délires et conduite extravagante) sont le résultat de l’activité d’éléments nerveux non affectés par le processus pathologique… Les idées les plus absurdes et les actions les plus extravagantes des aliénés sont les survivances de leurs états les mieux adaptés… Les illusions, etc. (d’un aliéné) ne sont pas causées par la maladie, mais sont le résultat de l’activité de ce qui reste de lui (de ce que la maladie a épargné), de tout ce qui existe encore de lui : ses illusions, etc., sont son esprit » (Croonian Lectures, 1884).
Ainsi, pouvons-nous comprendre que tous les problèmes pathogéniques où se mêlent les problèmes de l’hérédité, des affections cérébrales ou des facteurs organiques les plus divers doivent toujours en psychiatrie être envisagés dans cette perspective. Autrement dit, nous n’avons pas épuisé le problème étiologique « pathogénique » ou « pathoplastique » des maladies mentales en les rattachant purement et simplement à tel ou tel processus organique.
La justification de cette perspective est basée sur le deuxième des grands faits dont nous parlions plus haut (la non-spécificité de la maladie mentale). Cette maladie mentale, dont nous allons voir, au cours des prochains chapitres, l’aspect symptomatique à l’égard des processus organiques, n’est jamais une entité étiologiquement spécifique.
La classification clinique des maladies mentales ne peut pas se baser sur cette notion d’entités. A cet égard, il est peut-être sage de ne pas écarter systématiquement l’ancien concept de « Psychose unique » ou « Monopsychose » (1). Car en effet, toutes les maladies mentales ne sont — sous leur aspect clinique — que des formes ou des degrés d’un même accident évolutif de la vie psychique (dysgénésie ou dissolution).
Par contre, la classification étiologique qui consiste à grouper les diverses maladies mentales pouvant être rattachées à un processus organique caractérisé vient naturellement et heureusement corriger ce qu’il y a de trop fluide dans la classification purement clinique. C’est vers elle que doit tendre le plus possible la science psychiatrique. Et ce sont les résultats de ces efforts que nous allons envisager maintenant, mais sans être dupes de l’impossibilité de passer de l’idée de tel ou tel processus organique à la définition de telle ou telle des « maladies mentales », que nous avons décrites dans les chapitres précédents.
(1)Ce concept, défendu par Zeller, Neumann et Griesinger au début du xixe siècle, a fait l’objet d’une intéressante étude de B. Llopis (Revista de Neurologia, 1954). Bien des cliniciens s’y réfèrent ou en pressentent l’exigence. C’est Karl Menninger qui aux U. S. A. s’en est fait le champion.