L’expertise en matière civile. —Comme nous l’avons vu (pp. 1201 à 1210), la maladie mentale entraîne aux yeux de la loi du 3 janvier 1968 une restriction relative ou absolue (sauvegarde de justice, curatelle, tutelle) de la capacité juridique. Notamment, un psychiatre figurant sur une liste dressée par le Par quet en application de la loi du 3 janvier 1968 peut être désigné par le juge des tutelles du Tribunal d’Instance de la circonscription pour apprécier s’il y a lieu de placer le malade sous l’un des régimes prévus (v. p. 1111) par la loi du 3 jan vier 1968 portant réforme du droit des incapables majeurs.
L’expertise en matière d’estimation de dommages. — Le type de cette expertise est celui qui est demandé par un tribunal civil en vertu de l’article 1382 du Code civil (principe en dédommagement d’un tort causé à autrui) pour estimer les dommages mentaux consécutifs à un accident du travail ou de la circulation, à des coups et blessures. Il s’agit d’établir alors un bilan des troubles psychiques et de les évaluer selon un barème. Mais en matière civile il n’y a pas de barème officiel, aussi peut-on se rapporter à d’autres barèmes. Celui qui est généralement employé est le barème des pensions, 1919 (modifié et complété par le décret du 16 mai 1953) et surtout le barème indicatif d’invalidité pour les accidentés du travail établi par la F. N. O. S. S. (12e édi tion 1974). En matière de psychiatrie l’expert a pratiquement une grande lati tude pour son estimation.
Il est généralement demandé à l’expert d’établir : 1° la durée de l’incapacité temporaire totale ; 2° la date de consolidation ; 3° s’il y a une invalidité perma nente partielle (I. P. P.) ou éventuellement une incapacité permanente totale ; 4°le pretium doloris ; 5° le préjudice esthétique ; 6° éventuellement le préjudice d’agrément.
L’expertise peut être demandée également, et elle l’est souvent, par le Tri bunal des Pensions ou les Centres spéciaux de Réforme en matière de dommage ou d’invalidité du fait du service militaire ou des faits de guerre afin d’en établir la filiation.
En matière d’accidents du travail, l’expertise peut être demandée par le Juge d’instance ou le Président du Tribunal de grande instance. Il s’agit là encore de fixer les dommages psychiques imputables à un accident relevant de la loi de 1898. Actuellement, la nouvelle législation a intégré les accidents du travail dans le régime général de la Sécurité Sociale et il est exceptionnel que les Tribunaux s’en saisissent. Par contre, c’est dans le cadre des expertises demandées par l’administration de Sécurité Sociale ou par la commission contentieuse présidée par un magistrat, pour la liquidation de ces contentieux que le spécialiste est commis pour estimer l’imputabilité à l’accident et fixer le taux d’incapacité temporaire ou permanente (I. P.), et pour fixer la durée d’incapacité du travail. Ajoutons qu’en matière d’accidents du travail sur venus dans l’agriculture, la loi du 9 avril 1898 et par conséquent la procédure civile ordinaire sont encore applicables.
L’expertise en matière de capacité professionnelle. — Une expertise de ce genre s’applique particulièrement aux fonctionnaires dont il s’agit d évaluer 1’ incapacité (permanente ou temporaire) de remplir leurs fonctions.
D’après l’article 23 du statut général de la fonction publique (1946), il semblerait qu’un examen neuro-psychiatrique soit nécessaire pour déterminer, avant toute nomination à un emploi public, si le candidat est indemne d’une « affection nerveuse ».
Mais c’est surtout pour l’octroi des congés de longue durée que l’expertise psychiatrique est de pratique courante. Sur certificat du médecin de l’inté ressé, celui-ci adresse une demande au Président du Comité départemental qui peut faire procéder à une expertise par un médecin spécialiste agréé. Le congé n’est accordé que pour une période d’au moins 3 mois et pour 6 mois au plus. A l’expiration de ce délai, il doit être renouvelé. Le fonctionnaire ne peut être réintégré qu’après l’avis du psychiatre agréé. Ces expertises posent souvent des problèmes délicats.
Les Conseils de l’Ordre des Médecins peuvent être appelés à commettre un ou plusieurs psychiatres en vue d’examiner un médecin présentant des troubles psychiques et donner leur avis sur son aptitude à exercer la médecine.
Divorce pour altération des facultés mentales du conjoint. — Le divorce, depuis 1884, reposait sur la notion de faute de l’un ou des deux époux entraînant un divorce sanction. La loi du 11 juillet 1975 complétée par le décret du 5 décembre 1975 et applicable depuis le 1er janvier 1976 a complètement réformé la procédure de divorce et tout en maintenant le « divorce pour faute », a créé deux nouvelles procédures basées sur la notion de « constat d’échec ». C’est ainsi qu’elle a créé deux nouveaux cas de divorce : le divorce par consentement mutuel et le divorce pour rupture de vie commune.
En ce qui concerne le divorce en général et le divorce pour faute en particulier, la loi du 11 juillet 1975 donne des précisions qui complètent la loi du 3 janvier 1968 sur les incapables majeurs. L’article 249 du Code civil stipule désormais :
« Article 249. — Si une demande en divorce doit être formée au nom d’un majeur en tutelle, elle est présentée par le tuteur avec l’autoristion du conseil de famille, après avis du médecin traitant. Le majeur en curatelle exerce l’action lui-même avec l’assistance du curateur ».
« Article 249-1. — Si l’époux contre lequel la demande est formée est en tutelle, l’action est exercée contre le tuteur ; s’il est en curatelle, il se défend lui-même, avec l’assistance du curateur ».
« Article 249-2. — Un tuteur ou un curateur spécial est nommé lorsque la tutelle ou la curatelle avait été confiée au conjoint de l’incapable ».
« Article 249-3. — Si l’un des époux se trouve placé sous la sauvegarde de justice, la demande en divorce ne peut être examinée qu’après organisation de la tutelle ou de la curatelle ».
En ce qui concerne le divorce par consentement mutuel, l’article 249-4 stipule qu’il est impossible lorsque l’un des époux se trouve placé sous un des régimes de protection prévu par l’article 490 du Code civil (tutelle, curatelle ou sauvegarde de justice).
La demande de divorce pour rupture de vie commune peut être recevable dans deux cas : 1° « en raison d’une rupture prolongée de la vie commune lorsque les époux vivent séparés de fait depuis six ans » (art. 237) ; 2° « lorsque les facultés mentales du conjoint se trouvent, depuis six ans, si gravement altérées qu’aucune communauté de vie ne subsiste plus entre les époux et ne pourra selon les prévisions les plus raisonnables se reconstituer dans l’avenir » (art. 238, par. 1).
C’est apparemment pour protéger spécialement le malade mental que la loi a établi une distinction entre les deux sortes de divorce pour rupture de la vie commune depuis six ans. En effet :
a) alors que dans les deux cas, si l’époux défendeur « établit que le divorce aurait, soit pour lui, compte tenu notamment de son âge et de la durée du mariage, soit pour les enfants, des conséquences matérielles ou morales d’une exceptionnelle dureté, le juge rejette la demande » (art. 240, par. 1), dans le cas de divorce pour altération des facultés mentales le juge peut en outre rejeter d’office la demande « si le divorce risque d’avoir des conséquences trop graves sur la maladie du conjoint (art. 238, par. 2). Le juge devient ainsi le protecteur naturel du malade qui risquerait d’être mal défendu ;
b) au point de vue procédural, avant toute décision de divorce, il faudra organiser la tutelle du malade et c’est le tuteur qui défendra ses intérêts (cf. l’art. 249 précité) ;
c) en ce qui concerne les preuves, l’article 53 du décret prévoit que pour le divorce pour cause d’altération des facultés mentales la requête doit, à peine d’irrecevabilité, « être accompagnée de tout document établissant, selon l’auteur de la requête, la réalité de la situation prévue par l’article 238 du Code civil ». Outre la condition de rupture de la vie commune depuis au moins six ans (en général internement ou traitement hors du domicile conjugal), le demandeur devra établir que les troubles mentaux sont graves et irrémédiables. Mais il ne pourra guère le faire que par des certificats, qui lui seront souvent refusés par le médecin traitant en raison du secret profes sionnel (par contre le malade, par l’intermédiaire de son tuteur, pourra présenter des certificats médicaux, notamment à l’appui de la « clause de dureté » prévue à l’article 240 ou à l’article 238, par. 2). De toute façon, l’article 54 du décret prévoit que « le tribunal ne peut prononcer le divorce dans le cas de l’article 238 du Code civil qu’au vu d’un rapport méëical établi par trois médecins experts désignés sur la liste prévue à l’article 493-1 du Code civil » (c’est-à-dire la liste spéciale dressée par le Procureur de la République en application de la loi du 3 janvier 1968 sur les incapables majeurs).
Les débats parlementaires avaient prévu que le décret d’application préci serait les questions qui devraient être posées aux experts. En fait le décret se borne à indiquer : « le tribunal fixe la mission des experts » (art. 54, par. 2). Mais on peut prévoir que le tribunal posera les questions qu’impli quent d’une part le 1er paragraphe de l’article 238 C. C. (dire si les facultés mentales du malade sont, depuis six ans, si gravement altérées qu’elles inter disent toute communauté de vie entre les époux et si par ailleurs cet état est irrémédiable) et d’autre part le second paragraphe du même article (dire si le divorce ne risque pas d’avoir des conséquences trop graves sur la maladie du conjoint malade).
Il ne faut pas se dissimuler que la tâche des experts ne sera pas toujours facile, mais ils devront remplir leur mission dans l’esprit du législateur, qui n’a pas créé cette forme de divorce pour que les médecins y mettent systé matiquement obstacle, soit en refusant de parler d’incurabilité et en invo quant une guérison toujours théoriquement possible (la loi indique : « selon les prévisions les plus raisonnables »), soit en faisant trop facilement jouer la « clause de dureté » ou la « clause d’aggravation ».
On doit ajouter que, d’une manière générale, les affaires de divorce relèvent du tribunal de grande instance (et du juge aux affaires matrimoniales) ; d’après l’article 5 du décret, le tribunal compétent est celui de la résidence des enfants mineurs, s’il y en a, ou sinon de la résidence du défendeur (c’est-à- dire du malade en cas de divorce pour altérations des facultés mentales). Lorsque le divorce est prononcé pour rupture de la vie commune, le dispo sitif du jugement ne doit faire aucune référence à la cause du divorce (art. 55 du décret).
Enfin l’article 281 du Code civil stipule désormais : « Quand le divorce est prononcé pour rupture de la vie commune, l’époux qui a pris l’initiative du divorce reste entièrement tenu du devoir de secours. Dans le cas de l’arti cle 238, le devoir de secours couvre tout ce qui est nécessaire au traitement médical du conjoint malade »,
Loi du 11 juillet 1975 (J. O. du 12 juillet 1975). — Décret d’application du 5 décembre 1975 (J. O., du 8 et 9 décembre 1975). Brazier (M.). — Commentaires de la Loi dans la Gazette du Palais, 13, 16, 17 et 18 décembre 1975. — Le Particulier n° spécial sur le divorce. Avril 1976, n° 497. A. Agussol (P.) et Daumezon (G.). — Le psychiatre et la nouvelle loi sur le divorce. Information psychiat1976, 9. — Groslière (J. C.). — La réforme du divorce. Éditions Sirey, Paris, 1976. Lafon (J.). — La protection des malades mentaux, protection de la personne et protection des biens. Rev. Méd., 1975, 16, 37, 2534-2545.
Autres expertises en matière civile. — En dehors des cas concernant la réparation civile les demandes d’expertises réclamées aux experts psychiatres par des juridictions civiles portent sur des avis dans des matières très variées : en matière de testament dire si le testateur était « sain d’esprit » au moment de sa rédaction (selon les termes de l’article 901 du Code civil) ; en matière d’annulation de mariage ou d’annulation de contrat. Le psychiatre peut égale ment être commis par le Tribunal de Grande Instance siégeant en Chambre du Conseil pour se prononcer sur la sortie d’un malade interné (art. L 351 du Code de Santé Publique, ancien article 29 de la Loi du 30 juin 1838).
La loi du 17 janvier 1975 sur l’interruption volontaire de la grossesse peut entraîner des demandes — d’avis ou de certificats — adressées au psychiatre de la part de malades ou de leur famille en vue d’interrompre une grossesse en application de cette loi. Il est certain qu’en psychiatrie les cas prévus par la nouvelle loi peuvent se rencontrer bien fréquemment (situation de détresse de la mère, impossibilité pour celle-ci de « préparer la naissance de l’enfant », grossesse non désirée, faisant même l’objet d’une négation patho logique, etc.). Toutefois le texte légal n’a pas prévu le cas des incapables majeurs. Interrogé sur ce point, au Sénat, le Ministre s’est référé aux règles générales de droit : il faut (sauf urgence) l’accord du représentant légal.
Le psychiatre peut encore être appelé à donner son avis sur le retrait du per mis de conduire (L’arrêté du 10 février 1964, publié au J. O., du 29 mars 1964 stipule les incapacités incompatibles avec la délivrance ou le maintien du per mis de conduire), sur le taux d’invalidité d’un infirme ou d’un malade mental (plus de 80 % sont nécessaires) en vue de l’obtention du bénéfice de l’aide sociale aux infirmes (loi Cordonnier). Depuis la loi du 15 avril 1954 sur les alcooliques dangereux, le psychiatre peut être appelé à examiner, à la demande de la Com mission crée par cette loi, les alcooliques susceptibles de présenter une dange- rosité, etc.
Expertise ecclésiastique. — Il peut encore avoir à donner son avis à l’ autorité ecclésiastique pour expertiser (parfois sur pièces) des cas de nullité de mariage conformément au Droit canon (L. Beirnaert, Y. Roumajon, etc.).
(1)Nous remercions bien vivement le Dr. J. Lafon qui a bien voulu relire ce chapitre, et nous faire bénéficier de sa longue expérience d’expert.