CHAPITRE 1

1951

— Denise, dépêche-toi, on va manquer le bus !

Devant le minuscule miroir de la salle de bains, la jeune femme jette un dernier coup d’œil à sa coiffure. Dans le vestibule, ses deux grandes sœurs piaffent d’impatience. Il est vingt heures. Comme tous les samedis soir, Denise se met sur son trente et un avant de se rendre au Palais d’or avec Thérèse et Patricia. La mère consent à ce que sa cadette de dix-sept ans sorte danser. À condition d’être accompagnée par des adultes.

— Bye, m’man ! lance Denise en attrapant de justesse son manteau pendant que Thérèse lui tire le bras.

— Je veux vous voir à la maison au plus tard à minuit ! répond comme toujours Winnie Pelletier.

De la rue de la Roche où elles habitent, les trois Montréalaises courent jusqu’à la rue Rosemont, puis marchent d’un pas rapide vers l’Ouest. À l’angle de la rue Saint-Hubert, le chauffeur d’autobus ouvre sa porte à trois passagères essoufflées. Elles croisent maintenant les doigts, car mieux vaut arriver devant les portes du Palais d’or avant vingt et une heures, si on veut s’assurer d’y entrer. Elles doivent patienter jusqu’à ce que l’autobus, qui file vers le sud, croise la rue Sainte-Catherine. De là, un tramway les cueille pour les mener jusqu’à la rue Stanley.

À vingt heures cinquante-cinq, elles franchissent tout heureuses les portes du Palais d’or. Pendant que Thérèse et Patricia saluent des copines, Denise prend le temps de s’imprégner des lieux. Elle tient à sa petite routine avant de chauffer la piste d’une vraie salle de danse !

Jusqu’à ses dix-sept ans, elle devait se contenter des planchers du salon des parents, du grand frère et parrain Alfred, grand amateur de boogie, et du reste de la parenté pour se trémousser. Trop longtemps à son goût, Denise a vu partir Thérèse et Patricia pour les clubs du centre-ville de Montréal. La cadette, elle, devait tenir compagnie à sa mère vieillissante. Une injustice pour celle qui a toujours été LA danseuse de la famille. Qui déjà, à cinq ans, restait rarement immobile en entendant un air de boogie et qui étonnait ses frères et sœurs : « M’man, venez voir ! La p’tite danse ! » se remémore tout à coup Denise devant l’énorme piste du Palais d’or.

Garçons et filles s’agitent aux pieds d’un orchestre de vingt musiciens. Après la note finale, on les applaudit à tout rompre. Denise attend une composition du défunt tromboniste et chef d’orchestre Glenn Miller pour fouler la piste avec ses sœurs. Autour d’elles, la clientèle sourit, se salue. L’ambiance est festive.

De temps à autre, Denise jette un œil vers l’entrée du Palais d’or. Elle souhaite voir apparaître son ami Walter. Depuis quelques semaines, elle ne danse qu’avec ce jeune homme de dix-neuf ans qu’elle a rencontré au Stadium, une autre salle de danse de la ville.

Elle n’est pas amoureuse. Elle rabrouerait d’ailleurs quiconque oserait dire que Walter est son amoureux. Mais elle ne cache pas qu’elle adore la compagnie de ce beau Noir, grand et bâti qui, un soir, avec une charmante assurance, s’est avancé près d’elle et a laissé échapper avec son accent anglais :

— Bonsoir, vous dansez très bien.

Denise aurait alors parié avoir un athlète devant elle, issu d’une famille originaire des Antilles, comme le sont plusieurs clients du Palais d’or, du Stadium ou encore des grands clubs rhythm and blues et jazz de Montréal. Elle n’avait pas tort. En quittant comme une Cendrillon le Palais d’or, ce soir-là, elle savait que Walter Brathwaite avait fait de la boxe amateur toute son adolescence, qu’il était le quatrième d’une famille de dix enfants et qu’il était le fils d’une immigrante jamaïcaine et d’un immigrant arrivé de la Barbade, devenu porteur dans les trains du CN.

En effet, en débarquant à Montréal, dans les années 1920, Osford Brathwaite, père de Walter, a vécu une histoire semblable à celle de la plupart des immigrants antillais et américains. Il est allé arpenter les rues du quartier Saint-Antoine (aujourd’hui Petite-Bourgogne et Saint-Henri), de part et d’autre du canal Lachine, à la recherche d’un emploi. À la fin du XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe siècle, les chantiers maritimes et les chemins de fer sont pour les Noirs les meilleurs endroits où trouver du travail. Les compagnies ferroviaires canadiennes et américaines les embauchent comme porteurs dans les trains circulant entre Montréal et Toronto et même jusqu’à Chicago.

Dorothy W. Williams raconte leur cheminement dans Les Noirs à Montréal : « La présence de Noirs à l’extrémité ouest de Saint-Henri était sans doute due à la proximité des cours de triage du CN et du CP. Les centres de formation des porteurs et les bureaux du personnel étaient également situés à Saint-Henri. Et c’était à cet endroit, plutôt qu’aux gares situées sur Peel et Bonaventure, que les porteurs transitaient. »1

« Ces travailleurs en viennent à former des familles entières enracinées dans le quartier et qui, avec le temps, se doteront de leurs propres institutions », écrit-on également dans La Présence des Noirs dans la société québécoise d’hier et d’aujourd’hui.2

Osford arrive en Amérique à l’aube de la grande Crise financière de 1929 qui privera de travail quatre-vingt pour cent des gens de sa couleur. Avoir un emploi est une bénédiction. Le conserver relève du miracle. Les quelques tentatives de regroupement en syndicats ayant toutes échoué, les travailleurs noirs ne peuvent à l’époque compter sur une sécurité d’emploi ni sur un salaire décent3. Les conditions de travail sont difficiles. Être engagé comme porteur de bagages signifie travailler jusqu’à quatre cents heures par mois, dormir peu, souvent œuvrer aussi comme cireur de chaussures, gardien d’enfants et même laveur de voitures. Ça signifie également renoncer à des possibilités d’avancement et être payé jusqu’à deux fois moins qu’un employé blanc. Mais Osford veut travailler le plus tôt possible.

Ce Barbadien souhaite rapidement se refaire une vie loin des plantations de canne à sucre de son île des Caraïbes où la pauvreté est généralisée pour les descendants Africains et où le coût de la vie a grimpé en flèche ces dernières décennies. Les Noirs peinent encore à prendre leur place dans les hauts postes de cette île qui sera sous domination britannique jusqu’en 1966.

Aidé par des organismes communautaires noirs, tel le Negro Community Center (Centre communautaire des Noirs), implantés dans le quartier Saint-Antoine, et motivé par la présence de quelques commerces tenus par des Noirs, Osford s’installe dans un petit logement du secteur. C’est au sein même de cette communauté d’immigrants qu’il y rencontre la femme de sa vie, une Jamaïcaine nommée Amy McHann. Leurs trois filles et leurs sept fils naîtront et grandiront à Saint-Henri.

Osford Brathwaite restera longtemps fidèle au quartier qui l’a accueilli. Mais, comme bien d’autres, il finira par convoiter d’autres secteurs de l’île de Montréal. Les années 1930, 1940 et 1950 voient en effet certains Noirs se constituer un petit bas de laine et s’éloigner de la rue Saint-Antoine pour s’établir jusque dans Ville-Émard, Côte-Saint-Paul, Notre-Dame-de-Grâce et, dans le cas de la famille d’Osford, Côte-des-Neiges. Ils y vont en grappes. Ils se mêlent aux Blancs, même si être leurs voisins n’est pas forcément garant de contacts harmonieux.

Les liens se créent plus facilement dans certains lieux publics comme les salles de spectacles et de danse qui accueillent des musiciens noirs. Inauguré en 1931 dans la Petite-Bourgogne, le Rockhead’s Paradise attire comme un aimant la jeunesse versée dans le jazz. Mais le Stadium et le Palais d’or sont eux aussi les témoins de plusieurs rapprochements. C’est dans ces lieux que les fils d’Osford vivront leurs premiers amours. Dans le cas de Walter et Denise, le contact s’est fait facilement, sans préjugé lié à la couleur de la peau. Denise trouve Walter agréable, tout simplement.

— Allez-vous revenir samedi prochain ? a tout juste eu le temps de souffler Walter, le soir de leur première rencontre, en regardant la jeune femme à ses côtés se sauver quinze minutes avant minuit.

* * *

L’amitié entre Denise et Walter déborde rapidement des murs des salles de danse. Étonnamment, le fait que Walter parle à peine français et Denise, à peine anglais, ne constitue pas un frein à la communication. Il leur arrive de se rencontrer au cinéma Loews ou au Palace de la rue Sainte-Catherine, puis d’aller boire un chocolat chaud dans un resto de la rue Jean-Talon, près de l’appartement des Pelletier. Sans chaperon. C’est l’endroit qu’ils préfèrent pour discuter des Tramway nommé désir avec Marlon Brando et autres Strangers on a Train d’Hitchcock qu’ils viennent de visionner, tout en apprenant la langue de l’autre.

Mis à part ses propres frères, Walter est le premier garçon avec qui Denise discute longuement. De musique surtout. Des artistes qu’elle écoute à la maison ou qu’elle aimerait bien croiser dans les salles de danse qu’elle fréquente. Son compagnon a toujours une oreille attentive. Elle note chaque petit geste de politesse à son égard. Elle attend impatiemment que le soir tombe, le samedi, pour se retrouver au Stadium ou au Palais d’or au bras de Walter. Comme le temps file en sa compagnie, c’est chaque fois en vitesse qu’elle retourne chez elle. Souvent en taxi.

Winnie Pelletier sait que sa fille a un ami. Un garçon qu’elle aime bien et qui la fait sortir de l’appartement de plus en plus souvent. Mais tirer les vers du nez de sa Denise est difficile.

Il faut en effet six mois à la jeune femme pour parler à sa mère de sa fréquentation. Un soir, après le souper, en faisant la vaisselle, elle crache le morceau :

— M’man, j’ai un ami. C’est un Nègre.

Winnie laisse tomber ses mains dans l’eau savonneuse et fixe le mur devant elle. Sa fille fréquente un Noir… L’incompréhension se mêle à la crainte. Combien de fois Denise s’est-elle fait insulter, menacer dans la rue à côté du garçon ? Où a-t-elle osé l’accompagner ces dernières semaines ? Comment va réagir la famille et les amis en apprenant la nouvelle ?

Le reste du clan ne demeure pas dans le secret longtemps. Bouillant de colère, les grands frères et le père interdisent aussitôt à Denise de fréquenter Walter. Mais Denise, que d’aucuns estiment rebelle et naïve, n’a pas l’intention d’obtempérer. Que fait-elle de mal au juste ? se demande-t-elle.

La présence de Walter dans sa vie affecte moins les sœurs Pelletier. D’ailleurs, la cadette trouve rapidement une alliée en Thérèse qui fréquente elle aussi, depuis peu, un Noir prénommé Eddy.

Denise et Walter continuent de se voir quotidiennement pendant un an, même si, pour la jeune femme, quitter l’appartement de la rue de la Roche relève parfois de la performance olympique. Le couple constate petit à petit que leur amitié est en mutation. Que les liens les unissant s’approfondissent d’une rencontre à l’autre. Sont-ils amoureux ? Denise pense bien que oui, à présent, mais n’oserait l’exprimer clairement. Puis, un soir, avant qu’ils ne quittent leur resto préféré de la rue Jean-Talon, le boxeur annonce à sa belle :

— Ce soir, tu vas rester ici. Je te garde ! Je te marierais tout de suite !

— T’es pas sérieux ? Ça va causer bien des tracas…

Mais Denise sourit intérieurement. À dix-huit ans, Walter est le premier garçon qui la courtise. Elle sait, au fond, qu’elle l’aime et reçoit avec joie cette demande en mariage informelle. Ce soir-là, avant de se séparer, le grand boxeur serre longuement dans ses bras sa petite rebelle.

* * *

— Pis tu penses que tu vas te marier ? crache Winnie bouleversée. T’as même pas vingt et un ans en plus. Compte pas sur nous pour t’organiser une réception de mariage !

Ces dernières semaines, l’idée a fait son chemin. Chaque soir, avant de s’endormir, Denise repasse dans sa tête son film préféré : elle se voit vêtue d’une robe blanche, au bras de Walter. Elle imagine l’Église Saint-Étienne, où elle a été baptisée, a fait sa première communion et a été confirmée, remplie d’amis et de membres de sa famille.

Mais le couple doit surmonter plusieurs obstacles avant la marche jusqu’à l’autel, prévue en mars, dans quelques mois. Les parents et les frères de Denise s’opposent à cette union. Même le prêtre qui doit unir le couple n’a pas réussi à les faire changer d’idée. Pendant qu’elle espère toujours la bénédiction familiale, Denise s’amuse au moins des efforts fournis par son fiancé protestant pour mémoriser le petit catéchisme, à la demande du prêtre ! Il doit apprendre qu’en plus de pouvoir implorer Dieu, il y a aussi son fils Jésus et la Vierge Marie qui sont d’une grande écoute.

En attendant, Denise profite de son statut de catholique dans l’espoir d’arriver à ses fins matrimoniales : mieux vaut prier la Trinité en entier afin de raisonner le clan Pelletier ! Au moins Walter, de son côté, n’a pas à subir les foudres de parents mécontents. « Osford et Amy étaient heureux pour Walter, car ils aimaient beaucoup Denise, se rappelle Lilian Brathwaite, tante par alliance de Normand et belle-sœur de Walter. Il n’y a eu aucune réticence en apprenant la nouvelle de leur mariage, probablement parce que Harry, le plus vieux des frères, était déjà marié à une femme blanche. »4

Eh bien, l’arrivée de l’automne refroidit miraculeusement l’entêtement de la famille de Denise ! À quelques semaines de la cérémonie, la grande sœur Patricia convainc ses parents d’organiser à l’appartement des Pelletier la réception qui suit le sacrement à l’église. Elle se fait même un devoir d’inviter officiellement les parents, frères et sœurs de Walter sur la rue de la Roche et d’aider sa mère à fabriquer un gâteau que dégusteront les cinquante invités de la noce.

On annonce officiellement que la date fixée est celle du 20 mars. On unira non seulement deux personnes, mais aussi deux familles. Et ce n’est pas sur une piste de danse, mais dans le grand salon des Pelletier que Denise et Walter danseront jusqu’à minuit… et même plus tard.

Le mariage a lieu la dernière journée d’un rude hiver, mais c’est un soleil presque aveuglant, et non des flocons, qui accueille le couple à l’église Saint-Étienne, rue Christophe-Colomb. Les Pelletier et les Brathwaite s’y rencontrent pour la première fois. Timidement, mais en se serrant néanmoins la main. Durant la cérémonie, les barrières culturelles semblent tomber. Walter lève sa main droite pour faire son tout premier signe de croix devant des Pelletier qui sourient. L’opposition des derniers mois fait ainsi place à l’émotion au moment où les amoureux échangent leurs alliances.

Tous savent cependant que les nouveaux mariés feront rapidement face à l’incompréhension, la méchanceté et la fermeture d’esprit des voisins, commerçants, chauffeurs d’autobus. Car les Noirs sont encore trop nouvellement établis au Québec et au Canada pour avoir déjà réussi à abolir certaines intolérances. Et on en a trop peu accueilli au pays, ces dernières décennies, pour qu’ils se fondent naturellement dans la masse urbaine.

Dans Les Noirs à Montréal, Dorothy W. Williams écrit encore : « Selon les statistiques officielles, seulement 1519 Noirs immigrèrent au Canada entre 1916 et 1928. De toute évidence, il y avait peu de demandes pour des Noirs, puisque, au Canada, les besoins pressants de main-d’œuvre étaient comblés par l’immigration blanche d’Europe et des États-Unis. (…) De 1897 à 1930, moins de 1 % des immigrants admis au Canada étaient de descendance africaine. »5

Ce n’est que dans les années 1950 et 1960 que le Québec va ouvrir ses portes à l’entrée massive d’Antillais anglophones et francophones. Reste qu’au début des années 1950, les couples formés d’une Blanche et d’un Noir sont peu nombreux. S’il est difficile de débusquer des statistiques à ce sujet, même à Statistique Canada, on ne se trompe pas en parlant de rareté dans le cas des couples qui convolent en justes noces. « Les unions mixtes étaient vues avec scepticisme, explique l’animateur et passionné d’histoire Gilles Proulx. La cellule familiale canadienne française était tricotée serrée. »6

En s’unissant, Denise et Walter transgressent bien malgré eux un tabou. Ils en paieront le prix au cours des jours, des mois, des années à venir. Mais aujourd’hui, le 20 mars 1953, l’église Saint-Étienne est une oasis, au centre d’une mer de préjugés, où se vit un amour fort et sincère.

* * *

Denise espère ne pas perdre connaissance. Elle s’apprête à donner naissance à son troisième enfant. Elle pousse de toutes ses forces. Dans la petite pièce de l’hôpital de la Miséricorde où elle est allongée, elle prie pour que le médecin lui annonce que le bébé montre enfin sa tête. Le découragement prend le relais de l’espoir après chaque contraction.

Donner la vie n’est pas une tâche facile pour l’épouse de Walter Brathwaite qui vient de manquer les derniers beaux jours de l’été. Son bassin « en entonnoir », des hémorragies et des baisses de pression l’ont effectivement confinée douze jours dans un lit d’hôpital avant le moment de l’accouchement. Elle se doute que le médecin est sur le point de procéder à une césarienne, comme il y a quatre ans, lors de la naissance de ses jumeaux Richard et Robert.

Cette fois-là, le calvaire avait duré trois jours. Trois jours de douleurs abdominales indescriptibles vécues recroquevillée dans un lit. Une fois à l’hôpital, après que la future maman eut perdu conscience, le médecin avait tendu à Walter un formulaire à signer pour sauver les jumeaux et leur génitrice en procédant rapidement à une césarienne. Quelques heures plus tard, des infirmières avaient présenté deux bébés à la peau foncée, mais aux cheveux raides, à une jeune mère épuisée.

Le 27 août 1958, Denise revit un chemin de croix similaire. Au moins, cette fois, il n’y a qu’un enfant à naître.

— On va vous faire une césarienne, lance le médecin à une patiente souffrante et résignée.

En fin d’après-midi, ce jeudi-là, Denise devient mère d’un troisième garçon qu’elle nommera Normand Jean-Guy. Il a la peau plus claire que ses grands frères. Mais ses cheveux noirs semblent déjà vouloir pousser dans tous les sens.

Walter, fier, vient de lui tendre le nourrisson quand le médecin entre dans la chambre :

— Madame Brathwaite, vous ne devez plus tomber enceinte. Votre bassin est vraiment trop étroit. Vous risquez de ne pas survivre à un prochain accouchement…

La famille Brathwaite comptera cinq membres. Pas un de plus !

Trois est un nombre qui convient de toute façon à Denise, qui vit dans un étroit appartement du quartier Côte-des-Neiges et dont les journées sont bien remplies. À quatre ans, les jumeaux demandent encore énormément d’attention. Craintive, Denise ne les lâche pas d’une semelle pendant que Walter récolte ses payes en travaillant comme homme à tout faire sur des chantiers de construction et dans des immeubles résidentiels du quartier Côte-des-Neiges.

Normand est, quant à lui, un bébé à la santé fragile. Maman ne compte plus les visites à l’hôpital avec son petit dernier, victime de plus d’une maladie infectieuse. Au fil des mois, elle s’aperçoit également qu’il a plusieurs allergies alimentaires. Normand doit éviter la viande, les fèves… Seules les carottes et les pommes de terre ne semblent pas provoquer de réactions cutanées.

Le petit est chétif, contrairement à ses frères qui grandissent normalement. Il saigne fréquemment du nez. Son corps le démange, mais il ne peut se gratter. Les plaques qui recouvrent son visage, ses bras, ses jambes, son torse l’empêchent souvent de s’endormir. Denise passe donc de nombreuses heures à le border et à s’assurer qu’il n’enlève pas les mitaines qu’on l’oblige à porter pour éviter qu’il n’irrite sa peau jusqu’au sang. « Ça me crevait le cœur de voir Normand dans cet état, se rappelle Denise Pelletier. Je pleurais parfois au bord de son lit. Je me disais que je n’aurais jamais dû faire d’enfants… »7

Les trois premières années de la vie de Normand causent bien des soucis à Denise. Toutefois, son plus jeune ne semble pas malheureux. Il a deux grands frères énergiques avec qui s’amuser et qu’il suit sans cesse. Ils sont les modèles de Normand. Des garçons qu’il aime bien imiter.

Rares sont les moments où on entend une mouche voler dans le petit appartement. Les trois enfants bougent comme six. Les Brathwaite ont peu d’argent, mais Denise en vient quand même rapidement à rêver d’un logement plus spacieux. Elle croise les doigts pour que le projet de construction de triplex de son frère Jean-Guy, dans le quartier Saint-Édouard, qui jouxte Rosemont, aille rapidement de l’avant. Il lui a promis de lui louer le logement du bas, une fois la construction complétée. L’endroit est en fait aussi exigu que leur nid de Côte-des-Neiges, mais il y a une cour de quelques mètres carrés où les enfants pourraient jouer et sur laquelle Denise-la-craintive pourrait constamment jeter un œil par la fenêtre de la cuisine !

Denise doit finalement patienter encore un an avant de voir son vœu exaucé et pour qu’un espace tout neuf les attende sur la rue Saint-André. Les Brathwaite y établissent leurs quartiers en bloc en juillet 1961 : Denise, Walter et leurs fils au premier étage, grand-maman Winnie et grand-papa Alfred au deuxième, Jean-Guy et tante Claire au troisième.

La mère de Normand ne le sait pas encore, mais ce déménagement dans le quartier populaire de Saint-Édouard pavera lentement le chemin vers le firmament artistique de son plus jeune fils.