CHAPITRE 10

BLANC COMME LA NEIGE

— Je suis enceinte…

Frédérike est immobile devant Normand. Ce dernier s’assoit et ferme les yeux. Non… La nouvelle ne le gonfle ni de fierté ni de bonheur. Il ne peut pas devenir père maintenant. Surtout pas devenir parent avec sa compagne de Pied de Poule. Depuis près de deux ans, le couple vit à cent à l’heure, étouffé par une passion aussi débordante que torrentielle. Comme lui, Frédérike est une bombe sur scène. Ensemble, ils sont explosifs dans la vie.

Ils ont uni leur destinée au moment où Pied de Poule a pris son envol dans les sphères populaires du milieu culturel. Ils ont bruyamment officialisé leur union dans une chambre d’hôtel, en tournée. Depuis, ils sont rock stars dans l’âme. Normand adore Frédérike. La puissante voix et le tempérament volcanique de l’artiste l’ont séduit. De son côté, la belle a rapidement été hypnotisée par le jeu sur scène de l’interprète de François Perdu. Elle ne s’est pas gênée pour lui avouer qu’elle pleure chaque fois qu’elle l’entend chanter la douce Cette nuit, papa. Lui, a joué les garçons charmants en lui disant qu’il pensait constamment à elle et en lui offrant même un bracelet rapporté d’un voyage en France, alors qu’Andrée était encore sa douce moitié.

En moins de deux, Frédérike a résilié son bail pour emménager chez son chum et s’engager dans une relation tout sauf limpide. Normand et elle ne se contentent pas de monter sur scène et de retourner sagement à la maison après les représentations de la comédie musicale de Marc Drouin. La jeune vingtaine fringante aidant, ils font souvent la fête jusqu’à l’aube et dans un état second.

Leur comportement, celle de leur jeunesse révolue que raconte aujourd’hui avec lucidité Frédérike Bédard, est loin d’être marginal. Dans les bars que fréquente Normand, la cocaïne se trouve sur les tables et sur le comptoir des toilettes. On tire une ligne comme on consomme une bière, mais le côté interdit de l’activité enivre le comédien. Quand il invite ses amis chez lui pour poursuivre les festivités, les sachets de coke font le voyage en sa compagnie.

Les nuits sont encore plus essoufflantes quand Normand croise des musiciens sur sa route. Il s’étonne chaque fois de la quantité enfouie dans les poches de certains. « Les acteurs pouvaient acheter un quart de gramme de coke pour le week-end et certains musiciens renifler un quart de gramme aux vingt minutes ! » ironise Normand, qui se rappelle encore trois balades marquantes en voiture en compagnie d’un musicien sud-américain.1

— Veux-tu faire une octave ? lui demande un soir l’artiste en ouvrant le coffre à gants de sa Mercedes.

La toute première fois, les yeux de Normand sont devenus ronds en apercevant la plaque en marbre sur laquelle était gravé un clavier de piano. Il se rappelle le rituel dans le détail : le Sud-Américain extrait du coffre une roche rosée, gracieuseté de son pays natal, l’égrène et tire une ligne de la longueur de son clavier marbré… Normand le laisse se servir et préparer une autre ligne. Quand la plaque se retrouve sous son nez, il se penche, aspire longuement et paf ! Le comédien est projeté dans un autre monde. Son cœur bat plus vite, mais simplement pour lui donner plus d’entrain et le rendre franchement heureux. « Ce sont les seules fois où j’ai dû prendre de la coke de qualité ! Les trois seules occasions où j’ai eu de beaux trips de coke. Les autres fois, j’avais du fun après la première ligne que j’aspirais, je paranoïais après la deuxième et j’étais incapable d’avoir une érection après la troisième. »2

Dans sa jeune vingtaine, Normand amorce régulièrement ses journées sans avoir dormi. Aux petites heures du matin, la porte de sa maison est grande ouverte aux amis qui ne sont jamais pressés de quitter les lieux.

— Normand, mets donc le dernier album de Genesis ! lance l’un d’eux, un soir.

— Je sais pas si ça me tente ! L’autre soir, Frédérike a fait jouer ce disque-là et l’aiguille de la table tournante est constamment revenue sur la même chanson.

— Elle est hantée, cette maison, je vous jure, balbutie Frédérike. Quand on regarde un film d’horreur, on va dormir à l’Hôtel de la Cité après, tellement on a peur de rester ici. Ghyslain Tremblay nous a dit qu’il y avait eu une tuerie ici du temps de la prohibition. Dix morts.

— Les bouteilles de bière vides et les casseroles bougent toutes seules, poursuit Normand devant un public incrédule.

— Je suis pas bien ici, raconte Frédérike. D’ailleurs, j’ai pas eu un bon feeling la première fois que j’ai visité la place. Je te l’ai déjà dit, Normand ! Le fait que notre chambre et la cuisine soient dans le sous-sol m’angoisse.

À l’aube, après avoir grappillé quelques quarts d’heure de sommeil, Normand juge parfois approprié de passer l’aspirateur sur la table et les comptoirs de cuisine avant l’arrivée de la femme de ménage qui n’est pas à court d’anecdotes quand elle vient d’astiquer la maison d’une vedette québécoise !

Normand et Frédérike ont toutefois une ligne de conduite irréprochable en mode travail : ils ne consomment jamais le jour ni avant de monter sur scène. Normand estime qu’il est en contrôle. Mais avec Frédérike, il s’embrase parfois. Il rit aux éclats avec sa blonde, aime partager les mêmes plateaux de tournage qu’elle, échanger ses vêtements contre les siens et s’enfermer dans une salle de cinéma avec sa douce pour trembler devant un film d’horreur. « On écoutait beaucoup de musique ensemble. J’ai appris à écouter Genesis, Peter Gabriel et King Crimson avec Normand. Ça me sert encore aujourd’hui dans mes créations », relate Frédérike Bédard, qui a travaillé plus tard avec Robert Lepage et Édouard Lock.3

Les réveillons de Noël qu’ils passent ensemble chez sa mère Denise, en compagnie de ses frères jumeaux, sont aussi mémorables. Parce qu’au-delà de l’échange de cadeaux, il y a la musique des idoles afro-américaines de Denise. Il y a aussi l’attitude de maman qui sait comment faire rire la compagnie autant avec de drôles d’histoires que des remarques terre-à-terre. « On voit d’où Normand vient », note Marc Labrèche.4

« Ma mère aimait beaucoup Frédérike, car c’est une musicienne, qu’elle était d’une grande gentillesse et très polie, raconte Normand Brathwaite. Et c’était réciproque. »5

— C’est tellement pas Minuit Chrétien chez toi ! C’est Noël chez James Brown ! dit Frédérike au lendemain du premier Noël qu’elle passe chez les Brathwaite.

Autrement, leur bonheur est fragile. Rares sont les discussions qui ne se soldent pas par une engueulade et les retards qu’on ne doit pas longuement justifier. Chacun considère l’autre extrêmement jaloux et possessif. Chacun accuse l’autre de s’élancer dans la moindre paire de bras tendus. Certains téléviseurs de la maison ne résistent pas aux sautes d’humeur. Et les rancunes sont longues à se cicatriser. Normand est parfois insaisissable aux yeux de Frédérike, stupéfaite chaque fois qu’elle voit son homme bondir soudainement du divan et sortir de la maison pour aller dans un bar, alors qu’ils regardaient la télé ensemble. « Je n’ai jamais autant ri et autant pleuré qu’avec Normand », confie Frédérike Bédard.6

Très vite, Normand se rend compte que c’est uniquement la passion, et non l’amour, qui les lie. Impossible d’avoir un enfant quand on avance chacun sur un fil de fer tendu au-dessus d’un ravin.

— Tu vas te faire avorter ?

La question de Normand est plus une affirmation. Vaut-il vraiment la peine de discuter longuement, de peser le pour et le contre de l’arrivée d’un bébé dans leur vie ? Pour une rare fois, le couple arrive à un accord sans s’être sauté à la gorge.

Quelques jours plus tard, Frédérike se rend consulter Henry Morgentaler. Elle est seule, afin d’éviter que des passants ou des manifestants pro-vie ne reconnaissent son chum aux abords de la clinique du médecin controversé et habitué des poursuites judiciaires. Mais ce rendez-vous fait s’évaporer davantage leur fragile bonheur.

Normand entame ses années folles, tant sur le plan personnel que professionnel. Sa vie privée est mouvementée. La date de péremption de sa relation avec Frédérike arrive vite. Il n’attend pas d’y mettre fin officiellement pour multiplier les infidélités. Parallèlement, la popularité de l’artiste ne fait que croître. Son compte bancaire s’alourdit. Normand cherche la semaine, le mois où il sera en congé. Professionnellement, il coule de beaux jours. Les téléspectateurs l’adorent. Il ne s’attire que de bons mots de la part de la presse et des personnalités importantes du milieu culturel. Sa relation tumultueuse avec Frédérike et ses infidélités restent confinées au sein du milieu artistique.

* * *

Le comédien préserve ainsi une image publique intacte. Celle d’un garçon qui ne lève le coude que rarement, qui a une énergie débordante, des airs d’ado malgré la vingtaine. Un artiste doué que tout le monde cherche à engager. Car à cette époque, Normand s’apprête à grimper sur une nouvelle scène. Une autre ! Celle du Club Soda, une salle de spectacles qui vient d’ouvrir ses portes sur l’avenue du Parc, à Montréal. Le comédien, ex-chouchou des inconditionnels de la LNI, se transformera en humoriste au cours de soirées drôlement baptisées Les lundis des Ha ! Ha !

L’idée vient de Claude Meunier qui, au début de la décennie 1980, est allé jeter un œil du côté des comedy clubs de Los Angeles, pépinière d’humoristes jeunes, irrévérencieux et qui dérident des publics ouverts d’esprit. L’aventure des absurdes Paul et Paul, avec Serge Thériault et Jacques Grisé, est bouclée, mais il ne compte pas s’assagir pour autant. Il rêve secrètement d’une tribune pour de nouveaux personnages excentriques baptisés Ding et Dong. Quand Guy Gosselin, le cofondateur du Club Soda, lui a dit qu’il cherchait à remplir ses lundis soir, Meunier a prestement proposé des soirées d’humour déjantées servies par ce que Montréal compte de jeunes comiques.

Mais il faut les trouver, ces artistes verts ! Ce qui n’est pas une mince tâche à une époque où l’humour n’est pas encore synonyme d’industrie, d’école et de festival. « L’humour était sclérosé, affirme Claude Meunier. Il y avait Yvon Deschamps, Jean Lapointe, Jean-Guy Moreau, Clémence DesRochers… Les jeunes humoristes n’avaient pas de place pour se faire voir. Les Lundis arrivaient donc comme un showcase de ce qu’il y avait en humour. »7

Sans attendre, avec l’aide de Serge Thériault, Claude Meunier se met en mode recherche et auditions, au Club Soda autant que dans le salon de Thériault. Daniel Lemire est recruté après s’être fait valoir avec une cassette audio ( !), tout comme Rémy Girard, Pierre Verville et Louise Richer. Meunier approche également les Paul Berval, Claude Blanchard et Roméo Pérusse qui sévissent déjà dans les clubs, question de proposer un programme croustillant. En fait, initialement, Meunier rencontre tout énergumène qui a une joke, un punch à offrir. Des imitateurs également : beaucoup d’émules de Jean-Guy Moreau qui ont une imitation de Sol ou de René Lévesque à servir avec la justesse du surdoué ou la maladresse du débutant.

Enfin, pour compléter l’affiche de ses lundis humoristiques qui prennent leur envol le 21 février 1983, Meunier s’est tourné vers la LNI. Normand a inévitablement été sollicité.

On nourrit de belles attentes pour ces soirées dont la formule doit toutefois être rodée les premières semaines. Plusieurs comiques ne savent littéralement pas se présenter au public. D’autres, très à l’aise sur la patinoire de la LNI, ont trop confiance en leur talent d’improvisateur sur la scène du Club Soda et la quittent la tête entre les deux jambes. Bref, les Lundis des Ha ! Ha ! est un cassoulet de moments mémorables et amnistiables. « D’un côté, je n’avais rien à perdre, car je n’étais pas connu, mais d’un autre, comme j’avais déjà un show d’écrit, mes numéros étaient préparés, raconte Daniel Lemire. Certains, par contre, arrivaient avec des numéros griffonnés sur le coin d’une table, alors que le public des Lundis des Ha ! Ha ! était difficile. S’il trouvait ça bon, il était survolté. Mais si ça n’allait pas sur scène, les spectateurs perdaient intérêt et conversaient entre eux. »8

Rapidement la marche devient haute. Ça passe ou ça casse pour les humoristes qui tentent leur chance aux côtés de Ding et Dong. Les bides restent longtemps dans la mémoire du public, des collègues humoristes et des bonzes du milieu culturel qui envahissent rapidement le Club Soda, carnet de notes à la main. « À l’époque, les coulisses du Club Soda étaient grandes comme ma main, se remémore Louise Richer. À peine deux pièces. On y trouvait seulement un évier, pas de toilettes. Tous les humoristes se retrouvaient ensemble. Il y avait une telle fébrilité avant de monter sur scène ! On faisait les cent pas derrière le rideau. Personne n’était capable de s’isoler. »9

Chaque fois que Louise Richer croise Normand aux Lundis, elle retrouve un être terriblement anxieux. Avec Ding et Dong, Louise Richer et Daniel Lemire, Normand compte parmi les meilleurs éléments du clan des Ha ! Ha ! Il est de ceux qui reçoivent les applaudissements les plus sentis de la part des sept cents personnes qui s’entassent dans le Club Soda. « Normand, c’était une star, se remémore Daniel Lemire. Tout ce qu’il touchait à l’époque se transformait en or. Il avait la faveur du public. Aux Lundis, c’était une bête de scène, pleine de charisme. »10

« Normand est le genre de gars “ dernière minute ”, mais avec un talent incroyable, ajoute Louise Richer. On n’avait pas l’impression qu’il avait répété beaucoup ses numéros, mais il était capable de puncher. Il est rapidement devenu le clou de la soirée. »11

Pendant l’année et demie où il participe aux Lundis des Ha ! Ha !, Normand entre dans la peau d’un homme qui ridiculise les enfants, d’un autre qui a l’herpès, de Michael Jackson, d’une brute qui protège maladivement la porte d’entrée d’une discothèque ou du faux préposé au vestiaire du Club Soda qui fouille dans les manteaux des spectateurs. « Normand est celui qui a le mieux performé aux débuts des Lundis des Ha ! Ha !, note Claude Meunier. Pour sa toute première apparition, il est arrivé avec un bon numéro. Il a compris qu’il devait se présenter avec du matériel écrit. Les gens ne venaient pas voir des comédiens créer sur place. Ils attendaient des one-liners. »12

Un genre est né et il plaît tant au public qu’aux journalistes, comme en témoigne un texte de La Presse sur le tout premier happening des Ha ! Ha ! : « Sans charrier le moins du monde, il faut parler d’un événement artistique important de la saison. (…) Le stand-up comic, c’est nouveau au Québec et nous étions 700 ou 800 à vivre une nouvelle expérience. »13

Grâce à la diffusion de certains Lundis des Ha ! Ha ! à la télé de Radio-Canada, une tournée au Québec se dessine rapidement. Meunier tend alors la main à Normand qui accepte de repartir en région, comme du temps de Pied de Poule. Il écumera les routes en compagnie de Daniel Lemire, Pierre Verville et du bruiteur français Jean-Yves Bonneau avec qui il vient d’ailleurs de faire un spectacle à Québec sous le nom des 4 x 4, une idée du producteur Guy Latraverse.

Quand le clan prend le volant, il a à son calendrier quarante dates de présentations à guichets fermés en trois mois, dont dix au Palais Montcalm de Québec. Le concept est simple : présentation des meilleurs numéros des humoristes entrecoupés de prestations de Meunier et Thériault affublés de leurs vestons peau de vache.

L’originalité d’un tel événement à l’époque et le niveau élevé de talent des humoristes provoquent chaque soir des délires dans la salle. Déguisé en Michael Jackson ou en gars qui a eu un accident, Normand fait jubiler les spectateurs. Tout comme Pierre Verville métamorphosé en oncle Jacques Villeneuve ou Daniel Lemire accoutré en Yvon Travaillé.

La notoriété de Claude, de Serge et de Normand empêche la troupe d’entrer incognito dans une ville. « C’était monstrueux, se rappelle Daniel Lemire. C’était comme les Beatles ! Dans certaines villes, on tombait sur des banderoles sur lesquelles on pouvait lire : Bienvenus Ding et Dong ! Pierre Verville et moi trouvions que c’était trop tôt, trop vite. »14

Claude Meunier découvre toutefois que loin de Montréal, Normand agit comme un animal extirpé de son habitat naturel. « Il était tellement urbain ! note l’interprète de Dong. Il est parti en petits souliers et veste de cuir pour atterrir dans quatre pieds de neige à Chicoutimi ! Il avait l’air d’un Haïtien qui débarque au Québec. Il était vert pâle. Il était en plus peureux et angoissé. Il craignait de se faire casser la gueule dans les bars de province, à cause de la couleur de sa peau. Mais sur scène, il était hallucinant, cent fois plus déchaîné. C’était une bête de scène. Il aurait pu être un entertainer de la trempe de Stéphane Rousseau, car il avait une aisance naturelle sur scène. Il danse, il est drôle et il a du charisme. »15

Sa présence au sein de la troupe des Lundis des Ha ! Ha ! gonfle le cercle d’amis de Normand. Encore une fois, la bande ne se contente pas de se rapprocher sur scène. À Montréal, après les blagues, on avale repas et alcool au Café Laurier, de l’avenue du même nom, ou au Vol de nuit, de la rue Prince-Arthur. Les lundis soir, la maison de Normand est aussi l’hôtesse de bamboulas aussi tordantes que mémorables. Ce que concède Claude Meunier, avec un bémol toutefois. « Ce fut effectivement une année intense, mais avec des partys toujours de bon goût, affirme-t-il. Il y a beaucoup de légendes urbaines sur notre groupe. Mais quand tu fais quatre spectacles en quatre soirs, tu te couches mort raide dans ton lit… et seul. »16

Normand, de son côté, avoue ne pas s’endormir souvent seul à cette époque. Quand Frédérike et lui mettent officiellement un terme à leur relation, ils doivent continuer à se côtoyer professionnellement. Le plateau de Court-Circuit est témoin de leurs rires devant les caméras et de leur peine, leur rage, leur jalousie entre chaque prise. Le meilleur calmant émotif pour Normand, c’est de flirter, d’ouvrir sa porte et ses bras à d’autres femmes, connaissances et collègues de travail, le temps d’une soirée.

* * *

L’évasion affective est cependant de courte durée. Normand a désormais un œil sur une autre chanteuse qui a une voix qui l’enivre. Il l’a rencontrée en 1982, au grand spectacle de la Saint-Jean auquel ils participaient au parc Maisonneuve. Son interprétation de la chanson Le chemin de Raôul Duguay l’a alors émerveillé. Lorsqu’il la revoit deux ans plus tard, lors des festivités de Québec 84, Normand s’arrange pour ne pas passer inaperçu. Comme la première fois, elle est engagée d’abord comme choriste, lui comme humoriste et musicien. Elle se doute bien que des milliers de Québécois le connaissent, puisqu’il hérite de tâches importantes sur scène malgré une voix qu’elle estime moyenne, mais elle n’a aucune idée qu’il est l’adoré Patrice de Chez Denise ni le François Perdu de Pied de Poule. Toutefois, il est extrêmement drôle et charmant à son égard.

— Je m’appelle Normand, lui dit-il en la tirant vers lui sur la scène, en répétition.

— Moi, c’est Johanne.

La choriste a les yeux qui pétillent. Voilà un baume sur le cœur d’une fille qui ne vit pas ses plus beaux mois au bras de son chum. Normand semble apprécier sa présence. Elle voit juste ! Sur scène, il se retrouve souvent à ses côtés pour chanter et faire le pitre. Il est subjugué par la puissance de sa voix. Elle ne tardera pas à devenir une artiste de premier plan, pense-t-il.

Ils bousculent leurs horaires pour se voir, officiellement en amis. Il a vingt-cinq ans. Elle en a vingt-huit. Ils partagent les mêmes intérêts musicaux. Mais par-dessus tout, Normand adore entendre chanter cette fille dont la mère est une chanteuse de jazz anglophone et le père, un tromboniste.

Quand elle quitte son chum peu de temps après le spectacle de Québec 84, Normand l’invite chez lui. Il saura la consoler… en bon ami. Mais devant un juge, il avouerait ne pas pouvoir assurer longtemps une bonne conduite en sa présence ! Johanne l’émerveille. C’est une femme indépendante, qui gagne bien sa vie en chantant dans des bars de jazz, en chantant aussi comme choriste et en prêtant sa voix pour des publicités à la télé et à la radio. Il attend un bon prétexte pour se rapprocher davantage. Tiens, pourquoi ne pas lui demander de venir chanter avec lui sur scène ses refrains de Soupir ?

— Tu aimes Peter Gabriel ? Moi, je l’adore. Encore plus depuis qu’il a quitté Genesis, raconte Johanne, un soir, chez Normand, en parcourant sa collection de 33 tours.

— Reste dormir ici…, glisse doucement Normand en s’approchant de Johanne pour lui tendre un disque, mais surtout pour l’embrasser.

— Qu’est-ce que tu fais ?… Je croyais que tu voyais d’autres filles…, dit-elle en ne s’opposant pas à cette marque d’affection.

Même s’ils ont chacun une récente séparation à leur actif, Normand a un désir de délicieuses folies avec Johanne. Et sa belle choriste ne semble pas indifférente à ses avances. Souhaitent-ils replonger dans une relation à long terme, si vite ? Ils l’ignorent et pour cette raison, leur union n’est scellée par aucun pacte officiel. Cela dit, ils ont une relation marquée par une multitude de gestes romantiques.

Au tout début, il y a les moments grappillés lors des rares minutes de liberté que leur accordent leurs agendas professionnels respectifs. Des rendez-vous éclair à L’Express, le temps de lever en l’honneur de l’autre une flûte de champagne, par exemple. Un nombre incalculable de mots doux au téléphone. Des visites-surprises dans les salles de répétitions où ils sont l’un et l’autre attendus. Car Normand travaille énormément, notamment sur le plateau des émissions Peau de banane et 101 ouest, avenue des Pins. « Mais quand je cherchais Normand, je le trouvais au Black Bottom, une boîte de jazz du Vieux-Montréal où Johanne chantait, se rappelle Bill St-Georges. Il y allait souvent. »17

« Normand parlait plus d’elle que de lui, se rappelle Nicole Dubé. Il appelait tout le temps Johanne “ La meilleure chanteuse du Québec ” et aimait répéter “ J’ai la femme qui a les plus belles jambes ”. »18

Au même moment, Johanne met tout en œuvre pour décrocher un contrat de disques et se faire connaître comme soliste, elle qui travaille depuis dix ans comme choriste. À la fin de 1984, elle s’apprête à lancer son premier album, en anglais, sous le pseudonyme de Joey Sullivan.

Habiter ensemble leur permettrait de se voir davantage. L’idée d’ouvrir la porte de sa maison à une seule femme, celle qu’il croit soudainement aimer follement, s’installe bientôt dans la tête de Normand. Johanne et lui, ensemble sur de l’Hôtel-de-ville ? Pourquoi pas ? On verra bien si cette maison est vraiment hantée ! S’il est impossible pour son propriétaire d’y vivre en parfaite harmonie avec cette femme dont il est si épris !

Johanne, comme Frédérike, n’apprécie guère la disposition des pièces de la maison, plus particulièrement la chambre des maîtres tapie au sous-sol. Elle préférerait emménager dans une autre demeure, mais accepte la proposition de son prince charmant.

Et puis, ces derniers mois, Normand vit chez lui des moments plus cocasses que pétrifiants. Les entités qui prennent le contrôle de l’aiguille de sa table tournante, aux dires de son propriétaire et de ses amis, semblent s’être entendues pour donner un répit à l’occupant des lieux. Au moment où Johanne dépose ses cartons chez lui, il apprend une nouvelle qui l’amuse énormément et qu’il pourrait attribuer à un sort jeté par un farfadet davantage que par un esprit maléfique !

— Johanne, j’en reviens pas ! Je viens de recevoir un appel de Marie Bernard : Soupir a décroché trois nominations au prochain gala de l’Adisq, dans les catégories Révélation de l’année, Groupe de l’année et Microsillon de l’année. C’est impossible qu’on gagne contre UZEB…

La chanson Métal avait une chance sur cinq d’être couronnée Chanson de l’année à l’Adisq en 1983. Mais, cette fois, on parle de trois nominations pour l’album Éclipse ! « Soupir a véritablement été un feu d’artifice », estime Marie Bernard.19

En octobre 1984, comme tous les espoirs sont permis, Normand se rend au gala de l’Adisq avec, à ses côtés, sa compagne et Marie. Et comme il l’a prédit, la formation électrisante mord la poussière à trois reprises. L’Académie lui préfère Martine Chevrier (Révélation de l’année), UZEB (Groupe de l’année) et Corey Hart (Microsillon de l’année pour First Offense). Fin de l’aventure pop new wave !

Soupir aura au moins permis à Normand de chanter à quelques reprises sur scène en compagnie de Johanne avec qui il aime communier musicalement, lors de spectacles-événements et d’émissions de télé. Chaque fois qu’ils se retrouvent en studio ou sur une scène ensemble, Normand côtoie une partenaire inspirante au jugement musical sûr. « À cet âge, on avait beaucoup de plaisir ensemble, se remémore Normand Brathwaite. Johanne me rapprochait des musiciens. Je la consultais beaucoup. J’allais en studio avec elle. »20

Normand et sa blonde voguent sur la même mer, côte à côte. Ils vivent en roi et reine. Le comédien se promène au bras d’une femme qui n’hésite jamais à sortir sa carte de crédit ou son chéquier. Dès qu’ils ont quelques jours de congé devant eux, ils s’offrent les retraites tropicales les plus idylliques des Caraïbes. Au resto, ils se payent les meilleures bouteilles de champagne. Il n’y a pas de dépenses assez folles pour eux. Si leurs activités professionnelles respectives les empêchent de rester soudés vingt-quatre heures par jour, elles leur permettent néanmoins, avec les revenus qu’ils en retirent, plusieurs extravagances. Les activités en couple ne sont pas planifiées longtemps à l’avance, ce qui à leurs yeux immunise leur union contre la monotonie.

Mais leur première année de fréquentations se solde par un événement inattendu, aussi merveilleux que surprenant et qui leur imposera une routine. Un soir, au retour d’une journée de tournage, Normand trouve Johanne assise dans la cuisine. Elle est pensive, placide.

— Ça va ? demande Normand.

Johanne se lève et s’approche de lui. Ses yeux s’illuminent soudainement.

— Je suis enceinte, chuchote-t-elle.

En douze mois, le couple n’a encore jamais parlé de se marier. Encore moins d’avoir un enfant. Normand est saisi. Il s’assoit et plonge sa tête dans ses mains. Est-ce trop tôt, trop vite ? se demande-t-il. Mais la phrase échappée par Johanne finit par sonner comme une berceuse à ses oreilles. Plutôt que de se rebiffer, il accueille finalement la nouvelle sereinement.

— C’est un bel accident, dit-il.

Normand n’aurait pu imaginer une telle réaction de sa part, il y a de ça un an à peine. Il enlace sa blonde. Pour la première fois, devenir papa pourrait être une belle image à insérer dans l’album de sa vie.