CHAPITRE 12
MESDAMES ET MESSIEURS,
NORMAND BRATHWAITE !
Et si Normand ne pratiquait plus le métier de comédien à temps plein ? En 1988, sa carrière prend une tournure inattendue. Depuis ses débuts à la LNI, dix ans plus tôt, l’artiste choyé n’a qu’à accepter les propositions qui ne se font jamais attendre. Les producteurs, metteurs en scène, directeurs d’agences de publicité et amis lui évitent des temps morts professionnels. Normand n’a jamais une minute pour se demander ce qu’il pourrait faire d’autre dans la vie.
Une émission ou un contrat publicitaire en fin de vie sont rapidement remplacés par d’autres mandats. Un an auparavant, Normand a appris qu’il ne faisait plus partie des plans de la Fédération des producteurs de lait du Québec (FPLQ). « Le Lait voulait prendre un virage adulte, explique Nicole Dubé, directrice de la publicité et de la promotion de la FPLQ. Des recherches nous indiquaient que les consommateurs plus vieux aimaient Normand, mais pas assez pour se reconnaître en lui. »1
Normand a à peine eu le temps de digérer la nouvelle que l’agence PNMD, celle-là même avec qui il travaillait depuis 1982 pour les pubs du Lait, lui a proposé de devenir porte-parole des Concessionnaires Chrysler du Québec. Le comédien a rapidement accepté la proposition. Il vend désormais des véhicules Acclaim, Spirit, Auto Beaucoup et Colt de Mitsubishi !
Ce lucratif contrat lui permet d’avoir une voiture à sa disposition, lui qui a enfin obtenu son permis de conduire, à vingt-huit ans. Un papier jugé nécessaire, car Johanne et Normand s’apprêtent à déménager loin du centre-ville de Montréal. « J’ai demandé à Normand quelle auto il voulait, relate Paul Hétu, alors responsable du compte des Concessionnaires Chrysler chez PNMD. Il a pris la plus grosse et la plus chère de la liste ! Un gros Chrysler New Yorker, un char de pépère. Il avait l’air d’un pimp quand il la conduisait. Ce modèle ne correspondait pas à sa personnalité. »2
Pour justifier ce choix, Normand confie alors au magazine 7 Jours : « Pour moi, une voiture, c’est la grosse affaire, le salon roulant ! Et comme je dis toujours : quand quelqu’un te donne un char, tu prends le plus gros ! (…) C’est vraiment une limousine. Le confort est incroyable, les nombreux boutons, la façon dont les sièges bougent… »3
Normand gagne bien sa vie depuis longtemps, simplement en jouant dans des téléromans, des sitcoms, en participant à des spectacles humoristiques et des projets musicaux, mais il ne saurait refuser les contrats publicitaires qui grossissent son compte bancaire. « Ce qui a fait ma fortune, c’est la publicité, affirme-t-il. Du temps de Chrysler, je travaillais sur les textes et je composais les chansons des messages publicitaires. Je faisais près de cinq cent mille dollars par an. Et c’était il y a vingt ans ! »4
Pendant que Normand chante et danse pour Chrysler, Johanne prépare son premier album en français. Depuis qu’ils se connaissent, les amoureux se conseillent mutuellement. Le jugement musical de l’un inspire et guide l’autre. Ainsi lorsqu’on convie, dans le cadre d’une soirée musicale organisée par l’entreprise de communications Radio Mutuel, Johanne à chanter Le p’tit bonheur, Normand lui conseille d’offrir une version blues de la chanson de Félix Leclerc, qu’un sondage a classée parmi les cinq plus belles chansons du Québec. Le style chansonnier est trop éloigné de la personnalité de Johanne. En blues ? La chanteuse ose et aime le résultat.
On aurait pu crier au sacrilège. Dénaturer ainsi un chef-d’œuvre québécois ! Et pourtant, cette relecture de la chanson devient un véritable porte-bonheur pour Johanne. Dans la salle, ce soir-là, Guy Cloutier, alors impresario, ne reste pas indifférent à la nouvelle interprétation de ce P’tit bonheur. Quelques semaines plus tard, lorsque l’impresario la recroise sur le plateau du talk-show Ad Lib, animé par Jean-Pierre Coallier et diffusé à TVA, il lui propose d’enregistrer un album de reprises du grand Félix. Elle accepte et entre en studio peu de temps après, en compagnie du chef d’orchestre, arrangeur et multi-instrumentiste Guy St-Onge.
Normand est fou de joie. Sa blonde a enfin le projet dont elle rêvait. Ce beau contrat lui permet, en plus, de rencontrer Félix Leclerc en compagnie de Johanne, peu avant le décès de l’artiste. « Normand était nerveux à l’idée de le rencontrer », se rappelle Johanne Blouin.5
Il y a de quoi ! Le but premier de la visite à l’île d’Orléans est de faire écouter l’album Merci Félix au célèbre chansonnier. Ils n’ont pas besoin d’une approbation officielle, car ce dernier a sûrement déjà entendu ses chansons remaniées. Mais jusqu’à quel point Félix Leclerc est-il prêt à réentendre ces nouveaux arrangements ?
Cette visite dans l’île si chère au chansonnier et figée par les froides journées d’hiver sera mémorable ou sera un désastre ! Normand croise les doigts après avoir coupé le moteur de sa Chrysler New Yorker.
Quelque trente minutes plus tard, devant la réaction de Félix Leclerc, la tension finit par s’estomper. « Il a dit une si belle phrase à Johanne sur la beauté de sa voix, se rappelle Normand Brathwaite sans pouvoir redire les mots exacts. Après, Johanne et lui sont allés se promener dans l’île. Il était malade, mais son sens de l’humour m’a surpris. Je me rappellerai toujours ce qu’il m’a dit à l’heure de quitter sa maison. Il m’a demandé un autographe pour un de ses enfants qui aimait Pop Citrouille et il nous a dit : “ Sacrez-moi votre camp maintenant ! ” »6
Dans cette nouvelle vie faite de moments inoubliables, Normand doit aussi apprendre à composer avec une chanteuse qui se consacre corps et âme à son album qui bientôt marquera l’histoire du disque au Québec.
Car Johanne, Normand et Guy Cloutier ont vu juste. L’album Merci Félix, lancé en mars 1988 et qui comprend neuf chansons, s’écoule rapidement à quatre-vingt mille exemplaires (microsillons et CD). Johanne Blouin est invitée sur plusieurs plateaux de télé. En octobre 1988, elle remporte deux Félix… les trophées, au gala de l’Adisq (Microsillon populaire de l’année et Premier album). Elle a trente-trois ans. Ses versions d’Attends-moi ti gars, Le tour de l’île, Le train du Nord, Moi mes souliers et Bozo sont appréciées du grand public et légitimées par l’industrie. Et ce, deux mois après le décès, à soixante-quatorze ans, de celui qui les a façonnées.
Comme on pouvait lire dans La Presse, en avril 1988 : « Le public s’est rué pour acheter l’album, au rythme d’un millier d’exemplaires par jour. »7 En tout, cent soixante-quinze mille exemplaires de Merci Félix ont trouvé preneurs.
Johanne n’est bientôt plus une chanteuse anonyme. Félix Leclerc l’a propulsée au sommet des palmarès. Elle décide alors de mener sa carrière tambour battant. Et, rapidement, la relation de Normand avec sa blonde se fragilise. Car l’amoureux, jusque-là inséparable de sa belle, n’apprécie pas toujours les décisions qu’elle prend et les suggestions de Guy Cloutier. « Normand a eu deux grands chocs à cette époque : l’arrivée d’Élizabeth et ma carrière de soliste », de dire Johanne Blouin.8
Durant cette période, Normand commence à manifester son mécontentement. Parce que ses opinions artistiques divergent de celles de Guy Cloutier, selon lui. Par jalousie, selon Johanne. Dès lors, les événements réels se fondent aux perceptions de l’un et de l’autre. « C’est normal que je passe du temps sur ma carrière, explique Johanne. Mais Normand ne l’a pas pris. »9
Une prestation à l’émission Star d’un soir de Pierre Lalonde, le premier plateau de télé que foule la chanteuse après le lancement de l’album Merci Félix, se solde par une chicane et une menace de rupture. « Pendant ma prestation, j’ai chanté deux phrases à un musicien devant les caméras, raconte-t-elle. Par la suite, alors qu’on se rendait souper avec toute l’équipe de l’émission, Normand m’a lancé : “ Qu’est-ce que mon public va dire ? Je veux me séparer. ” J’ai paniqué, je ne comprenais pas. »10
La carrière respective des artistes, qui les occupe immensément, aura raison peu à peu de leur union. Élizabeth n’a que deux ans quand ses parents sont propulsés à des sommets qu’aucun des deux ne pensait atteindre. Car 1988 demeure aussi une année mémorable dans la carrière de Normand. Coup sur coup, il reçoit deux surprenantes propositions professionnelles. « On travaillait comme des fous, Johanne et moi, relate Normand Brathwaite. On se voyait peu, presque seulement en vacances. »11
À l’été 1988, Normand se présente pour la première fois devant les téléspectateurs de Radio-Québec (renommé depuis Télé-Québec) à titre d’animateur. L’émission estivale Station Soleil, animée par Jean-Pierre Ferland depuis 1981, se contentera de sept vies ! Cet été-là, il faut donc concocter une nouvelle quotidienne. Le producteur et réalisateur Pierre Duceppe imagine une saveur nouvelle, un produit animé par un artiste à la personnalité différente. Il jette son dévolu sur Normand qui accueille la proposition avec scepticisme. Tout comme son entourage. « Normand et moi sommes allés souper avec Pierre Duceppe, raconte Marcelle Sanche, l’agente de Brathwaite. Il a énormément hésité parce qu’il n’avait jamais animé de sa vie. Une fois Pierre parti, on est restés au resto jusqu’à trois heures du matin pour discuter. »12
— C’est une belle idée, explique Marcelle à son artiste. Mais c’est exigeant au quotidien et impressionnant comme mandat.
Normand réfléchit quelques jours. « L’aspect musical l’a fait pencher, mais l’animation l’inquiétait vraiment », résume Marcelle Sanche.13 En acceptant, il a l’impression qu’il se jette dans la gueule du loup et qu’on va forcément le comparer à Jean-Pierre Ferland, à son grand désavantage. Mais il lui est finalement impossible de passer à côté d’une nouvelle occasion de jouer en direct de la musique, accompagné par de bons musiciens, comme à l’époque de Pied de Poule. Et puis, une quotidienne estivale, c’est vite passé… et vite oublié en cas d’échec, se dit-il ! « Pierre Duceppe avait déjà innové beaucoup avec Station Soleil », note Normand Brathwaite.14
Pour rendre la proposition télévisuelle intéressante, Pierre Duceppe concocte une brochette de chroniqueurs surprenante. Autour de Normand, on greffe certaines personnalités à qui l’on offre un contre-emploi. Le mélomane Edgar Fruitier hérite de la chronique rock. Marc Labrèche qui, comme un boomerang, refait toujours surface dans la vie de Normand, s’agitera dans le rôle du chroniqueur plein air. Joane Prince, qui était affectée aux nouvelles à la radio de CKAC, et Francine Pelletier saupoudreront le tout d’actualités commentées. En plus d’animer, Normand prendra officiellement place aux percussions.
Pour la direction musicale, Normand se croise les doigts pour que Marie Bernard, de son défunt groupe Soupir, prenne les commandes. Il la contacte personnellement pour lui offrir le poste. Mais elle refuse. Encore une fois, Normand insiste. En vain. « Je sais travailler vite, mais je travaille très longtemps, justifie Marie Bernard. Je suis une amoureuse du détail. »15
Daniel Mercure occupera finalement le poste et Normand ne remettra pas ce choix en question. À la conférence de presse, au bar L’air du temps dans le Vieux-Montréal, une semaine avant la première, le futur animateur présente fièrement les musiciens de son show et donne le ton en entonnant un blues devant les journalistes, derrière un clavier.
— J’pensais passer un bel été à me reposer ben effouaré
Radio-Québec, y m’ont appelé
M’ont dérangé, m’ont supplié
M’ont torturé et finalement, j’ai accepté
D’animer Beau et chaud…16
Devant un public qui semble apprécier, Normand poursuit :
— Prenez vos crayons, j’donne l’information
La première émission, voici les invités
Y’a Ding et Dong, Denis Bouchard
Si je vais trop vite, apprenez la sténo
Y’a René Simard et Nathalie
Qu’est-ce que vous voulez ? C’t’un package deal
Et il faut bien, j’ai pas le choix
J’ai invité Johanne Blouin
Ça va être Beau et chaud ! 17
Voilà une bonne façon de garder sa douce près de lui !
L’après-midi du premier enregistrement, dans un studio de TVA (eh oui, même si l’émission est destinée à Radio-Québec !), les genoux de Normand claquent. Comment va-t-il se présenter aux téléspectateurs ? La nervosité l’empêche de prendre une décision. Il entend à peine le décompte du régisseur de plateau à ses côtés… Quand les caméras s’allument… il se met à danser, à la surprise de toute l’équipe. « C’est à ce moment que j’ai commencé à faire des steppettes à la télé et sur scène, raconte l’animateur. Pour évacuer ma nervosité. Ce jour-là, j’ai couru partout. J’ai dû être insupportable à regarder ! »18
Même quand on est un bon acteur, il est difficile de jouer à l’animateur. Les débuts de Normand à Beau et chaud sont mémorables davantage pour ses tenues colorées et ses pas de danse que pour ses entrevues. Le débutant a de la difficulté à rester à l’écoute, à saisir la balle au bond après une réponse et reste dans des généralités navrantes. Si bien qu’on appelle rapidement Joane Prince à la rescousse pour donner un peu de profondeur aux échanges. « Lors des premières émissions, Normand essayait de faire des entrevues et ce n’était pas sa force, relate Mario Rouleau, un des réalisateurs de la quotidienne. Il n’est pas un gars de contenu. Normand gérait l’entertainment. »19
Critique, Normand admet lui-même la chose aujourd’hui : « Je déteste faire des entrevues. Je ne suis pas bon. Je suis plus intéressé par ce qu’une personne a à faire devant les caméras que par ce qu’elle a à dire. »20
En juillet de cette première saison, Pierre Duceppe aura ces mots au sujet de son protégé, lors d’un entretien avec un journaliste : « Depuis un mois, Normand a beaucoup amélioré son français, son vocabulaire. Mais il doit rester Normand Brathwaite et on ne lui demandera pas de bien perler ».21
Johanne, qui aime encore toujours retrouver Normand sur un plateau de télé ou sur une scène, trouve que le théâtre, le jeu, le regard d’un metteur en scène lui conviennent mieux. « Que Normand anime Beau et chaud, c’était le fun, mais je trouvais qu’il démissionnait de son emploi d’acteur talentueux, dit-elle. Et il le savait qu’il démissionnait. Au début, il disait qu’il n’était pas bon animateur et il avait raison. Normand avait une fibre d’acteur marginal. Il aimait voir des pièces de théâtre expérimental. Même Peter Brook voulait l’avoir dans une de ses productions. »22
Heureusement, à Beau et chaud, il y a la musique que Normand apprécie. Autant que le public. Lors de cette première saison, la bande de Beau et chaud s’en tire avec une moyenne de trois cent mille téléspectateurs, grâce notamment à des invités de marque venus pour le Festival international de jazz de Montréal. On n’atteint pas le demi-million de Garden Party, la quotidienne cocktail-et-paillettes qu’animent Michèle Richard et Serge Laprade à TQS, mais c’est trois fois plus de gens qui sont rivés à l’antenne que lors de Station Soleil.
Même s’il a encore tout à apprendre, il ne faut à Normand qu’une seule émission pour se plaire franchement sur ce plateau de Radio-Québec. Sait-il, à ce moment précis, qu’il met en mode veille, pour plusieurs années, le comédien qu’il est d’abord ? Beau et chaud est loin de n’être qu’une entorse à sa carrière d’acteur. Après tout, il sera au poste pendant six autres étés beaux et chauds. Et à compter de 1988, plusieurs personnes le poussent vers l’animation. Parmi eux, la haute direction de l’Académie canadienne du cinéma et de la télévision qui le choisit comme animateur du gala des Gémeaux, à la suggestion de Marcelle Sanche. On pressent Normand pour succéder aux animatrices Dominique Michel et Denise Filiatrault à la barre de la grande célébration de la télévision.
En acceptant le poste, Normand sait toutefois dans quel bateau émotionnel il s’embarque et qu’il en a pour des heures et des heures à peaufiner son rôle d’animateur. Mais Denise Filiatrault, la metteure en scène du gala, le sait moins… Lors des répétitions, elle ne cache pas son désarroi face au manque d’expérience de son p’tit Patrice de Chez Denise.
En bouclant la répétition générale, à vingt-trois heures, la veille du gala, Normand l’entend d’ailleurs dire au réalisateur :
— Le p’tit, qu’est-ce que tu veux ? lance sans retenue Denise Filiatrault. Il n’est pas animateur. On s’excusera auprès du public demain !
S’il compte sur Johanne pour le rassurer, en cette veille des Gémeaux, c’est raté ! L’épuisement tenaille sa conjointe-chanteuse qui revient, à ce moment-là, d’un tour de chant à Paris. Et Normand ne rêve que d’une longue nuit de sommeil. Les retrouvailles se soldent par une engueulade. C’est à qui doit se lever le lendemain matin pour s’occuper de la petite Élizabeth.
Le Jour J, après avoir purgé son estomac en coulisses, comme toujours, il entre souriant sur la scène du Théâtre Saint-Denis, vêtu d’un habit à queue dont le pantalon drôlement court laisse entrevoir des bas vert lime. L’habillement arc-en-ciel est typique de ses premières années d’animation. Ces costumes amples, colorés, qui permettent le mouvement marquent rapidement le style de l’animateur et l’enveloppent comme un cocon rassurant.
Pour se présenter au public, Normand et l’équipe de concepteurs ont évidemment choisi l’humour :
— Ils ont vraiment fait le tour des animateurs…, lance Normand d’entrée de jeu aux spectateurs. Que voulez-vous ? Tout le monde est parti se faire griller dans le Sud et comme je n’en ai pas besoin…23
Voilà une autre caractéristique propre à Normand l’animateur et qui marquera chaque animation de spectacle et d’émission pour les vingt années à venir : la couleur de sa peau et les avantages qu’il en tire. Pour certaines personnes, notamment celles issues de communautés ethniques, Normand n’est pas un Noir auquel on peut s’identifier, mais un Québécois bronzé qui tire avantage des origines jamaïcaines et barbadiennes de son père pour divertir. Un « pure laine » bronzé ! Elles n’ont pas tout à fait tort.
Normand ne se rapporte à aucune communauté comme le fait l’Haïtien Luck Mervil ou le Sénégalais Boucar Diouf. Et il n’a jamais vu l’intérêt de le faire. En fait, il se rapporte davantage à son noyau familial. Il revendique une jeunesse à Rosemont baignée par l’amour d’un père Noir et d’une mère québécoise Blanche qui adorait la musique afro-américaine. Après tout, il a d’abord été élevé en Québécois, dans une famille ouverte musicalement.
Normand ne s’est jamais publiquement porté à la défense d’un groupe noir ni joué au porte-parole d’une cause. Il n’a jamais commenté des événements perturbateurs dans des quartiers chauds de Montréal ou, à l’opposé, il n’a pas non plus prêté son image à des événements culturels des Caraïbes ou d’un pays africain. « Au lendemain du meurtre d’Anthony Griffin (tué en 1987 à Notre-Dame-de-Grâce par le policier Allan Gosset qui sera ensuite acquitté), d’origine jamaïcaine comme moi, certains de ses proches m’ont demandé de dénoncer publiquement ce qui s’était passé. Or, j’ai refusé. Comme je leur ai dit : “ Je n’ai jamais vraiment parlé de ma communauté. Pourquoi monterais-je soudainement sur un podium ? J’aurais l’air d’un opportuniste qui se sert de cette cause pour se faire de la publicité, et ça ne serait bon ni pour vous ni pour moi. ” Ils ont compris… » affirmait-il à l’hebdomadaire Voir en 1990.24
En offrant une tribune aux artistes des musiques du monde, comme il l’a fait à Beau et chaud, lors des grands spectacles de la Saint-Jean et comme il le fait depuis des années à Belle et bum, il souhaite d’abord faire rayonner des genres musicaux, le talent d’un artiste primant sur sa nationalité.
Les recherches de Normand pour connaître ses ancêtres l’ont brièvement mené en Jamaïque, au début des années 1990. Mais la peur de se retrouver à Kingston, la capitale perturbée du pays, a freiné sa quête de savoir. Il n’a pas entrepris de recherches similaires à la Barbade où est né son grand-père paternel. « Je me considère plus Jamaïcain que Barbadien, mais je n’ai aucun désir de construire mon arbre généalogique, dit Normand qui a découvert lors d’enquêtes éclair que ses ancêtres se nommaient Braithwaite. La généalogie de ma famille part de l’Afrique de l’Est je crois. »25
Normand glane de temps à autre des informations sur le passé de sa famille paternelle, mais se greffer à son clan présent lui importe davantage. « Normand ne m’a jamais révélé que ses grands-parents Brathwaite avaient été des esclaves, affirme Johanne Blouin. Sa mère m’a parlé de ça, mais pas lui. »26
Aux yeux du public, Normand est donc Noir quand ça lui chante et que ça lui permet de faire rire. L’allusion à ses origines, dans ce contexte, aurait toutefois été précédée d’un désir de montrer qu’il pouvait se moquer de lui-même et qu’il avait donc sa place au sein d’un groupe d’étudiants et de comédiens « pure laine ». « J’ai vu l’évolution de Normand. Le fait qu’il soit de couleur noire a été à l’origine de tout. Ça part du principe qu’on n’aimait pas les Noirs, croit Yves Desgagnés, qui le connaît depuis le cégep. Il devait donc avoir un plus. Être plus talentueux que les autres. C’est probablement la raison pour laquelle il a passé sa vie à faire des jokes de Noirs. »27
« Au cégep, il prenait un malin plaisir à faire de telles blagues, ajoute son ancien collègue du Cégep Lionel-Groulx Robert Marien. C’était sa façon de désamorcer ça. »28
Le procédé humoristique de tabler sur sa couleur, les attributs sexuels supposément remarquables des hommes noirs et leur facilité à se déhancher, fait mouche. S’il n’est pas original, il fonctionne pour le premier Québécois foncé à avoir véritablement marqué l’imaginaire des téléspectateurs et des adeptes de la LNI. C’est sa ritournelle et elle est encore appréciée.
Étrangement, rares sont les gens qui disent l’avoir engagé parce qu’il est Noir… outre Denise Filiatrault pour Chez Denise et Guy Latraverse pour La cage aux folles. On se doute bien cependant que sa carrière a démarré sur les chapeaux de roue pour cause d’épiderme détonante ! « Jamais il n’a été un Noir à mes yeux, dit Nicole Dubé qui lui a confié plusieurs campagnes pour le Lait. C’était un Québécois. Il a tellement d’habitudes et de tics d’ici. »29
« Pour moi, il a plusieurs couleurs, philosophe Luc Boivin, directeur musical de Belle et bum. Il a une soul de Noir, mais il a été un porte-parole de la musique du monde. C’est lui qui a fait que celle-ci a passé à l’écran. »30
Le principal intéressé, qui précise qu’il n’a jamais eu de complexe du fait d’être le plus foncé de son entourage, apporte une autre couleur pour résumer qui il est : « Je ne suis pas Noir, mais nègre, la race. On peut dire que je suis de race noire. Le mot nègre est beau. Négresse, c’est sexy. Malheureusement, on a laissé les gens mettre les mots “ esti de ” devant. »31
Mais revenons au gala des Gémeaux de 1988. Il a lieu le 18 décembre… et des pères Noël se trouvent dans la salle. Les comédiens, réalisateurs et producteurs présents affichent un grand sourire devant les caméras. Cette année-là, on remet des trophées à l’émission La grande liquidation des fêtes de RBO, à Robert Guy Scully, animateur d’Impact, au comédien Gilbert Sicotte, le Jean-Paul Belleau charmeur du téléroman Des dames de cœur, à la comédienne Sylvie Bourque, l’ambitieuse Linda Hébert de la série Lance et compte, et à Victor-Lévy Beaulieu, auteur de L’héritage. Marc Messier est aussi doublement récompensé pour ses rôles dans Lance et compte et dans la comédie Les voisins. Ah ! oui, Normand Brathwaite — surprise — compte au nombre des récipiendaires pour l’animation de Beau et chaud ! Voilà de quoi conforter un artiste qui apprivoise un nouveau métier auquel il est en train de s’attacher et qui fera éventuellement son entrée à la radio en tant qu’animateur de première ligne.
Si l’animation de Normand est appréciée aux Gémeaux, il ne reviendra pas à la barre du gala avant 1990. En 1989, on confie plutôt la tâche à Marcel Leboeuf et Martin Drainville. Normand se croise toutefois les doigts pour que Radio-Québec insère Beau et chaud dans sa programmation estivale de 1989 et pour que Pierre Duceppe lui confie encore la conduite de la quotidienne musicale. Il adore jouer de la musique sur ce plateau singulier avec de « vrais » et d’excellents musiciens. Qui plus est, la création imminente des FrancoFolies de Montréal, par les organisateurs du Festival international de jazz de Montréal, pourrait doubler le nombre de chanteurs et de musiciens intéressants à convier sur le plateau. Normand pourrait s’absenter, croit-il, d’un gala des Gémeaux, mais jamais du plateau de Beau et chaud.
Bonne nouvelle, Radio-Québec programmera la quotidienne musicale jusqu’en 1994. Quand, lors de la troisième saison, on recrute de nouveaux musiciens (Sylvain Bolduc, Michel Cyr, Pierre Dumont-Gauthier, Pierre Hébert, Laflèche Doré, Jean St-Jacques, Jean-Pierre Zanella), directeur musical (le percussionniste Luc Boivin) et réalisateur (Mario Rouleau), Normand se découvre des amis qui reconnaissent, à tout le moins, les qualités de rassembleur de l’animateur. « Sur une émission, Normand apporte l’énergie presque sans rien faire, dit Mario Rouleau. Beaucoup de gens se défoncent pour lui parce qu’il est là. Pour que ce soit meilleur. Il a une aura d’entertainer. Il n’essaie pas de se mettre en avant. Il ne prend pas le meilleur bout de l’affaire. C’est un catalyseur d’énergie. Il oblige les gens à faire partie du party. Sa force n’est pas de mémoriser les noms. Il ne joue pas très bien du clavier ni des percussions ni de la guitare, mais il le fait. »32
Parallèlement, Normand devient la voix d’une certaine génération de créateurs de mode. Des Georges Lévesque, Simon Sebag, Gilbert Dufour et le duo Dénommé Vincent, entre autres. L’initiative vient de la costumière Sylvie Lacaille à qui l’animateur remet les guides de sa destinée vestimentaire. Les créateurs à la signature singulière peuvent ainsi dévoiler au grand jour, autrement que dans de rares boutiques, tout leur talent. « En 1990, tout le monde portait des pantalons à rayures, note-t-elle. Mais on pouvait aller plus loin avec Normand. C’était une époque où on explorait beaucoup du côté des communautés multiculturelles. Tous les invités de Beau et chaud apportaient de la flamboyance sur le plan des costumes et de la musique. J’ai eu le pressentiment que ça ne déplairait pas à Normand que son look souligne cet aspect. C’est un bel homme. Son teint et sa façon de bouger étaient tout désignés pour y aller dans les couleurs et la folie. Je lui ai proposé de rencontrer des designers pour porter leurs vêtements et les interviewer brièvement chaque vendredi. Autrement, à cette époque, le bassin de boutiques pour dénicher des vêtements abordables et excentriques était restreint. Je pouvais alors prendre un t-shirt sur lequel je faisais des dessins. Son style était en accord avec son amour furieux pour les musiciens. Eh bien, très vite, on a parlé du look de Normand, et des designers l’ont approché. »33
Au fil de ses sept années en ondes, Beau et chaud restera surtout une référence musicale et télévisuelle, même si elle ne fracasse rien en termes de cotes d’écoute. Dès la deuxième et troisième saisons, l’écoute moyenne glisse à cent trente-cinq mille puis à quatre-vingt-quatre mille téléspectateurs, d’après l’outil de mesure BBM. « Le retentissement médiatique était plus important que l’écoute réelle, car les gens de musique comme moi regardaient l’émission », confirme le journaliste Daniel Lemay.34
« Étrangement, je me suis fait dire qu’il y avait peu de téléspectateurs, mais je m’en fais encore parler après vingt-cinq ans, note Luc Boivin. C’est une page musicale dans l’histoire de la musique québécoise. À cause du véhicule Normand Brathwaite, on a réussi à faire un plus gros show de musique. On a créé quelque chose qui ne s’était jamais vu à la télé. Jusque-là, la norme était de voir des musiciens assis en studio. Là, ils se déplaçaient. On faisait parfois des ouvertures d’émission de quinze minutes. Pierre Duceppe nous a laissés nous éclater, faire une production hyper flyée. »35
Qu’importe la teneur de l’intérêt ! Luce Dufault, qui y a chanté à plusieurs reprises, affirme que c’est grâce au radar de Normand et de cette émission que Luc Plamondon lui a confié le rôle de la groupie dans la production La légende de Jimmy, en 1992. « Luc cherchait de nouvelles voix, raconte la chanteuse. Normand lui a dit : “ Écoute cette fille-là ! ” »36
Quant à Normand, il adore l’esprit de clan de la bande de Beau et chaud qui ne trouve pas son plaisir seulement devant les caméras de Radio-Québec. « Les étés de Beau et chaud sont les plus beaux que j’ai passés de ma vie, affirme-t-il aujourd’hui. Surtout à partir de la troisième saison. Après chaque enregistrement, on allait tous souper chez Better ou à la Maison des bières, puis on se rendait chez un des réalisateurs, on sortait la télé sur le balcon et on regardait l’émission. »37
« Beau et chaud, c’était une secte », résume Mario Rouleau.38 Une secte qui est même devenue un groupe, Les téteux, aux membres soudés et prêts à défendre leur produit et le talent de chacun quand celui-ci est remis en cause. Et ce, même devant de grosses pointures comme Mano Solo (décédé du sida en janvier 2010). « J’en ai croisé des mauvais caractères, sur le plateau de Beau et chaud ! lance Luc Boivin. Comme le chanteur Mano Solo. Il était à Montréal pour les FrancoFolies. Il passait une mauvaise journée et nous, on en arrachait avec lui. Lors de la répétition musicale, il nous arrêtait constamment. Il estimait que ça ne sonnait pas, que le saxophoniste jouait trop fort. Il y avait quand même un membre d’UZEB dans le groupe ! Je me suis fâché. À l’heure du dîner, j’ai expliqué la situation à Normand et à Pierre Duceppe. Eh bien, Normand est allé voir Mano pour lui dire :
— Tu peux dire ce que tu veux, Mano, mais tu peux pas insulter mes musiciens. Tu peux pas parler à mes amis comme ça. J’aimerais que tu sacres ton camp.39
Cet ordre vaudra aux membres de l’émission de se faire traiter par Mano Solo « d’enculés », sur le coup, et de « grelots », plus tard, publiquement.
Il n’y a que la bande à Normand qui a le droit d’inscrire des excès à son carnet de bord. Lors des premiers gazouillements de la quotidienne, on chuchote que la cocaïne n’est jamais très loin de l’animateur et des musiciens. On en trouverait en coulisses et aussi sur le plateau pendant les répétitions. Une légende veut que plusieurs lignes aient été aspirées sur le piano de l’émission. « Je n’ai jamais travaillé avec Normand le dopé », affirme toutefois Mario Rouleau.40
« J’étais peut-être naïve, je ne voyais que le trip de musiciens », dit Luce Dufault.41
« Je n’ai jamais vu Normand sniffer », affirme aussi l’ex-journaliste Laurent Saulnier.42 Mais celui qui a été chroniqueur musique de Beau et chaud, en 1991 et en 1992, ne trouve pas pour autant la situation singulière. « C’était les grosses années de la coke, rappelle-t-il. Il y en avait beaucoup dans le milieu de la musique, de la télé et fort probablement des affaires. Ça n’aurait pas été une pratique liée exclusivement à Beau et chaud. »43
La version du principal intéressé ? « Impossible d’animer et de danser coké », affirme Normand.
Assurément, toutefois, l’animateur développe une autre dépendance, celle de l’animation. Jamais, durant les années à venir, il n’aura le temps de jouer au nostalgique de la scène. Car au cours des mêmes années s’ajoute un contrat prestigieux à sa feuille de route. À l’été 1989, Gilbert Rozon, patron du Festival Juste pour rire, confie en effet à Normand l’animation d’un des grands galas du Théâtre Saint-Denis. Il complète un quatuor d’animateurs formé de Jean-Guy Moreau, Daniel Lemire et de l’imitateur français Patrick Sébastien.
Animer à quatre ? Une belle idée qui peut rapidement tourner au chaos ! Un enregistrement du spectacle authentifie cependant la réussite de l’entreprise, et ce, même si les hôtes québécois connaissent à peine Patrick Sébastien. « On l’a rencontré cinq minutes avant le début du show », caricature Normand.44 Lors de ce spectacle, ce dernier fait un tabac en invitant sur scène Jean Doré, le maire de Montréal, qu’il convainc de danser devant tout le monde et même d’imiter une mouette !
— Je peux pas lui dire qu’il est pourri, mes taxes vont augmenter ! lance Normand au public devant l’imitation surprenante du maire Doré.45
Plus tôt dans la soirée, le coanimateur a présenté au grand public un certain Anthony Kavanagh, dix-neuf ans, gagnant des auditions provinciales Juste pour rire 1989 et auteur d’un numéro sur le racisme qui a soulevé la foule. « À cette époque, des galas Juste pour rire qui ne se déroulaient pas bien, ça ne se pouvait pas, note Normand. C’était tellement nouveau comme entreprise. »46
Satisfait, Gilbert Rozon réengage Normand en 1990, puis les années suivantes. Celui qui animera des galas régulièrement jusqu’en 2003 s’évitera les critiques négatives en s’appropriant les numéros visuels, singuliers et bizarres du Festival qui laisseront souvent les spectateurs muets d’incompréhension après une performance. Que le public se le tienne pour dit ! « Ce qui est franchement le fun avec Normand, c’est qu’il dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas quand un artiste se plante sur scène et qu’il y a un énorme malaise dans la salle, relate Gilbert Rozon. Ça ne fait pas toujours plaisir aux artistes, mais ça soulage tout le monde. »47
« Un gala de Normand, c’est le festival des bibittes, estime Jacques Chevalier, producteur au contenu des galas de 1998 à 2004. C’est Normand qui a lancé sur scène les Denis Drolet qui ont provoqué bien des réactions négatives lors de leurs deux premiers passages au Saint-Denis, en 2002 et 2003. Chaque fois qu’un numéro tourne mal, Normand doit être allumé afin de ne pas laisser la soirée se dégrader. Il a le don pour sortir la petite ligne punchée, du genre : “ Que voulez-vous, c’est un Japonais ! ” Il est spontané et efficace. »48
Normand deviendra également l’animateur aux numéros d’ouverture mémorables, à grand déploiement, dans lesquels les rires seront provoqués par des chorégraphies loufoques et des costumes féminins. Quand ce n’est pas par l’absence de costume !
Dans Juste pour rire, la biographie, Jean Beaunoyer répète à quel point les numéros d’ouverture des galas animés par Normand sont spectaculaires. Le voici en 2000 : « L’animateur de la soirée (fait) l’une des entrées les plus spectaculaires de l’histoire du Festival. Rien de moins que Brathwaite imitant Esther Williams dans une mise en scène digne des films de la plus grande nageuse d’Hollywood. Un chorus line entoure Brathwaite serré dans son costume de bain. Des danseuses, des acrobates, des couleurs vives… Brathwaite s’élance vers le ciel avec un diadème en or sur la tête. »49
Voilà pour les florissantes activités professionnelles. Car au plaisir que Normand retire de l’animation de Beau et chaud et à Juste pour rire se greffe malheureusement la déconfiture en ré majeur de son union avec Johanne. Quand Élizabeth a trois ans, la famille décide de déménager dans une grande maison de Beaconsfield. La demeure abritera deux artistes comblés, mais pas un couple heureux.