CHAPITRE 14
LA VOIE RADIOPHONIQUE
Marie-Claude a dit oui ! Le mot, affirmatif et exempt d’ambiguïté, annonce tout un changement dans la vie de Normand, à l’aube des années 1990. Le futur marié entrevoit désormais un bonheur possible avec une femme qui n’est pas la mère de son enfant ! Mais bien avant de prononcer « Oui, je le veux » devant un prêtre, Normand prêtera un autre serment, professionnel celui-là, et embrassera une autre vocation : l’animation à la radio… à ses risques et périls.
Le milieu ne donnait pas cher de la peau du comédien et animateur télé en apprenant qu’il allait prendre le contrôle des ondes matinales de CKOI en septembre 1990. L’émission Yé trop d’bonne heure n’allait-elle être qu’un feu de paille ? « Un concours lancé à CKMF me donnait trente et un jours de survie en ondes », raconte le principal intéressé.1
Normand Brathwaite, animateur à la radio ? Drôle d’idée pour plusieurs qui se rappellent encore ses débuts d’animation à Beau et chaud où ce n’est pas grâce à son éloquence qu’il a brillé sur le plateau. Mais surtout, pour ceux qui se rappellent un contrat estival à la radio de CKMF 94,3 FM en remplacement de Mario Lirette, au début des années 1980, jamais reconduit parce que l’animateur avait manqué de professionnalisme au micro. André St-Amand, son patron pendant de longues années à CKOI, se souvient de ce moment… que Normand a longtemps tenu à effacer de sa mémoire : « Je n’ai jamais entendu quelque chose d’aussi mauvais ! raconte-t-il. C’était pitoyable ! Normand parlait entre autres par-dessus la voix des chanteurs. À sa défense, il faut dire qu’il a été envoyé en studio sans coach. Un jour, du temps que ça allait bien à CKOI, j’ai fait jouer un enregistrement d’une de ses prestations au micro de CKMF. Normand s’est alors levé d’un bond et est parti, mal à l’aise. Je pensais qu’on pourrait en rire ensemble… »2
Il faut croire que l’orgueil s’est évaporé depuis, car Normand en rajoute désormais une couche en entrevue ! « Après deux week-ends, on m’a mis dehors, se remémore-t-il. Alors qu’on me donnait des trucs pour m’exprimer au micro, on m’a dit : “ Dis bonjour aux petites madames qui sont en ski. ” Puis, j’ai dit en ondes : “ Je veux dire bonjour à tous les skis qui ont des grosses madames dessus… ” » 3
Parlons donc d’une seconde chance, en ce mois de septembre 1990. Pierre Arcand, celui qui a osé l’engager, tient à faire entendre une nouvelle voix, à six heures du matin. Celui qui contrôle CKOI avec Pierre Béland sent qu’il n’a rien à perdre. Les auditeurs montréalais boudent la fréquence 96,9 FM en matinée. Par centaines de milliers, ils écoutent plutôt Le zoo de Montréal de Gilles Payer, à CKMF. L’émission est drôle, animée et rend les périples vers Montréal pour aller au bureau ou à l’université moins pénibles pour ceux qui sont immobilisés sur la route. « À CKOI, en 1989, il y avait une espèce d’imitation baptisée Radio Pirate », se rappelle Pierre Arcand.4
Qu’à cela ne tienne ! Au pire, Normand va bosser à la radio dans l’indifférence la plus totale.
Pour détourner l’attention des auditeurs de la quotidienne de Gilles Payer, Pierre Arcand cherche un produit différent. Drôle, mais avec une signature singulière. « En fait, CKOI avait une assez belle notoriété, précise Pierre Arcand. De 1985 à 1990, elle récoltait des cotes d’écoute convenables. Mais sa mission était plus ou moins définie. Les gens ne savaient plus si la station ciblait d’abord les auditeurs de dix-huit à trente-quatre ans. Les gens venaient écouter une chanson des New Kids on the Block et repartaient. Quand on a une station qui n’attire pas un nombre significatif d’auditeurs à certaines heures, on ne fait pas beaucoup d’argent. Cela dit, il y avait surtout le morning-show qui ne marchait pas. »5
Aux commandes, il faut une personne à la notoriété établie. Pas forcément une personnalité de la radio, comme un Michel W. Duguay, mais quelqu’un qui a fait sa marque dans le paysage artistique québécois. Un soir, alors qu’il est assis devant son téléviseur, l’idée lui vient d’engager Normand en visionnant Beau et chaud. « Ce gars-là aime la musique », se dit-il.6 Ce qui est un bon atout dans une station musicale.
En apprenant l’intention de Pierre Arcand d’approcher Normand, André St-Amand dissimule mal son étonnement.
— Il va y avoir de l’ouvrage en crime ! laisse échapper le directeur de la programmation. Mais y’a rien d’infaisable. Il a pris de l’expérience, depuis, à la télé.
— Il faudra bien l’entourer, dit Pierre Arcand. On pourrait engager Joane Prince, que j’ai connue à CKAC. Elle apporterait de la crédibilité en ondes.
Mais encore faut-il que le principal intéressé accepte la proposition. Le désir de Pierre Arcand de rencontrer Normand arrive encore par la bouche de l’agente Marcelle Sanche qui n’est pas à court de nouvelles étonnantes pour son client ces derniers temps. Tous conviennent de discuter de vive voix. On n’offre pas un poste d’animateur à une personnalité sur le coin d’une table de cafétéria. Et, tradition oblige, encore moins dans le bureau du patron ! C’est à l’hôtel Le Reine Elizabeth de Montréal que Pierre Arcand rencontre Normand pour la première fois.
L’offre de Pierre Duceppe d’animer Beau et chaud avait à l’époque surpris Normand. Celle de Pierre Arcand est accueillie, en juin 1990, avec autant de scepticisme. Qu’est-ce qui a bien pu le convaincre de m’approcher ? se demande-t-il. Certainement pas mon bref passage à CKMF… Il se présente gêné, mais néanmoins enthousiaste devant le patron de CKOI.
— Êtes-vous sûr que je peux être bon ? demande Normand à Pierre.
— Oui, mais tu dois être formé. André St-Amand va être ton professeur pendant deux semaines. On a aussi décidé d’engager ta collègue de Beau et chaud, Joane Prince, pour t’épauler en studio et lire les actualités.
Si la proposition est alléchante, Normand ne peut l’accepter sur-le-champ. Il doit discuter avec Marcelle, mais surtout avec Marie-Claude. Après tout, il ne connaît pratiquement rien à la radio. Il se doute bien que les gens du milieu vont accueillir la nouvelle avec étonnement comme lorsqu’il s’est retrouvé à la barre de Beau et chaud. Mais il a bien fini par se sentir comme un poisson dans l’eau sur le plateau de la quotidienne de Radio-Québec.
Il lui faut deux semaines de réflexion pour donner son aval à l’offre de Pierre Arcand. Ce dernier peut doublement se réjouir, lui qui vient tout juste de réussir à attirer dans les filets de CKVL, qu’il détient aussi, le bouillant Pierre Pascau, tête d’affiche de CKAC avec Suzanne Lévesque.
Dans le contrat, il est prévu que Normand suive une formation radiophonique intensive avec André St-Amand au début du mois d’août. Pour ce qui est du salaire, si on tient encore aujourd’hui à le garder secret, on peut dire qu’il est plus modeste que ce qu’un artiste du calibre de Normand peut demander. Mais bon, tout joue contre lui. Et le 96,9 FM n’a pas encore les moyens de ses ambitions, surtout face au bulldozer qu’est Le zoo de Montréal. Cela dit, Pierre Arcand propose à Normand un salaire de base accompagné d’un bonus dépendant du nombre de nouveaux auditeurs qui se brancheront à la station le matin pour écouter Yé trop d’bonne heure. Une bonne affaire pour quiconque attire des milliers de paires d’oreilles, les cotes d’écoute étant dévoilées tous les trois mois. Mille auditeurs de plus que les prévisions de la direction ? Mille dollars supplémentaires à empocher !
Le matin de sa première formation, Normand a un choc en franchissant les portes de la station. L’intérieur moche de la bâtisse, sise au 211, avenue Gordon, à Verdun, peut difficilement masquer les problèmes administratifs du 96,9 FM. « CKOI n’allait pas très bien, avoue André St-Amand. On était la septième ou huitième station la plus écoutée dans le marché, on était même derrière CJMS AM ! L’entreprise était presque en faillite technique. Je payais les écouteurs de ma poche. J’achetais même le papier hygiénique que j’essayais de me faire rembourser via mon compte de dépenses. La compagnie d’entretien ne venait plus. Un huissier est une fois entré dans la bâtisse pour faire la liste de tous les biens. Je craignais un peu pour mon job. On ne payait que les salaires. »7
« Le 211 Gordon, on appelait ça la cabane à sucre, dit malgré tout Pierre Arcand. Il y avait de l’âme là-dedans même si c’était vieux. »8
André a du pain sur la planche, car Normand n’est pas familier avec l’équipement en studio ni avec l’univers de la radio FM. « Il n’aimait pas s’entendre, se rappelle André St-Amand. Je lui ai expliqué la radio, les règles de base, ce qu’était le top 20 musical, je lui ai appris à identifier la station, à teaser en allant à la pause. »9
— Le défi de la radio, Normand, c’est de faire rester l’auditeur plus longtemps qu’il ne l’avait prévu, explique André à son élève. Tu dois le laisser sur sa faim avant chaque pause publicitaire.
Dans deux semaines, Normand prendra la barre de Yé trop d’bonne heure, un titre trouvé par Joane Prince. « Le premier titre en langage populaire », affirme André St-Amand. Cette trouvaille a depuis fait bien des petits : C’t’encore drôle, Votre beau programme, Tout un retour, Le monde est Petit…
Pour éviter un échec à Normand, le directeur de la programmation choisit de former une équipe de quatre personnes qui resteront en tout temps en studio. Aux côtés de Joane, il lui faut un journaliste sportif et un humoriste. Il recrute Christian Tétreault, employé depuis 1983 à la station CKVL dont la salle de nouvelles vient de fermer, et François Pérusse, un autodidacte qui travaille dans un magasin de musique de Québec et qui accompagne à la basse Luc De Larochellière. C’est une pub que Pérusse a conçue et réalisée justement pour promouvoir le deuxième album du chanteur, Sauvez mon âme, qui a attiré l’attention de la direction de CKOI.
En une semaine, François lie sa destinée professionnelle à CKOI pour quarante mille dollars et emménage dans un « taudis » de la rue Coloniale, dégoté par l’agent de Luc De Larochellière. Il a comme seul bagage son équipement audio, deux chaises et quelques vêtements, mais il ne croit pas sa chance. « Je gagnais douze mille dollars par année comme vendeur d’instruments de musique et comme bassiste dans les clubs », relate François Pérusse.10
Si Christian Tétreault se présente en blagueur pince-sans-rire à Normand, François est moins volubile. André St-Amand confie à Pérusse les bulletins météo, mais surtout la production de cinq capsules humoristiques par semaine. À l’en croire, le musicien et bidouilleur ne fait pas bonne impression lorsqu’il rencontre pour la première fois l’équipe de coanimateurs et de chroniqueurs dans un resto de Verdun, la veille de la première. « Je ne peux pas dire qu’ils étaient convaincus, avoue François Pérusse. Normand a tout de même été charmant. À vingt-neuf ans, j’étais le bébé. J’ai été accueilli comme un espoir. »11
Quelques jours avant le vrai baptême des ondes de Normand, l’équipe se laisse distraire par les commentaires du milieu radiophonique montréalais. Remettre sur le tapis son passage désastreux à CKMF, quelques années plus tôt, n’a pas de quoi rendre l’animateur confiant. « J’étais le talk of the town, raconte Normand Brathwaite. Selon ce que j’entendais, j’étais quelqu’un qui ne parlait pas et qui vivait dans les bars jusqu’à quatre heures du matin. »12
Heureusement, Normand décide de rester humble sur la place publique. « Normand a été très fin, habile, juge Joane Prince. Il n’a pas fait de déclaration du genre : “ On va révolutionner la radio ! ” On est parti low profile. Il a été très observateur au début. »13
Yé trop d’bonne heure doit lancer la nouvelle saison de l’automne 1990 de CKOI au lendemain de la Fête du Travail. La veille, allongé dans son lit, Normand ferme les yeux à peine quelques minutes. Impossible de dormir ! Prouvera-t-il aux commères qu’elles ont raison de se moquer de son embauche à CKOI ? Ou donnera-t-il raison à Pierre Arcand de l’avoir engagé ? Et de quoi va-t-il discuter au micro ? Il connaît Joane Prince, sa partenaire de Beau et chaud, mais là, il devra vivre avec elle tous les jours de six à neuf heures !
À ses côtés, Marie-Claude ne dort pas non plus. Mais elle ne dit rien. Elle espère en silence que cette première sera mémorable. Pour de bonnes raisons.
* * *
Mardi, 4 septembre 1990, cinq heures cinquante-neuf du matin. Normand entre en studio, s’assoit devant son micro, place sur ses oreilles l’indispensable casque d’écoute, ferme les yeux et prend une profonde respiration. Il songe à la façon d’amorcer sa première émission. Dans la régie, André St-Amand a les mains jointes et ne peut cacher sa nervosité.
Sur le coup de six heures, une fois l’indicatif musical de Yé trop d’bonne heure terminé, Normand lâche un cri en ondes… puis il se tait. Par où commencer ? Quoi révéler ? Quoi dire ? L’animateur se ressaisit, pense à Suzanne Lévesque qui, dans les années 1980 à CKAC, captivait ses auditeurs avec des histoires sur son fils Youri si bien racontées. Mais en ondes, Normand n’a pas encore le talent de Suzanne Lévesque… « Le micro s’est allumé et je ne savais pas quoi dire, avoue-t-il. J’ai alors raconté une anecdote sur les sous-vêtements de ma blonde. »14
Au cours des trois heures qui suivent, il s’en remet à Joane Prince pour insuffler sérieux et professionnalisme en ondes. En fait, les premières semaines, faire de la radio n’est pas une aventure agréable pour Normand.
Il est malheureusement impossible de revivre les premiers balbutiements de l’animateur à CKOI. La direction n’a pas conservé les bandes des toutes premières heures de Yé trop d’bonne heure. « Au début, Normand faisait beaucoup d’erreurs en ondes, se rappelle toutefois André St-Amand. Il mélangeait les lettres d’appel de la station. Il annonçait une chanson du groupe INXS en prononçant “ Inxs ” et non “ In-excess ”. De telles erreurs pouvaient remettre en cause la crédibilité de la station. Mais il progressait très rapidement. »15
Si au moins Normand trouvait amusantes les capsules de François Pérusse ! Le travail du musicien, qui se cherche une voix humoristique, ne l’impressionne guère. Pire, l’attitude de l’artiste en studio affecte le travail de Normand. « François me tapait sur les nerfs, avoue-t-il. Il grouillait tout le temps ! »16
Pierre Arcand qualifie « d’épouvantable » le premier mois d’existence de Yé trop d’bonne heure. « Ça ne coulait pas entre François et Normand, précise-t-il. Jusqu’au jour où André St-Amand, un maniaque du détail, est entré en studio pour voir ce qui ne fonctionnait pas. Il est revenu me voir en m’annonçant que Normand avait besoin d’un casque avec un micro lui permettant de bouger… au prix de trois mille dollars. On l’a acheté et, soudainement, ç’a amélioré l’émission de 200 %. Il y a eu une bonne répartie entre les deux. Et Pérusse, plus il faisait des capsules, meilleures elles étaient. En novembre, on a commencé à en entendre parler. Il avait trouvé sa voix et son style. »17
« C’est parti timidement, constate aussi François Pérusse. Normand cherchait des anecdotes à raconter. Le bruit courait encore qu’on allait se péter la gueule. Luc De Larochellière avait un ami à Juste pour rire qui disait que cette émission ne fonctionnerait jamais. On patinait sur la bottine. Je faisais des bulletins météo sans la moindre expérience en la matière. J’étais drôle une fois sur deux. Joane était la seule qui rentrait au poste. La magie s’est installée après trois semaines. »18
François Pérusse lie directement le début de son amitié avec Normand à une capsule qui l’a particulièrement fait rire un matin d’octobre 1990. « Normand a été patient, dit le créateur des 2 minutes du peuple. Il ne riait pas tout le temps en entendant mes histoires. Mais au bout de trois semaines, je lui ai présenté une capsule qui met en vedette Michel Louvain, en pleine chasse à l’orignal, qui arrive avec un panache et qui se fait tirer dessus. Normand l’a repassée, tellement il la trouvait bonne. Il m’a dit : “Tu as enfin trouvé ton créneau.” Je lui en dois une très grosse, car il m’a pris sous son aile alors que Pierre Arcand n’était pas encore convaincu. Normand aime les artistes et les musiciens. Il a fini par me demander d’écrire et de faire des chansons. On est devenus de vrais chums. »19
Les débuts de Normand à CKOI sont aussi marqués par son procès à la suite de son arrestation pour conduite en état d’ébriété. Une semaine à peine après les débuts de Yé trop d’bonne heure, il doit se rendre au Palais de justice de Longueuil. Sept mois se sont écoulés depuis que l’animateur a été arrêté au pied du pont Jacques-Cartier. Le matin du 11 septembre, tout juste après avoir salué les auditeurs de CKOI, il monte dans la voiture de Marie-Claude pour se rendre à sa comparution. Il y retrouve son avocat Serge Ménard.
— J’espère qu’y aura pas trop de journalistes au Palais de justice, dit Normand à Marie-Claude. J’ai hâte que cette stupide arrestation soit derrière moi.
Le procès, étonnamment peu médiatisé, n’est qu’une formalité. Normand souffle. Il croise peu de regards familiers dans les corridors et dans la salle d’audience. Après une heure d’attente, Me Ménard s’adresse au juge Lucien Roy :
— Malgré son statut de vedette, mon client ne s’attend à aucun traitement de faveur de la part du tribunal, plaide-t-il. Mais il existe des circonstances atténuantes. Monsieur Brathwaite n’a consommé que deux bières avant son repas accompagné de vin et suivi d’un digestif. Son taux d’alcoolémie se situait entre cent vingt et cent trente milligrammes pour cent millilitres de sang alors que la limite permise est de quatre-vingts. Mon client n’a donc excédé que légèrement la tolérance d’une loi par ailleurs très conservatrice. Et il faut ajouter qu’il traversait, l’hiver dernier, une période de vie difficile en raison d’une séparation. 20
Par ses propos, Serge Ménard atténue l’image de conducteur insouciant de Normand, qui plaide néanmoins coupable devant le juge. « Normand Brathwaite a fait un plaidoyer d’humilité, note Serge Ménard aujourd’hui. Il a eu une sentence minimum. »21
— Trois cents dollars et suspension de votre permis pour trois mois ! lance le juge Roy, catégorique.
Cette comparution fait remonter à la surface de tristes images pour Normand : celles de sa rupture avec Johanne et des semaines de cavales émotives qui ont suivi. Mais le condamné est soulagé. Au pas des portes du Palais de justice, Normand reste sérieux. Il sert la main de son avocat et remonte dans la voiture de Marie-Claude. Dans les faits, il ne pourra conduire avant un an, selon les règlements de la Société de l’assurance automobile du Québec. Et jamais plus de voitures Chrysler !
* * *
C’est en taxi qu’il se rend désormais tous les matins jusqu’aux studios de CKOI. La décision du juge Roy rend du même souffle impossible pour Normand de continuer de vanter les véhicules Chrysler à titre de porte-parole. Louis Courteau, directeur de création de l’agence de publicité PNMD, a un jour l’idée de faire dire à Normand, qui serait posté à côté d’un véhicule neuf sur le plateau d’une ultime publicité télévisée de Chrysler : « Cette voiture-là, c’est plate, je ne peux même pas la conduire ! »22 Mais les dirigeants des concessionnaires Chrysler, aussi compatissants soient-ils, préfèrent ne pas mêler humour et justice.
Normand perd donc un contrat d’un demi-million de dollars. C’est énorme, mais il n’a pas le temps de s’apitoyer sur son sort. Professionnellement, CKOI le tenaille. Si les premières heures de l’aventure radiophonique ont été laborieuses, au bout de quelques semaines, il commence à prendre goût à son rôle d’animateur et à se rapprocher de ses coanimateurs. Et ce, même si son quart de travail s’amorce aux aurores. « Normand faisait un paquet de choses, souligne Pierre Arcand. Il trouvait la radio intense. J’avais comme crainte qu’il ne se lève pas le matin. Mais Marie-Claude disait que CKOI allait le discipliner. Heureusement, sa blonde était sérieuse. »23
Fidèle à ses habitudes, Normand ne se contente pas d’un seul contrat même si CKOI lui impose un apprentissage intensif. À l’automne 1990, Marie-Claude et lui sont catapultés sur la même émission spéciale, Mission Apollo. Elle sera régisseuse de plateau ; lui, coanimateur avec le Français Richard Bohringer. Ce n’est pas rien, il côtoiera l’acteur qu’on a apprécié dans les films J’ai épousé une ombre et Péril en la demeure.
Le couple est heureux de travailler ensemble. D’autant plus que l’enregistrement de cette émission est prévu à New York, au Apollo Theater de Harlem. Une salle mythique aux yeux de Normand, même si elle a perdu de son lustre dans les années 1970 et qu’on a osé la transformer en salle de cinéma, pour finalement lui faire retrouver sa vocation originale en 1986. C’est notamment sur ces lieux que s’est retrouvé de nombreuses fois l’acteur et humoriste afro-américain Flip Wilson qui, dans les années 1970, a animé une émission de variétés, The Flip Wilson Show, que Normand adorait et qui a valu à sa vedette d’être nommée par le magazine Time « La première superstar noire de la télévision ».
Normand n’aime pas voyager. De plus, la criminalité et la pauvreté de certains quartiers de New York lui donnent la chair de poule. Foi de Denise Filiatrault qui, au début des années 1980, a découvert un côté froussard à son p’tit Noir lors d’un séjour dans la Grosse pomme avec lui. « Normand a peur de tout. Même de son ombre, mentionne-t-elle. À New York, comme il se faisait crier des noms, il longeait les murs. »24
Mais il accepte d’y retourner, notamment parce que le producteur Guy Latraverse est associé à cette ambitieuse aventure télévisée. Mission Apollo est un spectacle doublé d’une émission spéciale coproduite avec la France qui réunit sur la même scène des artistes de plusieurs pays, surtout de la Francophonie. L’idée émane de la Communauté des Télévisions francophones qui rassemble des chaînes publiques du Canada, de la France, de la Belgique et de la Suisse dans le but « d’améliorer les échanges et la coproduction de programmes en français ».25. Au moment où Normand et Marie-Claude se joignent au projet, les noms de Ginette Reno, André-Philippe Gagnon, Roch Voisine, Vanessa Paradis, Patricia Kaas, Stephan Eicher et de la sculpturale Grace Jones, qui vient de jouer dans le James Bond A View to a Kill, figurent au programme. Jones doit chanter de sa voix grave La vie en rose d’Édith Piaf.
Au fond, Normand ne pourrait passer à côté d’un projet qui a comme épicentre une salle de spectacle ayant servi de tremplin à de nombreux artistes noirs. La restauration de l’Apollo Theater n’altère en rien son héritage. À la mi-novembre, Normand est ému lorsqu’il descend du bus qui l’a mené de son hôtel new-yorkais à Harlem. Diana Ross et son groupe The Supremes, James Brown, Anita Baker, Ella Fitzgerald, Billie Holiday, Stevie Wonder, Les Jackson 5, Marvin Gaye, Aretha Franklin y ont chanté, pour ne nommer que quelques grands noms de la musique soul, du r’n’b et du jazz. Normand a une pensée pour sa mère et son père qui adoraient danser ensemble sur la musique afro-américaine, jusqu’à la mort de Walter.
Pour les chanteurs qui s’y produisent, Mission Apollo est une tentative avouée de percer le marché américain. Le spectacle a lieu le 13 novembre. On espère que les mille sept cents sièges du théâtre trouveront preneurs. En conférence de presse, on a laissé entendre que des producteurs américains, des directeurs de chaînes de télévision, des ministres de la Culture et le maire de Montréal seraient dans la salle. L’enregistrement devrait permettre à la douzaine d’artistes à l’affiche de chanter devant un auditoire potentiel de quatre-vingt-cinq millions de téléspectateurs. Au Québec, Radio-Canada et Radio-Québec doivent diffuser le spectacle deux semaines plus tard.
Sur papier, ce projet de 1,2 million de dollars est merveilleux. Dans la réalité, c’est le chaos durant les préparatifs. Normand et Marie-Claude le constatent vite en franchissant les portes de l’Apollo Theater. Adieu la magie ! L’entreprise est trop complexe. Parmi les gens impliqués, trop ignorent presque tout de la culture française et québécoise. Et surtout, avoir réuni Normand et Bohringer, un pro de l’improvisation et un acteur qui ne l’est pas ce soir-là, est une très mauvaise idée. L’acteur français a opté pour l’animation sans textes préparés…
Avant le début du spectacle, Normand immortalise sur pellicule quelques pas de danse devant l’Apollo Theater, en guise d’ouverture d’émission. Quand il n’a à compter que sur lui-même, tout se déroule bien. Mais les heures qui suivent sont pénibles pour le coanimateur. Normand se rend vite compte que Bohringer a décidé de l’utiliser comme faire-valoir. Si c’est pour rire, ça ne passe toutefois pas dans la salle. « C’est une des pires expériences professionnelles de Normand, juge Mario Rouleau, présent sur le plateau à titre de réalisateur du making-of de Mission Apollo. Richard Bohringer était fou furieux. Il interpellait bêtement Normand, en lui criant : « Normand, viens ici ! » C’était son petit Noir de service. Bohringer disait ce qu’il voulait. Il s’écoutait parler pendant six minutes pour présenter une chanson de trois minutes. Au montage, l’équipe a eu beaucoup d’ouvrage ! »26
Invitée à New York pour couvrir l’événement, la chroniqueuse Louise Cousineau abonde dans le même sens : « Entre les numéros, il fallait subir les improvisations de M. Bohringer. Il aime New York, ce “diamant gros comme une poubelle”, comme il l’a dit à quelques reprises, il aime la musique noire, il aime l’Afrique, mais sa façon de le raconter est longue, plate et parfois incompréhensible. (…) M. Bohringer était à New York pour son plaisir, pas le nôtre. »27
Chaque fois qu’il retourne en coulisses, Normand cache difficilement sa rage face à l’attitude de Bohringer. La vie n’est pas plus rose pour Marie-Claude aux prises avec un régisseur américain qui ne connaît pas les artistes invités et qu’il envoie sur scène au mauvais moment.
L’enregistrement est interminable. Les spectateurs ont droit à une succession de numéros par des artistes qui viennent l’un après l’autre sur la scène pour la quitter aussitôt. Quand le rideau tombe, Normand a l’impression d’avoir couru en coulisses et devant un parterre d’invités peu emballés pendant neuf heures. Neuf heures ! Marie-Claude et lui ont terriblement hâte de quitter l’Apollo Theater et même New York. Ils ne voient pas comment cette aventure va permettre à des artistes québécois ou européens d’attirer l’attention des Américains. Il faudra beaucoup de patience au monteur pour faire du long tournage de Mission Apollo une émission intéressante.
— Ça n’a aucun bon sens, le ministre français Jack Lang dormait dans la salle ! dit Normand à sa blonde.
En guise de conclusion à cette longue journée à oublier, les deux tourtereaux, totalement épuisés et déçus, vont prendre une bouchée au restaurant de l’hôtel Chelsea. Ils souhaitent de tout cœur un souper en tête-à-tête, mais c’est peine perdue, puisque toute la production loge à la même adresse. À bout de nerfs, Marie-Claude ne souhaite adresser la parole à personne. Le moindre commentaire la fera éclater en sanglots. Même un compliment !
Quand, avec toute l’assurance qui la caractérise, Grace Jones entre à son tour dans le restaurant de l’hôtel, tire une chaise et vient s’asseoir juste à côté de la blonde régisseuse pour lui souffler à l’oreille de sa voix suave : « Vous êtes tellement belle… », Marie-Claude laisse tomber sa tête sur la table.
Normand est trop figé pour consoler sa blonde. Il analyse le visage, le corps, la carrure et la gestuelle de l’artiste. Le bref moment est surréaliste. Il se permet ensuite cette phrase :
— Je peux maintenant le jurer, Marie. Cette femme-là, c’est un homme !