CHAPITRE 16

BEAUCOUP DE PIMENTS

La vie est belle au bras de Marie-Claude. Que leur union n’ait pas comme origine un coup de foudre n’a plus d’importance aujourd’hui. Normand a peine à le croire : vivre à deux peut être synonyme de bonheur constant, de douce harmonie. Deux personnes peuvent devenir inséparables, sans exiger de l’autre une présence physique constante.

Est-ce la trentaine qui le rend plus serein ? En compagnie de Marie-Claude, le quotidien de Normand est tout sauf un tourbillon émotif. Les premières années de leur union, la blonde régisseuse et productrice ne voit jamais son mari partir de la maison en coup de vent, avoir des sautes d’humeur inexplicables ou lui être infidèle. Auprès de cette femme terre-à-terre, l’artiste a trouvé le meilleur refuge émotionnel, la meilleure personne avec qui opérer à l’unisson. Et la mère d’un autre enfant ? Pourquoi pas ? « Normand et moi sommes de nature extrêmement indépendante, même si on s’appelle cinquante fois par jour, note l’épouse. On a un monde intérieur extrêmement différent. Je n’attends pas après lui pour vivre. Cela dit, nous sommes très connectés. »1

Au début des années 1990, à la force tranquille que représente son épouse et qui contribue à la solidité de son couple, se juxtapose une carrière qui s’apparente maintenant à un marathon, mais couru à la vitesse d’un sprint. Si Normand réfléchit à chacune des propositions qui lui sont faites, il les refuse rarement. Même lorsqu’il semble impossible de coincer une autre activité professionnelle à son horaire, il accepte. Quitte à devoir scinder en deux ou en trois ses nuits de sommeil ! Il apprécie l’intérêt qu’on lui porte et angoisse à l’idée de ne rien faire.

Chaque fois, il consulte Marie-Claude… pour finalement poser sa signature en bas du contrat, même lorsque celle-ci a des réticences par rapport à une offre. « Normand est incapable de dire non, constate Marie-Claude Tétreault qui comprend néanmoins la réaction de son mari. Nous sommes tous les deux des bourreaux de travail. Je suis la version avec Cutex de Normand ! Au début de notre mariage, on vivait le même niveau de stress. On respectait beaucoup les décisions de l’autre. Quand CKOI est arrivé, je me suis tout de même dit : “ Youppi, il va se coucher tôt comme moi ! ” Mais c’était impossible, avec tous les contrats. »2

Au milieu de sa trentaine, Normand devient une personnalité ultra populaire, qui travaille énormément, pour ne pas dire excessivement. Qu’il est impossible de rater à la télé pour qui réside au Québec et qui sait bien jouer de la télécommande ! Toutes les minutes, voire toutes les secondes, comptent dans une journée. L’animation à CKOI lui fait décrocher le titre de roi des ondes. L’animation de Beau et chaud lui confère le titre d’animateur d’un show avant-gardiste, de rassembleur et d’ambassadeur de la musique multiple. Un rôle qu’il apprécie grandement. Avec CKOI, de l’automne au printemps, puis Beau et chaud l’été, il a à peine le temps de souffler. Ça ne l’empêche pas d’animer durant quelques années la finale du concours de la relève musicale L’empire des futures stars, commandité par CKOI. Ni de chercher un producteur pour enregistrer un album de reprises avec les musiciens de Beau et chaud, gentiment baptisés Les téteux (Guy Cloutier est celui qui acceptera finalement de produire l’album !). Et encore moins de travailler pendant des semaines à la préparation de galas des Gémeaux à l’automne et de galas Juste pour rire l’été.

À trente-cinq ans, Normand est désormais un animateur. Il ne se présente que sous cette étiquette lorsqu’il s’affiche publiquement, qu’il monte sur une scène ou fait sien un plateau de télévision. Rares sont les personnes, de toute façon, qui lui offrent des rôles dans des téléromans et encore moins au cinéma. Il n’en a cure… pour le moment.

Cela dit, les producteurs de télévision l’ont dans leur mire. Qui l’eût cru au moment des premières émissions de Beau et chaud ? Normand est aujourd’hui un très bon animateur. Pétillant, rigolo et sans filtre devant les caméras ou derrière un micro.

C’est ce que constate le producteur et ancien réalisateur Jean Bissonnette, un soir, alors qu’il regarde la télé. Normand gesticule et multiplie les blagues au cours d’une entrevue. Il l’imagine alors animateur d’une nouvelle quotidienne humoristique en gestation et qu’il baptisera Piment fort. Normand n’a jamais animé de quiz. Mais entouré d’humoristes comme lors des galas Juste pour rire, habiles et pas intimidés devant un public, il trouvera rapidement son aise, croit le producteur qui n’a approché qu’une poignée de personnalités, dont Marie Plourde, pour leur offrir le job.

Lorsqu’il rencontre Normand pour lui proposer d’animer sa quotidienne, celle-ci est en développement depuis maintenant plusieurs mois. Elle doit entrer en ondes en septembre, mais une équipe de scripteurs s’activent depuis janvier à concocter les jeux qui garnissent l’émission !

Un petit retour en arrière est nécessaire pour comprendre le contexte télévisuel qui prévaut à la veille de mettre en ondes Piment fort. Au début de l’année 1993, TVA cherche à greffer à sa programmation une attraction de début de soirée. Une émission à la Détecteur de mensonges, humoristique et animée. À TQS (devenu V depuis), le pouvoir d’attraction de Sonia Benezra est énorme, de dix-huit heures trente à dix-neuf heures trente. Des centaines de milliers de personnes font de son talk-show leur rendez-vous pour entendre chanter vedettes locales et internationales. TVA doit bouger et trouver un format d’émission qui plaise aux 18-25 ans, qui ces dernières années ont fui l’antenne à cette heure. La direction ne cache pas son empressement. « Michel Chamberland, l’ancien vice-président à la programmation de TVA, m’appelle un jour alors que je développais Piment fort à la suggestion d’un ancien directeur de programmation de TQS, raconte Jean Bissonnette. Après m’avoir rencontré, il me lance : “ Bon, on commence dans trois semaines ? ” Je lui ai répondu : “ Non, jamais ! Je ne suis pas prêt et je veux préparer quelques pilotes. Je ne veux pas me casser la gueule.  »3

« En disant non, on prenait le risque de ne jamais voir l’émission diffusée, ajoute Jean-Pierre Plante, un des trois auteurs de l’émission avec Serge Grenier et Yves Taschereau, celui qui a trouvé le nom de l’émission. Mais on tenait à tester la formule trois ou quatre fois devant public avant de la lancer. »4

Jean Bissonnette a le dernier mot. TVA lance donc en catastrophe Virus, une quotidienne humoristique avec François Massicotte et Lise Dion. Produite par Pram, elle voit le jour le 22 février, à dix-huit heures trente. Pour cela, le réseau change l’heure de diffusion du quiz Jeopardy de Réal Giguère : normalement à dix-huit heures trente, il sera diffusé une heure plus tôt. Trop vite préparée sûrement, Virus ne vivra que le temps d’une saison télévisuelle, finira sa course à dix-sept heures trente et renverra Jeopardy à sa case horaire initiale ! Pire, elle n’aura rendu accro aucun des téléspectateurs de Sonia Benezra qui continuera de river des centaines de milliers de personnes à TQS.

Retour à la case départ donc ! « La direction de TVA m’a rappelé, la queue entre les jambes ! » raconte Jean Bissonnette qui était à ce moment prêt à mettre à l’essai sa drôle d’émission au concept maintenant fixé : chaque soir, trois humoristes se prêtent à une série de jeux proposés par l’animateur. Ceux-ci se nomment Les faux proverbes, Trouvez le mozus, Ça rime en crime, O.V.N.I. Le but est de remporter des piments au terme de chaque épreuve. Le gagnant est déterminé par les spectateurs qui votent après chaque joute verbale.

— Prends le jeu Mots croisés, par exemple, explique un jour Jean-Pierre Plante à Normand. Peu importe le nombre de lettres à trouver, on est là pour livrer des réponses drôles.

Sur papier, le concept initial est intéressant. Mais dans les faits… Le premier essai effectué un mois avant la mise en ondes, en août 1993, dans un studio de TVA, est fade et bancal. « Trois jeux sur quatre ne marchaient pas, résume Jean Bissonnette. C’était de l’impro, et l’impro marche difficilement à la télé. Ce n’est pas vrai que l’ange passe chaque fois. En direct, il faut être drôle. »5

« On était tous assis, ajoute Normand pour illustrer le manque de dynamisme sur le plateau. Je ne comprenais pas vraiment le niveau d’humour souhaité. Plus politique et taquin à ce moment-là. »6

Devant l’équipe de la maison de production Avanti, Normand cache mal son découragement et sa déception.

— On n’y arrivera pas. C’est une fausse bonne idée, dit l’animateur à Jean qui, le soir même, rassemble ses troupes pour ajuster le concept.

— L’impro, on oublie ça, dit-il. On va minutieusement préparer les jeux. Chaque auteur va travailler avec un invité. On va faire de fausses improvisations.

Deux jours plus tard, lors du deuxième essai devant public, le canevas repeint plaît davantage à l’équipe.

— Ça va mieux, mais il y a encore des choses à corriger, note toutefois Normand.

— D’abord, le lieu de tournage, observe le producteur.

Il ne fait aucun sens aux yeux de Jean Bissonnette qu’une telle émission soit enregistrée là où les jeunes adultes risquent de ne jamais se rendre. « Je ne voulais pas le studio de TVA, car je ne voulais pas le public des autobus, les gens de l’Âge d’Or, admet-il. Essayons plutôt de nous approcher de l’UQAM. Essayons de faire ça dans un bar. Ce sera un lieu de rencontre pour le public, les universitaires. J’ai visité je ne sais pas combien d’endroits. Des boîtes à chansons dans le Vieux-Montréal, des clubs sur la rue Saint-Denis… »7

Puis, le producteur se souvient du bar La Polonaise, lieu qui a vu naître Pied de Poule. C’est dans ce bar de trois étages de la rue Prince-Arthur, devenu par la suite le Swan puis le Café Campus, qu’on établira le quartier général de l’équipe. Qu’on créera un décor rapidement rétractable pour ne pas nuire à la programmation musicale du club. Et qu’on décidera d’offrir la bière aux étudiants assistant au show d’humour gratuit de trente minutes « pour les détendre, créer une atmosphère festive, explique Jean Bissonnette. Et là, Normand y a cru. »8

Est-ce un bon présage ? Un gage de réussite assurée pour Piment fort ? En septembre 1993, Normand remet les pieds là où il a étonné tant de gens dans la peau de François Perdu, dix ans plus tôt. À cette différence près : il a maintenant un nom, il est connu de millions de Québécois… et il suscite vraiment des attentes. Piment fort n’a pas connu le luxe de plusieurs mois de répétitions comme ce fut le cas pour Pied de Poule. Normand sent donc qu’il joue gros, l’après-midi de la première de la quotidienne.

On se répète : avant d’entrer sur scène, l’estomac de Normand se rebelle. L’animateur ne s’attend pas à offrir la performance du siècle, même en compagnie des humoristes invités Guy A. Lepage, Serge Grenier et Michel Barrette. « Il a été malade pas à peu près avant la première, confie Jean-Pierre Plante. Et ce soir-là n’a pas si bien marché. En fait, il nous a fallu un mois pour nous ajuster. C’était un truc d’essais et erreurs. Il a fallu du temps à Normand avant qu’il ne se sente à l’aise. »9

Malgré tout, la direction de TVA peut crier victoire au bout d’un mois. Car il n’a fallu que quatre semaines de diffusion de Piment fort pour attirer un million de téléspectateurs à TVA à dix-huit heures trente. Et ce succès transforme l’émission en véhicule chouchou des artistes désireux de mousser leur popularité, un spectacle ou un nouveau CD. Bientôt, les candidats se pressent au portillon. À six cents dollars l’émission pour faire des blagues, une participation rapporte un joli magot à la fin de la semaine. De quoi griser toute l’équipe qui a toutefois senti le besoin d’adopter un horaire de militaire.

À treize heures, du lundi au vendredi, les auteurs Jean-Pierre Plante, Yves Taschereau et Serge Grenier doivent être à leur poste au quartier général, le nez plongé dans les quotidiens du jour. L’inspiration passe par les événements de l’actualité. Le trio doit retenir une cinquantaine de manchettes par jour avant de s’enfermer avec un invité pour rédiger des blagues.

De son côté, Normand se présente au Café Campus entre quatorze et quinze heures, en même temps que les invités. Après s’être informé du déroulement de l’émission de la journée, il s’enferme dans sa loge pour dormir. L’animation de Yé trop d’bonne heure à CKOI exige qu’il se lève tous les matins avant le chant du coq. Il doit absolument dormir une heure ou deux l’après-midi s’il veut être cohérent à la barre de Piment fort. Pendant que les invités apprennent leurs textes et peaufinent leurs gags du jour, l’animateur ronfle ! Mais lorsqu’il arrive sur le plateau pour l’enregistrement prévu à dix-sept heures, après un massage, il est en forme.

Malgré les crampes qui le convertissent en animateur au tempérament glacial en coulisses, Normand se plaît rapidement sur le plateau de Piment fort. Les chapeaux, confections de Sylvie Galarneau, qu’il porte pour chaque jeu, les réponses surprises des invités, les piments (de vrais légumes, lors de la première saison !) qu’il lance à l’humoriste qui a les réponses les plus surprenantes, la folie au parterre du Café Campus rempli majoritairement d’étudiants… Le quiz devient très vite le sien. Même si les invités ont tout le temps de glace souhaitée pour impressionner l’auditoire, Normand réussit à imprimer sa marque partout : à crier « C’est chaud, c’est chaud » après un décompte serré des votes, à faire hurler le public à l’unisson, frapper vigoureusement sur son décor qu’il qualifie publiquement d’horreur. « J’avais le plus beau des horaires, relate Normand Brathwaite. Et en plus, j’animais deux shows très écoutés. S’adresser à beaucoup de gens est valorisant. »10

Avant la fin de la première saison, l’auditoire gonfle d’un demi-million de téléspectateurs supplémentaires par soir et donne raison à Normand d’avoir coincé un tel quiz à son horaire. Car le gros bon sens voudrait qu’il se contente d’un rôle d’animateur radio à l’aube. Qu’il n’ait pas, en plus, un nouveau contrat publicitaire — avec Réno-Dépôt, cette fois — l’obligeant à des tournages de publicités le week-end.

— Trois émissions minimum, pourquoi ? lui lance régulièrement Marie-Claude. Et des pubs en plus ! T’es pas obligé de faire tout ça. C’est de l’insécurité. Tu travailles trop.

— Réno-Dépôt, ça ne durera pas…

Mais Normand se trompe. Tant mieux pour celui qui adore le confort de la routine et qui, on le saura plus tard, est rarement celui mettant fin à un contrat. Tiens, comme la majorité des travailleurs qui se lèvent chaque matin pour se rendre au bureau, sur un chantier de construction, dans un hôpital, une institution scolaire, financière… Intérieurement, Normand a moins le profil d’un artiste qu’on ne le croit !

Quand Normand se fait approcher pour prêter son image et sa voix à Réno-Dépôt, l’agence de publicité PNMD — celle avec qui il a travaillé pour les pubs du Lait et des Concessionnaires Chrysler du Québec — lui présente un nouveau concept de quincailleries. Habituellement, quand un comédien, un humoriste ou un chanteur accepte de jouer dans des publicités, c’est d’abord pour augmenter sa notoriété ou garnir son compte en banque. Mais l’équation ne s’applique pas dans ce cas-ci, car Réno-Dépôt a un budget misérable pour lancer son magasin nouveau genre, propriété de Groupe Val Royal et des Compagnies Molson. « Il nous restait cent cinquante mille dollars pour la campagne de lancement et non un million, dévoile Sylvain Toutant, alors vice-président marketing de Réno-Dépôt. Et je voulais absolument qu’on annonce à la télé. »11

Sylvain Toutant ose alors proposer à Paul Hétu et Louis Courteau de l’agence PNMD de faire des messages en direct non scriptés. Sans concept créatif autre que celui d’installer une personnalité parmi des perceuses, des deux par quatre et des baignoires pour présenter l’entrepôt : un endroit sans artifices, mais où la marchandise est vendue moins cher qu’ailleurs. Au début des années 1990, il n’y a que Home Depot aux États-Unis qui soit comparable. Mais cette dernière entreprise ne s’est pas encore implantée au Québec et est pour ainsi dire inconnue des consommateurs.

Devant Normand qui a rapidement été approché dans les circonstances, le trio n’a pas à sortir une centaine d’arguments pour convaincre l’animateur d’embarquer ni de multiplier les raisons pour justifier le cachet de débutant qu’on lui offre. Et ce, même si on l’engage pour faire quatre-vingt-dix apparitions télé de trente secondes en un week-end !

— On va te donner un petit montant d’argent, dit Sylvain à Normand. On verra par la suite.

— On n’a pas l’argent de Chrysler, ajoute Paul Hétu. Mais si ça fonctionne, il y aura récurrence et tu auras un salaire. Il n’y a que toi, habitué à faire du direct et à improviser, qui peut faire ça.

Normand recevra sa paye en argent sonnant ! « Normand venait de perdre le contrat de Chrysler, rappelle Sylvain Toutant. Il a vu Réno-Dépôt comme une opportunité de revenir dans le milieu. C’était une situation gagnante pour les deux parties. C’est devenu avec le temps un vrai partenariat. »12

Mais avant de s’unir pour la vie, il faut une toute première fois. Un plongeon. Et rien n’est assuré. Le 30 mars 1993, date d’ouverture du premier entrepôt à Brossard et jour du premier tournage, les dirigeants de Réno-Dépôt et les créatifs de PNMD sentent à quel point l’entreprise est fragile. « Mes actionnaires étaient sceptiques, il y avait un peu de résistance au conseil d’administration et j’étais stressé, avoue Sylvain Toutant. Sur le plan de l’image, l’arrestation de Normand en état d’ébriété sur le pont Jacques-Cartier nous tracassait tous. Et vingt-quatre heures avant l’ouverture à Brossard, la direction m’a rappelé que c’était mon idée… »13

La première pub doit être diffusée à TVA, un vendredi, lors de l’émission matinale Salut, bonjour ! animée par Guy Mongrain. Si Normand est arrivé souriant dans l’entrepôt, une certaine angoisse l’envahit, les minutes passant. Postés dans la régie, Sylvain, Paul et Louis le constatent. Ils préfèrent rester muets pour ne pas laisser transpirer leurs inquiétudes.

— Normand, ça part dans 10 minutes, lance Paul.

— Parfait, dit le porte-parole avant de se retourner soudainement et de se diriger dans un corridor.

— Mais que fait-il ? s’interroge Paul, avant de l’entendre vomir.

— S’cusez… j’ai oublié de fermer son micro, répond l’ingénieur du son à ses côtés.

L’équipe en régie est béate. Sylvain devient blême et est convaincu que l’opération va échouer.

— Il ne passera pas la journée, balbutie Paul. Je pense qu’on n’a pas pris le bon gars.

— Et on n’a pas de remplaçant, ajoute Sylvain, au bord du désespoir.

Il ne leur reste rien d’autre à faire que de se croiser les doigts. Une minute avant d’amorcer sa première animation, Normand reprend son poste et reste stoïque devant la caméra.

— Ça va, Normand ? Ça part dans dix, neuf…

Normand acquiesce d’un signe de tête. En entendant « Ça tourne », il fixe la caméra avec assurance, sourit et se présente aux téléspectateurs. En régie, Paul, Louis et Sylvain respirent enfin normalement… jusqu’à ce qu’un employé de Réno-Dépôt, au volant d’un camion, arrache un des câbles permettant la retransmission de la pub !

À huit heures, ce matin-là, les téléspectateurs de Salut, bonjour ! n’entendent que brièvement Normand annoncer qu’il se trouve dans un Réno-Dépôt.

— Ah ! La vache… Et il en reste quatre-vingt-neuf à tourner, laissse échapper un technicien en régie.

Heureusement pour Sylvain Toutant, il n’y a qu’un seul pépin lors du week-end de lancement de l’entrepôt. Chaque fois que la caméra roule, Normand se montre dans une forme terrible et arrive à passer le message, grossièrement dicté par les créatifs de l’agence PNMD, en trente secondes pile.

En moins de deux semaines, l’entreprise « qui fait baisser le coût de la rénovation au Québec », sait que la campagne a été un succès. Apprenant que les marteaux s’y vendent moins cher qu’ailleurs, les clients mettent le cap sur Brossard. « On avait planifié des ventes de cinq cent mille à sept cent mille dollars par semaine, souligne Sylvain Toutant. Or, en dix jours, elles se sont élevées à plus de deux millions. On a très vite su qu’on avait une recette publicitaire gagnante. Qu’on entrait dans le quotidien des gens. »14

Cinq mois plus tard, lorsqu’on ouvre une deuxième succursale à Anjou, Normand est naturellement réembauché pour refaire des pubs en direct de l’entrepôt de l’Est de l’île de Montréal. La situation se répète lors de l’inauguration des entrepôts de Laval et de Pointe-Claire, en 1994, de Québec et du Marché central de Montréal, en 1995.

Chaque fois, PNMD et Réno-Dépôt choisissent de faire de la pub lors d’émissions très suivies. Rapidement, ces ouvertures se transforment en rassemblements de fans de l’animateur. Même à Québec, quand Normand souligne l’ouverture de l’entrepôt lors d’un match de hockey entre les Nordiques et les Pingouins de Pittsburg.

— Normand, y’a quelqu’un qui veut un autographe… sur son échelle de vingt-quatre pieds ! lui lance Paul Hétu.

— J’ai autographié une boîte d’outils, tout à l’heure, et plein de clients m’ont lancé « C’est chaud, c’est chaud ».

— On se bouscule à la porte pour venir te voir, dit Paul. On va déguiser deux employés en gardes du corps pour éviter la cohue autour de toi pendant que tu parles à la caméra.

Sylvain, Paul et Louis ont tous les signes qu’ils ont réussi leur pari. Normand séduit les téléspectateurs et les convainc de converger vers les entrepôts. Si les bas prix attirent déjà de nombreux clients, les dirigeants de Réno-Dépôt sont convaincus que leur association avec Normand a fait grimper la notoriété de l’entreprise plus vite que la normale. Ils profitent de sa présence quotidienne à CKOI le matin et à TVA le soir. « L’association Brathwaite-Réno-Dépôt s’est faite instantanément dans la tête des gens après l’ouverture de trois magasins », affirme Sylvain Toutant.15

Au milieu des années 1990, Normand a donc trois contrats majeurs qui monopolisent ses journées et ses soirées. Personne ne remet en question le pouvoir d’attraction de Normand. Mais cette façon de travailler automatise aux yeux de plusieurs le travail de l’artiste. Avec raison. Car très vite, l’animateur se met à calculer non pas ses payes, mais son temps. Entre deux lancés de piments.