CHAPITRE 17

LE SANCTUAIRE BLEU

Avoir un bébé. Depuis le jour de leur mariage, Normand souhaite voir s’arrondir le ventre de sa douce. L’idée d’avoir un enfant ensemble ne s’infiltre pas encore dans toutes les conversations. Après tout, Marie-Claude et Normand ont Élizabeth et Mylène qui s’entendent comme si elles étaient nées des mêmes parents. Mais chaque mois, quand le terme d’un cycle est similaire aux précédents, il cause une légère tristesse à l’épouse. Est-ce son âge qui rend la chose difficilement réalisable ? En 1995, Marie-Claude voit arriver ses trente-neuf ans avec une légère appréhension. Le médecin de famille ne relève toutefois rien d’anormal. Rien à redire sur son appareil reproducteur ! L’honneur est aussi sauf pour celui du mâle ! Il ne reste au couple qu’à patienter, espérer et vivre à fond les courts moments où il se voit.

— C’est à Howick que tu vas tomber enceinte, je le sens, dit un jour Normand à son épouse.

En 1995, Normand s’apprête à vivre un été particulier. En ne travaillant pas… ou si peu ! Du moins, en ne travaillant pas à la télé. Après sept ans en ondes, Beau et chaud tire sa révérence. Cette décision de Radio-Québec, qui a vu son budget de programmation amputé de douze millions est annoncée à l’animateur en mars. Si la nouvelle le chagrine, il ne conclut pas ce périple musical estival sans compensation. Le fait que l’animateur ait renouvelé son contrat quelques semaines avant l’annonce du retrait de la quotidienne force Radio-Québec à lui verser deux étés de salaire.

Affolé à l’idée de n’avoir rien à faire de ses dix doigts et de devenir nostalgique d’une émission qu’il a adorée, l’animateur opte pour une semi-réclusion à la campagne. Avec Marie-Claude, il vient d’acquérir un immense terrain sur lequel se tiennent trois baraques qui demandent à être rajeunies. C’est leur amie Nanette Workman qui les a menés jusqu’à Howick, dans la région du Suroît, les sachant à la recherche d’un endroit où relaxer loin de Montréal.

— Nanette a téléphoné, dit Marie-Claude enthousiaste, un matin de juin. Elle dit qu’elle a trouvé la maison de nos rêves. Textuellement, elle a dit en riant : “ I love the kitchen and I don’t f*cking cook ! 

— C’est loin ? demande Normand.

— À cinquante minutes de la maison.

Le couple a rapidement rappelé la chanteuse, qui est aussi agent immobilier au milieu des années 1990. « On a signé chez le notaire avec Lady Marmelade ! » résume Normand.1

Une maison de campagne… Normand n’a pas d’endroit où se poser à l’extérieur de la ville depuis que sa rupture avec Johanne l’a privé du chalet de Sainte-Anne-des-Lacs.

Sur cette terre, de la dimension de trois terrains de football, Normand imagine rapidement les trois bâtisses de couleur bleue. L’une d’entre elles est un atelier qui servait à l’époque de boutique d’antiquités. Il s’attaquera d’abord à la plus grande, une maison de ferme en bardeaux bruns. Nanette n’a pas menti. La cuisine, immense, a un cachet qui ferait craquer n’importe quel amoureux de la campagne de la fin du XIXe siècle avec son poêle à bois et ses armoires sans portes. Mais Normand imagine les lieux aménagés et divisés autrement, et surtout, recouverts d’autres matériaux. La tâche est colossale, mais à part l’animation d’un gala Juste pour rire en juillet, il n’a que de la rénovation à son agenda.

— Tu vas vraiment tout refaire ? lui demande Nanette, surprise.

— J’adore être dehors, mais seulement si j’ai quelque chose à faire, répond Normand. Je vais tout rénover et Marie-Claude va s’occuper de la décoration. On va aménager quatre chambres. Une au rez-de-chaussée et trois à l’étage dans la maison principale. On va convertir la deuxième en maison d’invités dans laquelle je vais aménager un cinéma maison. Je ne sais pas encore ce que je vais faire avec la troisième.

Seul, Normand se met rapidement au travail et personne n’a à le tirer du lit pour le faire suer, lui qui de toute façon a maintenant l’habitude de se lever aux aurores. Il y aurait du travail pour plusieurs ouvriers, mais Normand préfère abattre des murs, découper à la scie électrique, arracher puis poser des revêtements de sol, scier du bois, visser des planches de gypse et peinturer à son rythme. Il s’est toutefois résigné à confier à un tiers la tâche de nettoyer et sabler le poêle à bois.

Même pour peindre entièrement la maison, il préfère procéder en solitaire. La tâche exige une semaine de découpage et deux semaines d’application au fusil à peinture, ce qui l’occupe de six heures à dix-neuf heures. Mais ce n’est rien pour décourager Normand qui s’endort rapidement tout juste après que le soleil a tiré sa révérence.

L’isolement est le meilleur allié pour le plonger dans quelques souvenirs d’enfance : quand il accompagnait son père sur les chantiers où il œuvrait. Lorsqu’il l’observait avec attention pendant que Walter Brathwaite construisait des cabanes dans leur cour exiguë de la rue Saint-André, à Montréal. L’époque où, avec ses frères, déjà adolescents, il reproduisait minutieusement ce que Walter leur apprenait. Richard, énergique comme trois, et Robert déjà diabétique.

— Robert…

La retraite de Normand à la campagne lui permet surtout de se remémorer son enfance auprès de son frère Robert dont les jours sont maintenant comptés. Ces dernières années, le diabète a mené la vie dure au jumeau. Mal contrôlé à l’adolescence, le sucre en excès dans son sang a ravagé les petits vaisseaux sanguins de ses reins et ses yeux. Robert a passé les dernières années dans l’appartement de sa jeunesse pour y recevoir les soins de sa mère. Il souffre aujourd’hui énormément, est totalement épuisé et presque aveugle. À l’été 1995, à quarante-deux ans, il vit ses dernières semaines à la Cité de la Santé de Laval, auprès de son fils Francis, de Denise sa mère et de Marie-Claude prête à lui rendre le moindre service. Normand a mal de voir son frère, sous dialyse, dépérir. Entrer dans sa chambre relève de l’exploit.

Les visites de Normand se raréfient lorsqu’il a une prise de bec avec un membre du personnel de l’hôpital, alors que Robert est plongé dans un ultime coma.

— Il faudrait le débrancher, déclare-t-il résigné à une infirmière. De toute façon, depuis qu’il ne peut plus jouer de la guitare, il est comme mort. Comme le personnage principal du film Johnny Got His Gun, aveugle, sourd, muet et amputé qui ne veut que partir.

— Ce n’est pas à nous de décider, c’est à Dieu, répond l’infirmière, comme si elle se prenait pour un prêtre.

— Tabarnak, il est dans le coma, lance Normand, les yeux remplis de larmes. S’il y a un Dieu, il ne s’occupe pas de ces choses-là !

* * *

La maison devant Normand est entièrement bleue. De couleurs Boardwalk blue et Bleu nuit de janvier, pour être précis comme un employé de quincaillerie. Les deux fusils à peinture dans les mains de l’animateur en congé sont complètement secs.

— Tu n’auras pas le temps de rénover les deux autres maisons cet été, lui fait remarquer Marie-Claude à ses côtés.

— Tant mieux, j’ai un autre été de libre, l’an prochain, répond Normand. Même si la chaleur est intense, j’ai maintenant le goût de m’en aller au Mexique. Là-bas, je pourrai passer du temps avec les filles.

— En autant qu’on parte juste une semaine. Il ne faudrait pas rester éloignés de Robert trop longtemps.

En compagnie d’Élizabeth et de Mylène, le couple vole vers son tout-inclus préféré… pour en revenir aussitôt. Moins de quarante-huit heures après leur arrivée au bord de la mer, le téléphone de leur suite transmet le genre de message qu’on déteste entendre. Au bout du fil, Denise Pelletier peine à parler à son benjamin.

— Normand, c’est Robert. C’est la fin… Reviens, s’il te plaît.

Anéanti, Normand ferme les yeux. Il pleure, pense aux mois de souffrance de Robert, mais surtout au tableau sur lequel écrivait son frère pour communiquer avec les membres de sa famille, vers la fin. Un jour, lors d’une visite, il y a vu un cœur et les mots « Je vous aime ». La dernière expression de l’affection qu’il portait à Normand, Marie-Claude et leurs filles.

— Si Dieu existe, soupire Normand, j’espère qu’il laissera mon frère jouer de la guitare au paradis.

* * *

À l’adolescence, les enfants de Walter Brathwaite et Denise Pelletier fréquentaient peu l’église du quartier. Et ce n’est pas maman qui aurait forcé ses trois fils à se rendre à la messe dominicale.

— Mais si vous n’y allez pas, arrangez-vous pour ne pas vous faire voir dans le quartier, disait la mère du clan qui, elle, faisait son devoir de bonne catholique chaque semaine.

Les absences ont duré un temps. Le curé, inquiet de perdre trois jeunes brebis de sa paroisse, a suggéré à Denise de proposer à ses enfants de jouer de la musique après l’homélie. Quand Normand, Robert et Richard ont remis les pieds dans la maison de Dieu, c’était pour jouer Le Seigneur est mon Berger à l’orgue, à la guitare et à la batterie. Un miracle ? Tous les dimanches, le trio était au poste pour ces matinées qui ont rapidement pris des allures de « messes à gogo ».

Normand a toujours été croyant. Mais rarement pratiquant depuis l’adolescence. Par paresse au départ, comme tous ces enfants qui détestent sortir du lit le dimanche matin. Plus tard, en réaction au contrôle exercé par les curés, à la fermeture d’esprit de l’Église et à ses préceptes qu’il estime immuables. Mais surtout à cause de son incompréhension du rôle joué par Dieu au début des temps. « Il y a une Force qui a dû faire tout ça. Le rien. Le début des temps. L’univers. Mais est-ce vraiment Dieu ? », analyse Normand.2

L’animateur se dit catholique. « Car je ne connais pas l’islam ni le bouddhisme, se justifie-t-il. Je crois que la Bible est un bon roman, mais qu’il ne faut pas la suivre à la lettre. Je suis contre la religion organisée. Je ne peux être d’accord avec une religion qui est contre les femmes prêtres, les homosexuels, le mariage gai. »3

Cela dit, Normand prie. Il fait chaque fois son signe de croix avant d’entrer en scène. Il récite souvent le Notre Père. « C’est comme une chanson pour moi, dit-il. Les propos de cette prière restent flous à mes yeux, mais ça me fait du bien de réciter le Notre Père. Je prie car je pense qu’il y a une énergie. Je prie car ça ne peut pas nuire, même si je ne sais pas qui est le capteur. »4

* * *

Depuis le décès de Robert, Normand se surprend à prier davantage pour voir s’arrondir le ventre de sa douce. Même si Marie-Claude semble maintenant résignée à ne jamais redevenir enceinte. La maison bleue de Howick est un sanctuaire propice au recueillement. Allongé sur un canapé du salon, Normand pense au départ de son frère, à Francis, le fils de celui-ci, au fils qu’il pourrait lui aussi élever, à Denise sa mère qui a dignement tenu le coup lors de ces tristes moments, au deuxième jumeau Richard… « Quand Robert est mort, Richard a perdu une partie de lui-même, dévoile Normand Brathwaite. Je l’ai senti. Depuis leur enfance, les jumeaux faisaient tout ensemble. Moi, je m’ajoutais. Par la suite, Richard et moi nous sommes rapprochés. On s’occupe aujourd’hui ensemble de maman. »5

Noël approche. Tout est blanc à l’extérieur. Comme à tous les week-ends, Normand s’évade à la campagne depuis qu’il a trouvé le paradis à Howick. S’il aime bien s’y retrouver seul après ses semaines de travail à CKOI et sur le plateau de Piment fort, il sourit chaque fois qu’il entend les portières de la voiture de Marie-Claude claquer à l’extérieur. Les cours de danse de Mylène empêchent les filles de filer vers Howick dès le vendredi soir.

Un samedi après-midi de décembre, Mylène se rue dans la maison. Avant de rouler jusqu’à la maison bleue, sa mère et elle ont fait escale dans une pharmacie pour acheter un test de grossesse.

— Je viens sûrement de jeter dix dollars par la fenêtre ! dit Marie-Claude à son mari avant de se diriger vers la salle de bains.

Quelques minutes plus tard, l’épouse avale trois verres d’eau, sort en trombe de la pièce, attrape son trousseau de clés et file vers sa voiture. Normand et Mylène ne découvriront qu’une heure plus tard ce qui arrive. En revenant, Marie-Claude s’enferme à nouveau dans la salle de bains, puis fait signe à Mylène d’y entrer et lui montre le test de grossesse.

— Normand, maman a un bébé dans son ventre ! crie alors Mylène.

Estomaquée, Marie-Claude se dirige lentement vers Normand pour l’enlacer. Elle ne peut croire qu’elle est enceinte. « J’avais trente-neuf ans, je souhaitais devenir enceinte depuis 1991 et je m’étais dit que je tirerais la plogue à quarante ans, relate Marie-Claude Tétreault. Je n’y croyais tellement plus que je suis retournée à la pharmacie acheter un deuxième test de grossesse. »6

— Tu seras la plus belle femme enceinte de près de quarante ans, blague Normand.

Les bras autour de Marie-Claude, Normand esquisse un sourire.

— Robert a entendu mes prières, mon amour.