CHAPITRE 20
LA FIN D’UNE ÉPOQUE
Comme plusieurs animateurs de galas, Normand a connu le spectre complet des réactions et des émotions possibles ressentis au lendemain d’une grande soirée de télévision. De la satisfaction du devoir accompli à la grande frustration d’avoir déplu.
En 2001, Normand anime un bon gala des Gémeaux. Ses présentations et parodies d’émissions ou d’entrevues comme celle qu’il présente avec une fausse Céline Dion enceinte devant Michel Jasmin, frappent dans le mille. Les attentats de New York viennent à peine de se produire, mais l’animateur et son équipe trouvent le moyen d’insuffler un humour bien senti et bien apprécié, tout en n’oubliant pas de souligner l’immense travail des réseaux au lendemain des attaques d’Al-Qaïda.
Comment y arrive-t-il, deux ans après la mauvaise blague dirigée contre Annie Pelletier et peu de temps après l’Affaire Pinard ? En revenant à la base. En misant sur son côté bouffon. De l’art de faire rire et d’animer, Normand a le geste plus que la définition. Il a en banque des expériences et des réussites multiples. Ses professeurs du cégep lui ont peu montré les rouages de l’humour, mais il possède la capacité de saisir rapidement la balle au bond et de jouer dans la répétition. Il s’appuie davantage sur le geste et la courte phrase punchée que sur le discours humoristique. Bref, son art est plus près des simagrées de Louis de Funès que de la sensibilité et l’imaginaire philosophique de Raymond Devos.
Cela dit, les succès des animateurs de galas durent un temps et n’assurent pas une fiche parfaite l’année suivante, même quand on remet les pieds sur la même scène pour chapeauter le même type de célébration. Car trop de variables entrent en ligne de compte quand on anime. Si, avec les années, Normand acquiert une expérience dans l’animation, il n’est assuré de rien chaque fois qu’il se colle aux Gémeaux ou aux Jutra. Son poids dans l’industrie et ses compétences lui attirent ces prestigieux mandats. Mais bientôt, des différends entre certaines têtes fortes de l’industrie télévisuelle, conjugués à certains gros égaux auront raison de la patience de l’animateur.
* * *
En 2008, alors que Normand anime le Gala des Jutra, sa fille Élizabeth qui foule souvent les mêmes plateaux et les mêmes scènes que papa, entre en scène pour une prestation vocale. C’est la troisième fois que Normand pilote la grande fête télévisée du cinéma québécois.
Élizabeth est là pour entonner Brume de nuit, la chanson-titre d’un faux long métrage donnant la vedette à Normand qui, pour faire une blague, s’est inventé une production cinématographique à glisser parmi les nommés des Jutra. Si Normand et son entourage ont trouvé très bonne l’idée du faux film, la blague a été qualifiée d’interminable et d’intrusive le lendemain dans les médias. Les tribunes radiophoniques font entendre des auditeurs exprimant leur confusion concernant le film qui s’est immiscé dans chacune des catégories : l’animateur était-il réellement nommé ? La qualité de quels films soulignait-on au juste ?
Las des commentaires et choqué par l’attitude des membres d’une industrie qu’il estime rongée par les guéguerres, Normand tire sa révérence. Il se promet de ne plus animer de grand gala du dimanche soir, même si un tel poste est prestigieux et que c’est gratifiant quand on réserve à l’animateur des fleurs… sans le pot. Cette fois, on ne l’y reprendra plus !
C’est que Normand a eu son lot de scandales à gérer ces dernières années. Le vase déborde une première fois en 2002, alors qu’il s’apprête à piloter son quatorzième gala des Gémeaux en quinze ans. D’un côté, il y a les téléspectateurs impatients de découvrir dans quels téléromans Normand s’est introduit cette fois. Après tout, les faux extraits humoristiques — on se souvient de l’animateur caché sous les couvertures de Rémi et Francine Duval (Jean Besré et Angèle Coutu) dans Jamais deux sans toi, des comédiennes en soutien-gorge dans Jasmine — sont devenus sa marque de commerce. Les « Hitchcock », comme se plaît à les appeler l’équipe de production.
Par ailleurs, l’animateur doit composer avec tout un pan de l’industrie de la télévision qui boude les Gémeaux. En 2002, les réseaux TVA et TQS, ainsi que les maisons de production Aetios (de Fabienne Larouche) et Productions J (de Julie Snyder et Jean Lamoureux) n’ont soumis aucune de leurs émissions à l’Académie. Pour plusieurs raisons : certains s’estiment désavantagés face aux productions diffusées à Radio-Canada. D’autres trouvent les frais liés à l’inscription des œuvres et de leurs artisans trop élevés. Et presque tous remettent en question le processus de nomination des émissions.
En 2002, Normand, ses auteurs et la metteure en scène Louise Richer préparent un gala boycotté ! L’équipe met autant d’énergie que les années précédentes à présenter une bonne émission. Ironiquement, elle ne peut toutefois passer sous silence l’absence des poids lourds de l’industrie. Ainsi prépare-t-elle un numéro d’ouverture de tango avec une fausse Fabienne Larouche qui en fait physiquement voir de toutes les couleurs à Normand. L’équipe veut faire rire, mais elle sait qu’elle marche sur des œufs. « C’était un Catch 22, raconte Louise Richer. On nous en aurait voulu de ne pas souligner le boycott et on risquait de se faire blâmer pour en avoir parlé… »1
Pendant tout le processus de création, le diffuseur Radio-Canada laisse le champ libre à l’équipe, plus stressée qu’à l’habitude, mais heureuse de pouvoir agir comme bon lui semble. Jusqu’au vendredi précédant le gala…
— Je viens de recevoir un coup de fil de l’Académie, confie une Louise découragée à Normand. Radio-Canada nous demande de retirer le numéro d’intro avec Fabienne !
— C’est pas sérieux, à quarante-huit heures du gala ? Pour un numéro burlesque ? Mais c’est pas une petite affaire, c’est le numéro d’ouverture ! C’est à la demande de Fabienne que Radio-Canada a pris cette décision ?
— Je ne sais pas, répond Louise. Pour l’instant, ça demeure une exigence de Radio-Canada. Mais j’ai une proposition à te faire : j’appelle le diffuseur et je lui dis que si on annule le numéro, il n’y a pas de gala. Tu es avec moi ?
— Parfait…, dit Normand, démonté.
Quelques minutes plus tard, Louise Richer appelle les dirigeants de Radio-Canada et lâche sa petite bombe :
— C’est pas compliqué, si on coupe notre numéro d’ouverture, il n’y a pas de gala et c’est pas négociable, lance la metteure en scène.
Fâché, son interlocuteur promet de la rappeler d’ici une heure. Louise raccroche d’une main tremblante. Normand et elle agissent-ils sur un coup de tête ? Ils analyseront la portée d’un tel geste plus tard !
— C’est pas mon année, souffle Normand en se rongeant les ongles. Le boycott, cet appel de dernière minute de Radio-Canada, et la guêpe qui m’a piqué il y a quelques semaines… Maudit gala !
— Je te le promets, on ne fera plus de tournage extérieur près d’un parterre de fleurs ! jure Louise.
— J’ai la mauvaise impression qu’il n’y aura pas de prochaine fois, de toute façon.
Normand risque d’avoir été piqué par une guêpe… pour rien ! N’empêche qu’il a cru sa dernière heure arrivée, cet après-midi-là. Parce qu’il est allergique au venin de guêpe et qu’il a failli y laisser sa peau. C’était près de la rivière des Prairies lors du tournage d’un pastiche de la téléréalité The Osbournes, diffusée à MTV, avec les membres de sa propre famille. L’insecte flânait sur le capot d’une voiture quand Normand a posé sa main sur lui. Pendant les soixante interminables minutes passées à attendre l’appel de Radio-Canada, il se remémore l’événement.
— Merde, je viens de me faire piquer par une guêpe, ça me fait mal et ma main enfle, dit Normand en regardant le cameraman.
— On arrête de tourner ? suggère Louise Richer.
— Non, on continue, il ne reste qu’une scène à faire, répond alors l’animateur qui sous-estime la puissance de son assaillante. Je vais cacher ma main derrière mon dos.
— Vite ! En place tout le monde pour la dernière scène, lance une assistante à la production.
— Là, ça ne va vraiment pas, crache Normand dont la main augmente dangereusement de volume. Je ne me sens pas bien. On dirait que j’enfle par en dedans.
— Viens t’asseoir ici et déboutonne ta chemise, crie Louise. Appelez une ambulance !
— Et Marie-Claude qui est déjà partie ! Appelle-la ! J’étouffe… Je vais mourir !
La sonnerie du cellulaire de Louise sort Normand de son cauchemar qui s’est terminé par un séjour à l’hôpital Sacré-Cœur où il est resté inconscient pendant douze heures. Une semaine de congé a suivi et six ans de traitement de désensibilisation.
Le responsable de Radio-Canada annonce sèchement à la metteure en scène qu’elle a le feu vert pour présenter le numéro d’ouverture prévu.
— Bon, Normand, ça passe ou ça casse dimanche au gala !
* * *
« Animer un gala est un job à risque, a déjà dit en entrevue Louise Richer. On aime haïr l’animateur et longtemps. »2
Et Normand d’ajouter au cours du même entretien : « Si on ne parle pas de moi dans les journaux et les lignes ouvertes le lendemain, c’est bon signe. Les animateurs de galas n’ont droit à aucune gaffe. Ils se mettent donc une pression inutile. Pour le salaire que ça donne, en plus… Pour le monologue d’ouverture à lui seul, il faut deux mois de travail. On devrait juger l’ensemble de la soirée et non une blague. On en oublie ceux qui ont gagné des prix, le lendemain ! »3
— Fabienne Larouche a laissé un message sur le cellulaire de mon chum (Guy A. Lepage à l’époque), raconte Louise en arrivant au Théâtre Saint-Denis, le jour du gala. Elle est à New York. Elle nous souhaite sincèrement bonne chance.
— Je suis quand même stressé à mort, avoue Normand.
Le soir du 29 septembre 2002, Normand anime son dernier gala des Gémeaux. « L’âme n’y était plus, décrit Louise Richer. On lui a enlevé un morceau, cette année-là. »4
En exécutant mécaniquement sa chorégraphie au bras du danseur déguisé en Fabienne Larouche, Normand se promet qu’il n’animera plus de grande fête à laquelle on ne souhaite de toute façon plus assister. Parce qu’il n’y a plus moyen de faire rire sans s’attirer des problèmes ! Parce que le stress professionnel des dernières années a aussi provoqué des engueulades avec Marie-Claude, qui lui répète qu’il travaille trop et qu’il aurait intérêt à être plus présent à la maison, des nuits blanches et des nuits passées seul à l’hôtel à se demander s’il ne s’exposait pas à un divorce.
Et avec le travail qu’il abat quotidiennement, vaut-il vraiment la peine d’investir autant d’énergie pour une seule soirée d’animation ? Si prestigieuse soit-elle. De toute manière, il doute qu’on lui redemandera d’animer l’an prochain. « Cette année-là, Normand commençait de toute façon à être blasé, gazé, dur à attraper, note Louise Richer. Il était trop occupé ailleurs. Une lassitude s’est installée. »5
Mais comme dans le cas de Piment fort, l’animateur tient à être au poste tant que la chandelle n’est pas complètement brûlée. Il aime bien sauter dans d’autres projets, tout en conservant les acquis. « Mais je suis parti deux ans trop tard, a-t-il confié à l’animateur Stéphan Bureau lors d’une de ses Grandes entrevues à ARTV, en 2009. Le gala des Gémeaux était devenu un party de bureau qui ne marche pas. »6
S’il avait pu pressentir que d’autres partys télévisuels l’attendraient dans quelques mois, il aurait quitté le bureau bien avant !