CHAPITRE 22

ET SOUDAIN, LE TROU NOIR

De longs rideaux de plastique. Du plafond jusqu’au plancher. Depuis plusieurs semaines, machinalement, Normand les entrouvre et les traverse lorsqu’il louvoie de l’entrée à l’escalier qui le mène dans sa chambre au sous-sol.

Depuis plusieurs semaines, sa maison de Westmount est un véritable chantier. Le mur qui séparait le long corridor du salon a été abattu. Avec son contremaître, Marie-Claude a convenu d’aménager au rez-de-chaussée un espace aussi ouvert que spacieux. Les nouvelles divisions mettront en valeur l’imposant escalier en chêne qui conduit à l’étage et la rampe de l’autre escalier, plus discret, qui mène au sous-sol. Elles offriront aussi une aire plus lumineuse jusqu’à la cuisine située au fond de la maison.

Pour l’instant, l’endroit est sombre et poussiéreux. Les rideaux de plastique qui coupent l’espace en deux bloquent la lumière qui s’infiltre par la grande fenêtre du salon. On peut difficilement imaginer que la maison aura des allures de manoir, impeccablement décoré, aux couleurs vivifiantes, une fois les rénovations terminées.

Malgré le branle-bas de combat, Normand se rend à peine compte de la métamorphose qui s’opère dans la maison. Le brouillard dans lequel il vit depuis plusieurs mois l’empêche d’observer ce qui se passe autour de lui. Il laisse à Marie-Claude le soin de tout planifier et de choisir matériaux, couleurs, mobilier et tableaux. Le chantier ressemble plutôt à un décor de film de zombies dans lequel il tient le rôle principal.

Normand ne vit dans sa maison que pour ronfler de longues heures au sous-sol, car depuis quelque temps, Marie-Claude et lui font chambre à part. Pour s’assurer qu’on ne le réveille pas. Depuis quelque temps, marcher, respirer, parler, manger et rire relèvent de la discipline olympique. Il n’est bien que lorsqu’il dort. En fait, dormir lui permet d’oublier qu’il est extrêmement malheureux.

Ces derniers mois, Normand s’est lentement effacé. En compagnie de Marie-Claude, il est un homme que toute force et envie de se battre ont quitté. Une colère, qui a comme point de départ un conflit à CKOI, le ronge. Las de partager depuis trop de mois sa frustration avec son épouse, ses amis et ses patrons, Normand s’est créé une cage qu’il a fermée à double tour. Ces dernières semaines, il ne confie sa peine qu’à la psychologue qu’il consulte.

Normand est en dépression. À ses côtés, Marie-Claude, qui ne peut rien faire d’autre qu’attendre que la médication et le temps enrayent la maladie, a décidé de métamorphoser son enfer en paradis. De sortir le chéquier pour offrir des rénovations majeures à leur maison. « Je me cherchais des projets, se justifie-t-elle. Ce sont des réactions saines. Il y a un bon côté à avoir de l’argent… C’est du malheur confortable. »1

* * *

À l’automne 2005, chaque fois qu’il arrive sur la scène de l’émission Le match des étoiles, Normand montre un visage enjoué au million de téléspectateurs branchés à Radio-Canada. Cependant, sous une perruque peu discrète et une toge bleu électrique qui n’a son pareil que dans la garde-robe du défunt chanteur James Brown, l’animateur s’avance jusqu’au public, en compagnie des danseurs de la production, au prix d’efforts incommensurables.

Il a au moins la popularité de cette émission du mercredi soir pour se réconforter. Imaginée par la maison de production La Presse télé et catapultée sur les ondes de Radio-Canada initialement pour une demi-saison, soit treize semaines, Le match des étoiles a rapidement soulevé un intérêt chez les téléspectateurs. Elle a aussi permis à Yves Desgagnés et Geneviève Guérard, juges officiels au verbe exacerbé, de se glisser dans d’autres rôles que ceux de comédien et réalisateur pour Monsieur et de première danseuse des Grands ballets canadiens pour Madame. Mais elle a surtout donné tout le temps d’antenne mérité à une douzaine de danseurs-chorégraphes professionnels. « On ne tenait pas une grande place dans le milieu avant l’arrivée du Match des étoiles, note le danseur et chorégraphe Jocelyn Coutu. Avant, il fallait quasiment quémander une bouteille d’eau quand on avait soif. Heureusement pour nous, Normand apprécie les gens talentueux qui l’entourent. On l’a souvent vu ému sur scène. Et il est très reconnaissant. Il nous a trimballés sur plusieurs scènes de spectacles et de galas. »2

Il y a quelques mois à peine, un dimanche de mai, quand la productrice Marleen Beaulieu lui a proposé d’animer une émission de numéros de danse exécutés par des personnalités québécoises, il n’aurait jamais soupçonné que travailler pourrait être un supplice. Même si on lui a laissé le champ libre pour former une partie de l’équipe de musiciens au sein de laquelle il a placé son amie Patricia Deslauriers à titre de directrice musicale et sa fille Élizabeth à celui de choriste. Même si, à sa suggestion, la production a élu Monik Vincent chorégraphe en chef. Même s’il a apporté plus que son grain de sel dans la construction de l’émission. « Normand sait comment rythmer une émission, constate Marleen Beaulieu. Il sait où il faut mettre de la musique, intégrer des applaudissements… Il est très “ metteur en scène ”. D’ailleurs, il devrait mettre davantage ce talent à contribution. »3

Le soir de la première, pendant que les invités Alain Dumas, Jacynthe René, Michel Louvain et Sheila Copps répétaient intérieurement leur chorégraphie, Normand n’a fait que soupirer. Terré dans sa loge, ce n’était pas tant le trac qui le paralysait que le désespoir. Au moment où la régisseuse de plateau a fait le compte à rebours pour lancer l’émission, il a tout de même réussi à se métamorphoser en pimpant animateur. « Heureusement, avec Normand, quand la caméra s’allume, on n’y voit que du feu », souligne encore Marleen Beaulieu.4

Le match des étoiles fait ses premiers pas le 5 octobre 2005 alors que Normand commence à sombrer. Le venin de la maladie réduira son moral à néant en à peine trois mois. Au début de l’automne, il ne peut encore décrire la douleur qui l’assaille. Il sait néanmoins que son mal de vivre prend sa source à CKOI. Les trois heures passées chaque matin en studio prennent de plus en plus l’allure d’un chemin de croix.

Quand Normand franchit le seuil de la station verdunoise, il « rentre au travail ». Son studio n’est plus une salle de jeu. Les heures d’animation s’écoulent au compte-gouttes.

De son côté, Marie-Claude sonne l’alarme auprès de Marcelle. La gérante de Normand a la délicate tâche de faire appel à la compréhension de la direction de CKOI pour que l’harmonie revienne en studio, mais surtout pour que Normand retrouve l’ambiance qu’il affectionne le matin. Soit un nid douillet et chaleureux, où la connivence est reine, comme on en construit souvent aux aurores. Tout le contraire d’un bunker ! « CKOI se fermait les yeux, explique-t-elle. Pierre Arcand ne voulait pas se défaire de certains membres qu’il considérait comme la relève de Normand. »5

Il faut plusieurs semaines avant que les doléances de Marcelle soient entendues. L’attente équivaut à une peine à perpétuité pour l’animateur vidé. Mais où sont les appuis dont il a furieusement besoin ? Il n’y a personne à la station pour le réconforter et l’écouter vraiment ? Certes, Yé trop d’bonne heure séduit beaucoup moins qu’avant. À l’automne 2005, elle n’est plus que la cinquième quotidienne matinale la plus écoutée à Montréal, derrière les émissions animées par René Homier-Roy (sur la Première chaîne de Radio-Canada), Pierre Pagé (à Énergie devenue NRJ depuis), Paul Arcand (désormais au 98,5 FM) et Paul Houde (à Rythme FM). Mais Normand ne peut croire que quinze ans de loyaux services ne font pas le poids et qu’on puisse rester indifférent à ses supplications. « Le problème, c’est que Normand n’a jamais rien compris aux cotes d’écoute recensées par BBM, raconte son ancien patron et ami André St-Amand. Par le boni qu’il récoltait après chaque résultat de sondage, il jugeait si ça allait bien ou pas. La direction peut se mettre à genoux devant un animateur quand ça roule, mais quand ça commence à moins bien aller, qu’il tombe au deuxième ou troisième rang dans les sondages, c’est inacceptable. Normand n’a pas vu ça. Donc, à tort, il a pensé que la direction allait prendre pour lui dans cette histoire. »6

Quand, en novembre, la direction trouve enfin une solution pour que l’harmonie revienne en studio, l’animateur n’est pas au bout de ses peines. Il doit vivre avec les remarques de certains employés de la station qui, visiblement, ne l’apprécient pas beaucoup et échappent publiquement des commentaires qui l’écorchent.

— Mais qu’est-ce qui leur prend ? s’époumone Normand devant Marie-Claude. Ils disent que ce n’est pas toujours facile de travailler avec moi.

Marie-Claude devra apprendre de plus belle l’empathie, car le malaise de son mari en studio se transforme bientôt en colère et en impatience. L’animateur est ébranlé. Et la rage qui l’envahit brouille parfois son jugement. En décembre 2005, il est au bout du rouleau. Il passe ses trois heures imposées de quotidienne dans le brouillard. Il a besoin de parler, de témoigner de ce qui se passe à CKOI, de décrire le traitement que lui a fait subir la station. Mais au fond, pourquoi ?

Un vendredi matin, en route vers la maison après son quart de travail, il décide d’aller se promener rue Sainte-Catherine, en plein centre-ville de Montréal, question de ne penser à rien et de chasser une angoisse soudaine. Il n’a pas fait trois pas qu’il éclate en sanglots. Sans orgueil face au regard des passants pour qui il n’est pas un étranger, Normand pleure sans pouvoir s’arrêter. En fouillant dans sa poche en quête d’un mouchoir, il empoigne plutôt son téléphone cellulaire, se colle contre le mur d’un commerce et appelle chez lui. Marie-Claude est au poste, prête à le consoler.

— Marie, je suis sur Sainte-Catherine et je braille…

— Reviens à la maison. Tu as besoin d’aide, mon amour. Tu es malade.

* * *

Normand craque quelques jours avant Noël. Pendant la pause des enregistrements du Match des étoiles, il prend la fuite au Mexique en compagnie de Marie-Claude, Élizabeth, Mylène et Édouard. Les pieds dans le Pacifique qui arrose un paysage idyllique, il croit pouvoir se ressourcer. Mais il ne sait pas qu’il s’attaque à un ennemi, la dépression, qui a la force de toute une armée. Le touriste apaisé qu’il est habituellement s’est mué en être amer qui n’ouvre la bouche que pour parler des derniers mois péniblement vécus à CKOI.

C’est lors de ce voyage que Normand décide de remettre son mal de vivre à une professionnelle, et Marie-Claude, sa grisaille à des contremaîtres. Si l’animateur ne se voyait pas quitter CKOI, à son épouse, il a néanmoins fait la promesse que dès qu’il poserait les pieds à Montréal, il entreprendrait une thérapie. Même s’il doutait que quelqu’un puisse le sortir de son marasme, il irait consulter un psychologue.

— C’est le cadeau de Noël le plus étrange que je ne me serai jamais offert !