CHAPITRE 8

DANSONS !

Septembre 1982, jeunes femmes et jeunes hommes convergent vers la tabagie du coin pour mettre la main sur le tout récent numéro de Québec Rock1. Kitsch, la couverture du magazine porte les couleurs du phénomène de l’heure : Pied de Poule. Le montage graphique de la couverture ne fait pas dans le second degré : Normand y est photographié le regard caché derrière des lunettes noires et blanches, portant un veston au motif pied-de-poule devant un mur pied-de-poule. Prière de ne pas fixer plus de dix secondes !

À la page quarante-trois, on compare la popularité de la comédie musicale signée Marc Drouin à celles de Starmania et de Broue. Mais on doute que les fans du spectacle se mettront de nouvelles informations sous la dent en dégustant le reportage, tellement la tornade Pied de Poule ramasse tout sur son passage et qu’on en parle déjà beaucoup dans les médias. Les étudiants de cégeps et d’universités, autant que les enfants et leurs grands-parents prient pour avoir des billets pour le petit spectacle de cabaret devenu grand.

Normand et ses partenaires de scène Marc Labrèche, Nathalie Gascon, Geneviève Lapointe, Frédérike Bédard, André Lacoste et Mario Légaré s’apprêtent en effet à envahir le Théâtre Saint-Denis, à Montréal, dans la peau des François Perdu, Desmond Bigras, Olive Houde, Rachel Larue et autres Dolbie Stéréo. Pour trente-deux représentations ! Ni Normand ni Marc Drouin ne pensaient présenter Pied de Poule aussi longtemps.

Pour Marc Drouin qui mijote un tel spectacle et rêve de succès depuis six ans, c’est la consécration. Depuis sa sortie de l’École nationale de théâtre en 1976, l’auteur et metteur en scène a un faible pour l’amalgame musique-théâtre sur scène. Mais il veut verser ses spectacles dans un contenant fraîchement moulé. Il obtient une première chance de se faire un nom en rencontrant Paul Buissonneau lors d’un séjour à Paris. L’exubérant directeur du Théâtre de Quat’Sous cherche à combler un trou dans sa programmation à venir. De retour à Montréal, Marc Drouin sort de ses tiroirs une pièce qu’il a baptisée François Perdu, Hollywood P.Q., conçue en 1976-1977. Le spectacle de trois heures tient l’affiche cinq semaines au Quat’sous. Les critiques sont mitigées, mais François Perdu, Hollywood P.Q. semble plaire à un jeune public.

Sans le savoir, Marc Drouin vient de jeter les bases de Pied de Poule qui a aussi comme personnage principal un certain François Perdu. Par la suite, à coup de pièces produites au Théâtre d’Aujourd’hui et sur des scènes plus intimistes, comme celles de l’Extase et du Café Nelligan, il pense à la résurrection sur scène de son personnage adoré.

En 1980, la fabrication du cartoon musical Muguette Nucléaire rapproche Marc Drouin de son désir d’écrire la pièce musicale qui mettra le feu aux poudres dans le milieu du théâtre underground. La distribution comprend notamment Geneviève Lapointe et André Lacoste. La veille d’une représentation de Muguette Nucléaire au café-théâtre Fleurs du mal, Marc Drouin invite Normand et Marc Labrèche, avec qui il croise parfois le fer sur la patinoire de la LNI, à voir son spectacle. L’invitation n’est pas gratuite. Marc Drouin prépare le terrain pour Pied de Poule. Il s’apprête à faire LA grande demande à Normand.

Les billets de faveur pour Muguette Nucléaire sont offerts pour le lendemain. Une fois le rideau tombé sur cette histoire d’ados qui veulent changer le monde, sinon se suicider, et les compliments d’usage livrés par ses invités, Marc Drouin fait diversion et décrit en long et en large son projet Pied de Poule aux jeunes comédiens. Le metteur en scène a redessiné le destin de François Perdu, jeune homme qui sera propulsé au firmament du showbiz grâce à un producteur ambitieux et criminel nommé Desmond Bigras. Autour d’eux, s’agitent une star belle à croquer, deux groupies et deux policiers. Dans un contexte idéal, tous les membres de la troupe savent chanter et jouer d’un instrument de musique. Les rebondissements sont marqués tant par les dialogues que les chansons. Les comédiens font constamment la navette entre le bord et le fond de la scène.

Normand et Marc Labrèche écoutent attentivement Marc Drouin, puis se regardent, sourient et lancent en même temps :

— On veut incarner les policiers !

Les constables sont moins en vue dans Pied de Poule. Marc Drouin accepte, même s’il imagine depuis le début Normand sous les traits de François Perdu. Qu’importe ! Normand sera policier. Quelques jours plus tard, il confie le rôle de François Perdu à André Lacoste. Geneviève Lapointe hérite du rôle de Dolbie Stéréo. Il repère Frédérike Bédard au Café-théâtre L’extase, alors qu’elle joue une chanteuse organiste dans la pièce Sont-ce les effets du Southern Comfort ? et la métamorphose en groupie. Puis, après plusieurs auditions, il arrête son choix sur Nathalie Gascon pour incarner la désirée Olive Houde.

Avec les visages de ses personnages en tête, Marc Drouin peut peaufiner sa pièce musicale. Il décide de reprendre la plupart des dialogues de François Perdu, Hollywood P.Q. et, avec Robert Léger du groupe Beau Dommage, se lance dans la composition de vingt-deux chansons. Quand ils pondent les hymnes Pied de Poule et La rue Rachel, ils jubilent. Mais il reste encore à Marc Drouin à créer une pièce qui se tient.

Les répétitions s’amorcent de façon presque informelle sous la direction de Mario Légaré. Marc Drouin convie la bande dans le sous-sol de sa maison. Marc Labrèche s’y présente avec une batterie et Normand, avec une guitare. Plus souvent qu’autrement, on joue de la musique. La bande apprend les chansons. Les futurs policiers ont énormément de plaisir. Aux yeux de Marc Drouin, Normand sort rapidement du lot, pendant qu’André Lacoste, talentueux mais plus introverti, se fond sagement au groupe.

Trois semaines après le début des répétitions, le metteur en scène se rend à l’évidence : le rôle de François Perdu doit absolument revenir à Normand. Un soir, à la veille d’une répétition, il téléphone à André pour le convoquer chez lui plus tôt que d’habitude.

Le lendemain, après une mauvaise nuit, Marc invite André à passer à la cuisine et crache le morceau : il a pensé à quelqu’un d’autre pour incarner François Perdu, mais il aimerait vraiment que celui-ci reste dans la troupe.

Même si tenir le rôle principal de Pied de Poule terrorisait André, comme il l’avoue aujourd’hui, se retrouver tout à coup au second rang le blesse. La nouvelle est d’autant plus difficile à prendre qu’il doit dans quelques minutes à peine poursuivre les répétitions comme la veille.

Quand il voit entrer Normand chez Marc, il se doute bien que François Perdu sera frisé ! Il a vu juste. Du même coup, Marc refile le rôle du terrible Desmond Bigras à Marc Labrèche. « Je voulais quelqu’un d’explosif pour incarner François Perdu. Et Normand savait tout faire, se justifie Marc Drouin. Il chantait, dansait avec une telle aisance, jouait de plusieurs instruments. Il était unique. »2

Étonnamment, les répétitions se poursuivent sans heurts, même si Normand a connu des ambiances de travail plus festives et même si Marc Labrèche trime plus dur sur les morceaux musicaux. Après deux mois coincés dans le sous-sol mal insonorisé chez Marc Drouin, la troupe déménage ses pénates dans un ancien cinéma de Ville-Émard. L’endroit est, cette fois, mal isolé. Il fait froid. Plus souvent qu’autrement, on se contente de hot-dogs glanés en face, au casse-croûte Chez Paul, pour remplir son estomac. La troupe fabrique un feu d’artifice musical avec les moyens du bord.

Pied de Poule verra-t-il le jour publiquement ? Normand n’en sait rien et s’en fout un peu. Il s’amuse avec Marc Labrèche, Nathalie Gascon, Frédérike Bédard, et ça lui suffit. « C’était extraordinaire, car Marc Drouin se servait de notre personnalité pour dessiner ses personnages. Il a fait ressortir mon côté naïf, perdu, enfantin, déconnecté, raconte Frédérike Bédard. Et on a vraiment pu lâcher notre fou sur le plan musical. »3

En mars 1982, rien n’est encore officialisé. Pour annoncer et présenter la comédie musicale au public, il faut de l’argent. Ce que Marc Drouin n’a pas… jusqu’à ce que le parolier Luc Plamondon décide de lui tendre quarante mille dollars. Marc et le producteur Jean-Claude Lespérance jurent de rembourser l’auteur de Starmania directement grâce à la vente des billets. Si vente de billets, il y a. Il faut aussi convenir d’une façon de rétribuer la troupe. Une production autogérée est ce qui semble convenir le mieux aux comparses d’un spectacle marginal. Normand et ses collègues acceptent de travailler sans salaire fixe et de recevoir plutôt une part de l’argent généré par la vente des billets.

Les quarante mille dollars en mains, Marc Drouin peut enfin chercher une salle où présenter Pied de Poule. Un endroit d’à peine une centaine de places ferait l’affaire, pense-t-il. Un lieu à part pour un spectacle qui sort de l’ordinaire et que son créateur peine encore à décrire avec précision.

Mais les choix ne sont pas nombreux. Il n’ose investiguer du côté des salles de théâtre où les programmations sont planifiées jusqu’à deux saisons à l’avance. Il retient son souffle jusqu’à ce qu’il lorgne du côté de La Polonaise, un bar de deux cents places, terré au troisième étage d’un édifice de la rue Prince-Arthur à Montréal. La scène offre l’espace nécessaire pour que la troupe de sept personnes puisse chanter, danser et jouer de la guitare, du clavier et de la batterie, mais on n’y recevrait pas la grande Diane Dufresne ! La Polonaise ne compte qu’une seule loge visitée parfois par des coquerelles… et aucune salle de bains pour les artistes. Le propriétaire promet cependant aux comédiens d’installer une toilette chimique, le temps des représentations.

Un mois avant la grande première, le 16 avril 1982, on annonce la mise en vente des billets. C’est enfin du sérieux ! Début avril, Normand enfile pour la première fois son costume de scène : une camisole en lycra pied-de-poule, un short en cuir rose et des baskets vertes, une tenue signée Jean Denis. Mais les filles ne savent toujours pas ce qu’elles vont arborer sur scène. Marc Drouin décide de ne pas leur faire porter les créations initiales commandées pour elles. En désespoir de cause, il franchit la porte de la boutique Scandale du regretté Georges Lévesque, rue Prince-Arthur. Le designer imagine alors Olive Houde en crinoline rouge, et Geneviève Lapointe et Frédérike Bédard dans des combinaisons noires.

Le 16 avril, au bout de six mois de répétitions, Marc Drouin est fin prêt à accueillir le public au 57 de la rue Prince-Arthur Est. Il est nerveux. Mais pas autant que Normand dont l’estomac s’apprête à vivre une énième tempête. Dans quelques instants, il chantera J’aime pas la vie, texte qu’il a coécrit, devant un parterre d’étudiants, de chanteurs, d’acteurs et de metteurs en scène, tous curieux de découvrir la bibitte rock’n’ new wave qu’est Pied de Poule. François Perdu est un illustre inconnu incarné par un comédien de qui on attend tout. Pendant cent dix minutes, Normand doit être rien d’autre chose qu’une boule d’énergie. Un feu de Bengale dont l’intensité ne doit jamais faiblir.

Et c’est ce qu’il parvient à faire, au grand plaisir des spectateurs ébahis. Porté par la rumeur positive des avant-premières, le lancement officiel de Pied de Poule à La Polonaise suscite un intérêt immense et remporte un vif succès. Quand tout le monde se lève à la fin du spectacle, Marc Drouin, qui s’est caché au fond de la salle pendant la représentation, est aux anges. De retour dans leur loge, les comédiens jubilent. Ils deviennent muets lorsque le compositeur François Dompierre cogne à leur porte, entre tranquillement, s’assoit sur la table de maquillage et dit simplement : Wow ! Wow ! 

Quelques jours plus tard, ils figent à la lecture d’une lettre envoyée par l’écrivain et cinéaste Jacques Godbout : « Je viens de voir quelque chose d’aussi excitant que le film IXE-13. »

C’est le début d’une aventure aussi belle que contraignante pour les comédiens. Le succès est au rendez-vous pour Normand. Et la popularité de Pied de Poule enferme ses interprètes trois mois à La Polonaise. « C’était une bombe, cette pièce, un poumon artificiel qui faisait du bien, explique la journaliste Marie-Christine Blais. On vivait une période extrêmement sombre. C’était la première crise du pétrole. Il y avait ici une série de boutiques fermées, sur la rue Sainte-Catherine notamment. Puis est arrivée cette pièce de théâtre extrêmement joyeuse qui racontait des choses absurdes, qui mettait en scène des comédiens qui étaient tous comme des poules pas de tête et qui chantaient en français à une époque où c’était plate de le faire ! »4

D’autres journalistes, à l’époque, comparent même l’engouement pour Pied de Poule à l’Osstidcho, Starmania et Broue. La troupe n’a pas à s’inventer de raisons pour célébrer !

Encore une fois, les soirs de spectacles suivent le même modèle : on sort du bar, on met le cap vers le sud, jusque chez Normand, pour se la couler douce jusqu’aux petites heures du matin.

Quand les artistes sont plus impatients, ils se faufilent au bar Prince-Arthur, juste en face de La Polonaise. Avant que l’endroit ne s’écroule lors d’un léger tremblement de terre en 1988 et que des revendeurs de drogue y perdent du même souffle une fortune, de nombreux clients, chanteurs et comédiens se dirigeaient d’abord dans les toilettes garnies de comptoirs de marbre, l’endroit tout désigné pour aspirer de la poudre blanche. Une fois l’élan assuré, on y traînait jusqu’à l’aube. « Au Prince-Arthur, on n’allait pas aux toilettes pour pisser. Pour pisser, on allait dans le stationnement ! » blague André Lacoste.5

« C’était le centre de la coke, résume Yves Desgagnés. Les gens faisaient la file dans les toilettes. On était idiots. On ne connaissait pas les conséquences de nos gestes. »6

Cela dit, très vite, la popularité de Pied de Poule redirige Normand dans des restos plus chics de la ville. Avec Nathalie Gascon, il se rend en effet plusieurs fois à L’Express, rue Saint-Denis, pour se rincer le gosier avec du champagne. « Je me disais que j’étais riche ! » se rappelle Nathalie Gascon.7

Les supplémentaires de Pied de Poule se multiplient. Les affiches et les publicités dans les journaux annoncent des spectacles jusqu’à la fin de juin. Mais Normand n’a pas de répit, car c’est tout juste un mois plus tard qu’il part à Avignon pour une tournée de la LNI. À son retour de France, Marc Drouin a une bonne nouvelle à lui annoncer : la chanson-titre de Pied de Poule a trouvé son chemin jusque sur les ondes radiophoniques du Québec. À Montréal, elle devient la chanson de l’été des radios commerciales. Dans plusieurs discothèques et réceptions de mariage, on « danse, danse, danse, danse » le pied de poule.

Au même moment, Olivier Reichenbach, le directeur du Théâtre du Nouveau Monde (TNM), exprime le souhait que Pied de Poule ouvre sa saison théâtrale de 1982-1983. Des billets sont rapidement mis en vente pour de nouvelles représentations de la comédie musicale. La journée de l’ouverture de la billetterie, c’est la folie. Curieux, Marc Drouin enfourche son vélo en direction du théâtre. Sa curiosité se transforme en surprise en arrivant rue Sainte-Catherine, à midi : la file d’acheteurs contourne l’édifice et s’étire jusqu’à la rue Saint-Urbain ! En quelques minutes, on remplit la salle pour trois semaines de représentations !

Le clan Pied de Poule s’apparente désormais à un groupe rock qu’on adule. Une tournée à travers le Québec se dessine bientôt. Normand doit coincer dans son agenda déjà très chargé, notamment à cause des enregistrements de la comédie Peau de banane, une cinquantaine de dates de spectacles prévus tant à Trois-Rivières qu’à Québec, Chicoutimi, Val-d’Or et Saint-Jérôme. Travailler de manière autogérée n’aura jamais été si payant ! « J’ai acheté ma première maison grâce à Pied de Poule », affirme Nathalie Gascon.8

À l’hiver 1983, après plusieurs spectacles présentés au Théâtre Saint-Denis et au TNM, Normand, les six autres comédiens, la directrice de tournée et deux techniciens prennent place dans une camionnette pour sillonner le Québec. C’est la frénésie au sein de l’équipe. Les premières semaines, on file à bord de l’autobus du show-business le sourire aux lèvres. Pour faire rire la troupe, Marc Labrèche se comporte souvent en élève de polyvalente. En pleine circulation, il lui arrive même de baisser son pantalon ! Les rapprochements entre certains membres de la troupe sont aussi inévitables…. qu’on ait un chum, une blonde à Montréal ou non !

Mais, les semaines passant, certaines amitiés se fragilisent. L’attitude de Normand, que d’aucuns trouvent superstar, verres fumés sur le nez, et qui reste souvent seul dans son coin avant le début d’un spectacle, agace des membres de son entourage. Qui plus est, chaque fois que le bus revient à Montréal, le comédien disparaît. Il est très occupé et bien souvent, c’est lui que les médias s’arrachent pour glaner des infos sur Pied de Poule.

— Tu es tellement populaire que ça me donne mal au cœur, lui crache un jour un membre de la troupe.

La tension atteint un sommet lorsque, lors d’un séjour à Sainte-Foy, la production doit annuler deux spectacles à cause de lui. C’est que Normand a pris des calmants dans l’après-midi. Quelques minutes avant de monter sur scène, il dit avoir les deux jambes barrées. Mais il tient quand même à se présenter au public sous les traits de François Perdu. Le spectacle commence… mais Normand sort aussitôt de scène. Il est suivi par les autres comédiens qui se réunissent autour de la directrice de production. À la demande de cette dernière, André Lacoste doit retourner sur la scène informer le public que le spectacle reprendra dans dix minutes. Mais une demi-heure plus tard, Normand est toujours incapable de jouer. André Lacoste retourne sur scène annoncer l’annulation du spectacle.

Tous espèrent pouvoir donner la représentation suivante de Pied de Poule prévue à Sainte-Foy, le lendemain. Mais encore une fois, le show est annulé dans l’après-midi. Normand est enfermé à double tour dans sa chambre d’hôtel. Il s’est réveillé la tête baignant dans une marre de sang, à cause d’ulcères d’estomac. Frédérike est restée à ses côtés toute la journée.

— Ton stress va te mener dans une tombe, souligne-t-elle. C’est pas normal que tu saignes comme ça !

— Je vais m’en sortir ! répond un Normand blême. J’ai juste à prendre mes anti-inflammatoires et je vais aller mieux demain.

« Le succès, c’est parfois dur à vivre, relate Normand Brathwaite. Personne ne le porte de la même manière. À l’époque, ça me tapait sur les nerfs. Durant la tournée, je me demandais pourquoi je surfais sur un succès plutôt que d’aller explorer autre chose. Au Théâtre Saint-Denis, je jouais les premiers accords de Pied de Poule et je me demandais ce qu’on faisait là à présenter un show de club devant deux mille trois cents personnes ! »9

« C’était un show exigeant, note de son côté André Lacoste. J’ai eu une bursite au genou. Un médecin m’a enlevé de l’eau avec une seringue. En tout, on a annulé trois soirs sur deux cent cinq shows. Ça me surprend qu’on n’en ait pas annulé davantage. »10

Après Sainte-Foy, Normand se promet toutefois de ne plus flancher sur scène. Mais une partie de la troupe n’a pas l’intention de lui pardonner ce qu’elle estime, peut-être injustement, être une autre insouciance de star. Des réunions informelles sont tenues pour remettre en question la présence de Normand dans Pied de Poule. Un après-midi, en entrant au Théâtre Saint-Denis plus tôt qu’à son habitude, il surprend en coulisses un machiniste vêtu de son costume de scène et qui se moque de lui devant quelques personnes hilares.

Les liens tissés entre les membres de la troupe s’effilochent. Sur scène, par contre, c’est la fête. Et pas un spectateur ne pourrait croire que certains comédiens ne peuvent plus se voir en peinture ! Dans la camionnette, ils parcourent le Québec, bien souvent avec des écouteurs sur les oreilles. Même Normand et Marc évitent de s’adresser la parole. « Naturellement, on a arrêté de se parler. Il n’y avait plus de soupers au resto non plus. Je ne haïssais pas Normand, mais je trouvais que son attitude avait changé », confirme Marc Labrèche.11

Au terme de la tournée provinciale, des supplémentaires au Théâtre Saint-Denis, du tournage d’un spécial télévisé destiné à Radio-Québec et de l’enregistrement du 33 tours Pied de Poule, Normand aura incarné François Perdu plus de trois cents fois. Il est épuisé et détesté par plusieurs. Mais il n’a pas le temps de souffler. Déjà il doit retourner en studio enregistrer un album avec les membres d’un nouveau groupe : Soupir.

Il passe peu de temps à la maison. Quand il y dort, il s’enroule autour de l’oreiller d’Andrée qui l’a quitté quelques mois plus tôt. Il n’a que lui à blâmer pour cette rupture : il s’était récemment entiché d’une joueuse de la LNI et partenaire de scène au Théâtre d’Aujourd’hui. Les deux comédiens se sont rapprochés tout en tentant de garder leur liaison secrète. Normand adorait Andrée, mais n’a pu s’empêcher de se glisser sous d’autres draps. À la Saint-Valentin, plutôt que d’ouvrir ses bras uniquement à son amoureuse, il a décidé de jouer sur deux tableaux. En gamin étourdi, il a fait envoyer deux bouquets de ballons aux deux dames, avec petits mots doux en accompagnement. Dans la journée, Normand était convaincu qu’il ne ferait que des heureuses. Il attendait les remerciements. Mais c’est le pot lancé par Andrée qu’il a reçu par la tête. Le livreur-Cupidon, étant fort occupé le 14 février, a interchangé les paquets, et par le fait même les messages adressés aux femmes…

Enragée, Andrée l’a accueilli à son retour d’une répétition en vomissant toute sa douleur. Sur-le-champ, elle a mis fin à la relation, fait ses valises et quitté le nid d’Hôtel-de-Ville avec la ferme intention de ne pas y remettre les pieds. « J’étais amoureux fou d’elle, mais je n’agissais pas comme quelqu’un qui l’aimait, car j’étais trop jeune, reconnaît Normand Brathwaite. Je partais en tournée et je la trompais. J’ai multiplié les aventures pendant que je sortais avec elle. »12

Depuis, Normand est tombé sous le charme de Frédérike Bédard, qui est aussi sa partenaire de l’émission Court-Circuit, et avec qui il partage succès et excès. Il a toutefois encore le cœur fragilisé, même s’il est le responsable du dérapage amoureux. Peu de temps après, la chanson Métal qu’il a enregistrée pour un 45 tours avec Marie Bernard, une musicienne-compositrice de Pop Citrouille, fait entendre ses tristes vers à la radio. Même s’il a d’abord interprété cet hymne pop new wave dans un épisode de Pop Citrouille, quelques mois plus tôt, certains y voient la blessure d’un cœur réellement brisé. Il ne reverra pas Andrée avant plusieurs années.