CHAPITRE 9

C’EST RIEN QU’UNE TROP
GROSSE PEINE D’AMOUR

Marie Bernard sonne au 995, avenue de l’Hôtel-de-Ville. Frédérike lui ouvre et l’accueille avec un grand sourire. La musicienne et compositrice vient chercher Normand et sa compagne pour les conduire au bar Km/h. C’est soir de lancement ! Celui d’Éclipse, premier album de leur groupe Soupir, paru sous étiquette Polydor (Polygram). Dans la voiture qui les conduit rue Saint-Denis, ils se remémorent les dernières folles semaines précédant cette soirée du 5 décembre 1983.

En plus d’être comédien, humoriste invité au tout nouveau Festival Juste pour rire de Montréal et tête d’affiche d’une comédie musicale, Normand est désormais leader d’un groupe de musique. Ce nouveau statut est aussi étonnant que soudain. C’est que la sortie du 45 tours de Métal, au début de l’année 1983, a forcé le destin musical de l’artiste. Il y a eu diffusion en boucle de la chanson dans les radios francophones et anglophones du Québec. Et même en France, d’après la légende. Il s’est vendu cinquante mille exemplaires du 45 tours dans la province.

Devant pareil succès, Paul Pagé, ingénieur de son et amoureux de Marie, juge que sa douce ne devrait pas laisser souffler Soupir juste l’instant d’une chanson. Marie se laisse prendre au jeu, entre en contact avec Paule Marier, sa collègue de Pop Citrouille qui a cosigné Métal, pour écrire d’autres chansons. Normand est ravi de cette nouvelle. Ce projet, musical de surcroît, prouve encore une fois qu’il n’a pas à attendre la fin d’un spectacle ou d’une émission pour être sollicité de nouveau.

Mais, plus que jamais, il faut agir vite. Les horaires de chacun sont serrés et il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. « Le marché nous pressait, raconte Marie Bernard. On voulait profiter de la popularité de Métal. Tout s’est fait en quelques mois. »1

« On a fait l’album très sérieusement, mais rapidement », concède Normand.2

Avec Paule Marier, Marie et Paul imaginent huit autres titres, soit la suite des aventures du gars qui vient de se faire plaquer par sa blonde et qui crie sa tragédie. On nage en plein album-concept. En l’espace d’une nuit, il y a la dérive dans la métropole, les jeux dans les arcades, les rencontres brèves et fortuites, la nostalgie d’une relation qu’il faut maintenant oublier et la rédemption du nouveau célibataire symbolisée par la chanson C’est rien qu’une trop grosse peine d’amour. Elles sont enrobées dans ce que l’univers musical pop des années 1980 a brièvement offert à nos oreilles : synthés, drums électriques, onomatopées mélodiques…

Sans que le clan n’aie à se consulter, Normand sera la voix de cette peine d’amour, lui que le public connaît bien et que les médias s’arrachent de plus belle depuis qu’il est devenu à leurs yeux un chanteur. Les huit nouvelles chansons, aux titres griffés (Zig Zag, Graffiti, Tatou…), sont composées et enregistrées en quelques semaines, notamment grâce à la collaboration de l’ami guitariste Jean-Marie Benoît.

Le son plaît aux dirigeants de la maison de disques Polydor dès l’écoute des enregistrements préliminaires. Ils convoquent Normand dans un club privé de Dorval pour la signature d’un contrat de distribution. « Normand était très fier d’être chez Polydor, la maison de disques de Peter Gabriel dont on entendait encore le succès Games Without Frontiers, raconte Bill St-Georges, alors directeur de la promotion chez Polydor, division Québec. C’était une de ses idoles. »3

L’album prend forme au Studio St-Charles de Longueuil, mais aussi chez Normand où le chanteur apprivoise les nouveaux refrains et où on se met à réfléchir à l’image du groupe.

— Tu dois porter une perruque, Normand, comme pour Métal, lui a dit Marie Bernard en souriant. Ça va de soi, étant donné que tu joues un personnage.

Plusieurs fois, en entrevue, dans les années 1990 et 2000, Normand admettra avec le recul que cette histoire de perruque était loufoque. Mais pour l’instant, la suggestion capillaire de Marie fait sens à ses yeux.

Normand aime bien cette fille à la voix douce, gentille, extrêmement talentueuse et qui n’entretient d’animosité envers personne. Et aux côtés de Normand, Marie s’accorde une grande liberté artistique. Elle a accepté de plonger dans un univers inconnu, elle qui a étudié en musique classique au Conservatoire de musique de Montréal. Mais elle joue pour l’instant le jeu à fond, sans s’imposer de contraintes. Elle se plaît à travailler chez Normand et Frédérike, un couple qui vient d’une autre galaxie artistique que la sienne. « J’étais impressionnée par leur vie de fous, confie Marie Bernard. Par la décoration de leur maison aussi. Par la lampe sur pied en forme de mannequin dans leur entrée… »4

Vie de fou ? La remarque de Marie Bernard frappe dans le mille. Car l’image de jeune premier de Normand et sa popularité auprès du public québécois ont inévitablement séduit les bonzes d’un autre milieu : celui de la publicité. En plus d’être comédien et chanteur, Normand est aussi porte-parole d’un produit tout blanc.

Pour l’agence de publicité PNMD, qui compte parmi ses clients la Fédération des producteurs de lait du Québec (FPLQ), Normand représente un allié de taille pour mousser la popularité du lait auprès des Québécois. Drôle de hasard, six ans auparavant, son voisin Ghyslain Tremblay est devenu l’image du lait dans une célèbre campagne baptisée J’bois mon lait comme ça m’plaît ! En 1983, on s’apprête à lancer un autre slogan qui restera dans les mémoires : Le lait, franchement meilleur !

Le livre Je me souviens du lait résume les attentes de la FPLQ à cette époque : « Le Québec compte 25 % moins d’ados qu’il y a 10 ans. La concurrence — café, bière, jus, boissons gazeuses — est sans cesse plus féroce. Il faut se positionner plus vigoureusement en s’adressant davantage aux jeunes adultes. »5

Normand rive à leur écran bien des jeunes baby-boomers. « Grâce à quelqu’un comme lui, soit un jeune comédien comique qui danse bien, on voulait montrer que ce n’était pas plate de boire du lait, explique Paul Hétu, responsable du compte publicitaire de la FPLQ à l’époque à l’agence PNMD. Normand venait de faire Pied de Poule et on voyait l’éventail de ses talents. »6

Coller l’image d’un artiste noir à un produit blanc ne cause pas de problèmes de vision au client de PNMD, sauf à certaines personnes du Conseil d’administration… « Je sais qu’on a demandé : pourquoi lui ? explique Nicole Dubé, directrice de la publicité et de la promotion de la FPLQ depuis les années 1980. Normand a été choisi parce qu’il était connu et reconnu des ados. Dans les recherches auprès des consommateurs, c’était lui qui ressortait. »7

Pour les créatifs de l’agence de publicité, l’environnement, la culture et l’éducation de Normand sont d’abord québécoises. Le contraste artiste noir–produit blanc ne sera que plus éclatant à l’écran, sur les panneaux publicitaires et les autobus publics.

Une énorme affiche aujourd’hui installée au sous-sol de la demeure de Normand à Westmount rappelle d’ailleurs ses premiers pas dans l’univers lacté : dans un hamac, un Normand filiforme vêtu d’une chemise orangée éclatante exhibe un air décontracté, tenant à la main un verre rempli de lait. La séance de photos a été prise au lendemain du tournage de sa première publicité destinée à la télé.

— OK, tu es prêt Normand ? On la reprend, lui souffle le réalisateur Richard Ciupka. Tu traverses l’appartement avec entrain, le plateau à bout de bras. Si tu renverses ton morceau de gâteau au chocolat et ton verre de lait, je te jure que tu avales tout direct sur le plancher ! Action !

— Y’en a qui sont des caféphiles. Se réveiller sans leur café, sont pas capables, sont habitués. Y’en a qui préfèrent prendre une p’tite bière. Franchement ! D’autres qui aiment, par-dessus tout, tout ce qui pétille, fait des remous. Mais pour moi, y’a franchement rien de meilleur qu’un bon grand verre de lait.

Tel que demandé par le réalisateur, Normand fait alors une pause, porte le verre à sa bouche et lance : Le lait, franchement meilleur !

— Coupez ! C’est bon, on l’a ! lance le réalisateur.

Il n’a fallu que deux prises pour satisfaire l’équipe de production et la direction de la FPLQ. Comme chaque fois qu’il foule un plateau, Normand sait son texte, ne se laisse jamais distraire, n’a pas de fou rire. Les tournages ne s’éternisent pas. « Normand faisait exactement ce qu’on lui demandait, se rappelle Richard Ciupka. C’est un pro, une machine, même à seulement vingt-quatre ans. Parce qu’il comprenait vite, ça nous évitait de faire des heures supplémentaires. »8

À plus de cent mille dollars la journée de tournage au début des années 1980, mieux vaut avoir un professionnel devant la caméra. Pour ce premier contrat publicitaire, Normand n’a pas joué à la diva. Il est arrivé sur le plateau sur la pointe des pieds, à quatre heures du matin sonnant, tel que demandé. Il n’a montré aucun signe d’impatience. Son attitude et son professionnalisme charment le directeur de création de l’agence PNMD, les dirigeants de la FPLQ ainsi que les membres de la production.

Cette journée amorce une fructueuse collaboration entre l’artiste et l’agence PNMD. Pendant les cinq années où Normand représente le lait, la consommation augmente de 6,3 % au Québec, selon la FPLQ. Si le comédien a d’abord été appelé pour une seule campagne publicitaire, le téléphone sonne à nouveau à peine quelques semaines plus tard.

Mais cette fois, le tournage s’avérera plus ardu. Le concept de la pub est pourtant simple : à bord d’une Volkswagen Beetle cabriolet blanche, Normand conduit des amis à un comptoir-resto où ils vont tous commander des verres de lait. En réunion préparatoire, le comédien n’a pas osé avouer qu’il n’avait jamais conduit une voiture manuelle. Pire, qu’il n’a pas son permis de conduire ! L’initiation au volant de la gigantesque Ford automatique de Markita Boies est déjà un lointain souvenir d’étudiant du cégep. Il regrette de ne pas avoir pris au sérieux l’activité imposée par son amie, mais surtout, son silence, la veille du tournage.

— Prêt pour la journée de tournage Normand ? demande Richard Ciupka à son arrivée sur le plateau.

— Y’a un petit problème, chuchote Normand. Je sais pas conduire…

Trois heures avant le premier tour de manivelle, engager une doublure ou modifier le concept publicitaire n’est pas une option envisageable. Richard demande alors à un technicien de montrer à Normand à occuper comme un pro le siège du conducteur de la Beetle.

Normand tremble en mettant la clé dans le contact. S’il ne répond pas à la commande et que les heures de tournage s’étirent par sa faute, ça pourrait bien être la dernière fois qu’il boit du lait devant une caméra ! Est-ce l’adrénaline ? Après avoir étouffé le moteur à trois reprises, le comédien effectue les manœuvres correctement et plus tard, quand tout roule, il joue au conducteur et récite son texte sans rencontrer de lampadaire sur sa route !

Jouer dans des publicités télé, enregistrer jusqu’à cinquante messages pour la radio par an, associer son nom à une marque, à un produit santé… Normand n’aurait jamais pensé s’y frotter… et avoir la piqûre ! Et ce, pour de nombreuses années. Le comédien adore ces tournages d’une journée, même lorsqu’ils exigent des métamorphoses interminables en Rambo, en Mad Dog Vachon ou en Michael Jackson.

Il y a le salaire également qui n’est pas négligeable. Les quatre-vingt mille dollars qu’il engrange dès sa deuxième année de campagne publicitaire, un cachet négocié d’une main de fer par son agente Marcelle Sanche, doublent ses revenus annuels. « C’est le premier contrat que j’ai négocié en tant qu’agente de Normand, raconte Marcelle Sanche qui l’a connu du temps de La cage aux folles, alors qu’elle était l’assistante de Guy Latraverse. J’avais fait des recherches statistiques pour dire ce qu’il valait et justifier l’augmentation de son cachet. Rapidement, Paul Hétu m’a rappelée et a accepté. »9

« Choisir Normand pour une campagne publicitaire, ça coûte de l’argent, mais le résultat est presque garanti », insiste Paul Hétu.10

N’en déplaise aux puristes pour qui toucher à la publicité équivaut à vendre son âme au diable, Brathwaite s’abreuve aux lucratifs contrats commerciaux comme ça lui plaît. Et il devient indissociable du lait. Il ne peut s’attabler à un restaurant sans recevoir d’un admirateur ou d’un blagueur un verre de lait pendant son repas. Chaque fois, il a la même réaction. Entre deux gorgées de vin, il lève son verre de lait pour y tremper ses lèvres et ainsi remercier en souriant le client admiratif, alors convaincu d’être le premier à avoir eu une si bonne idée. « Heureusement que j’aimais vraiment le lait », ajoute Normand Brathwaite.11

— On va célébrer au lait 2 % ou au champagne à la sortie d’Éclipse ? demande à la blague Marie Bernard.

Un verre de lait et quelques accords de Métal… Normand aime bien cette vie de touche-à-tout artistique ! Et ce, même si Soupir est d’abord un jeu, l’intermède d’une carrière qui roule à cent milles à l’heure et une formation musicale non officielle. Cela dit, plutôt que de souffler, après l’épuisante tournée de Pied de Poule, Normand s’engage à fond dans le projet Soupir. L’album n’est pas terminé qu’il pense à l’obligatoire séance de photos qui appuiera le lancement de l’album, aux vêtements qu’il devra porter pour incarner ce nouveau rôle, aux journalistes qui lui tendront leurs micros. « Normand avait de bonnes idées pour les photos, justement, admet Marie Bernard. Il savait toujours comment nous placer. Il avait l’œil. Il se connaît. Il sait comment se mettre en valeur. »12

Le chanteur du groupe Soupir affiche rarement un sourire devant l’objectif des caméras. Il faut avoir l’allure d’un dur, un regard franc, juge Normand. L’allure d’une star qui dégage confiance et magnétisme !

Voilà pour l’image. Car malgré cette assurance, Marie et Paul sentent Normand de plus en plus nerveux, le jour du lancement approchant. Ou est-ce l’horaire de la tête d’affiche qui ne peut être autrement que chargé ? Le matin d’une séance de photos, c’est un chanteur le visage blafard qui les reçoit chez lui. « Il sentait le vomi quand nous sommes arrivés, confie-t-elle. Il prenait tellement le projet à cœur. Il était à la fois très nerveux et très sérieux. »13

Comment son estomac réagira-t-il quand il interprétera les chansons en public ? Car monter sur scène est la suite logique aux yeux de Normand, qui accrochera sous peu ses vêtements de François Perdu. Le soir du lancement, avant même de consulter les membres du trio, le chanteur place d’ailleurs médiatiquement ses pions, comme en fait foi ces phrases échappées lors d’une entrevue : « C’est ma nature, je veux tout faire, tout expérimenter, et Soupir, c’est important pour moi. Je travaille avec des amis que je connais depuis longtemps et nous pensons déjà au spectacle et au deuxième album. »14

La dernière citation surprend Marie. Normand croit-il vraiment à l’avenir de Soupir ? se demande-t-elle. Ou se prête-t-il simplement comme un pro au jeu de l’entrevue ?

— T’es pas sérieux, Normand, quand tu dis que tu souhaites partir en tournée ?

— Pourquoi pas ? Si les chansons tournent à la radio, on n’aura pas le choix de monter un spectacle.

— C’est pourtant possible de vendre plein de disques sans faire de shows. Regarde le chanteur disco Gino Soccio, avec qui Paul travaille !

Normand n’insiste pas. Une fois l’album lancé, il saura convaincre Marie de jouer du clavier et de chanter Happy Hour à ses côtés sur scène. Elle ne pourra qu’accepter si les chansons sont accueillies favorablement par les auditeurs. Déjà que les journalistes de plusieurs médias du Québec parlent régulièrement du « nouveau projet » de Normand Brathwaite.

* * *

Le trio n’a pas travaillé pour rien ! À peine vient-on de célébrer au Km/h que les radios s’emparent des nouvelles chansons. Au début de 1984, une, puis deux, puis trois et même quatre chansons de l’album se retrouvent simultanément sur les ondes de diverses radios du Québec, comme en témoignent les palmarès et projections de Radio-Activité. On lance toutes les lignes à l’eau pour capter l’attention des auditeurs. « Ce fut fulgurant, note Marie. Nos chansons ont envahi le marché. »15

« Cinq tounes qui jouent en même temps à la radio ? Ça pouvait aussi être une question de contexte, explique le spécialiste musical Sylvain Ménard. À ce moment-là, il se faisait peu de productions musicales au Québec. Un disque pouvait donc être cannibalisé par toutes les stations en même temps, le moindrement que c’était bon. Car après les années 1970, il y a eu un essoufflement. Bien des artistes, des Paul Piché, Pierre Flynn, étaient en repli et se cherchaient musicalement. »16

Les chansons d’Éclipse accompagnent néanmoins dans leur ascension des palmarès francophones des titres dont on n’a jamais oublié les refrains : Ma blonde m’aime de Pierre Bertrand, Tension attention de Daniel Lavoie, Dans les rues de New York de Sylvie Boucher et Question d’équilibre de Francis Cabrel, entre autres.

Normand sourit à l’idée d’être une figure radiophonique dominante au moment où Karma Chameleon de Culture Club, Say, Say, Say de Michael Jackson et Paul McCartney, Gold de Spandau Ballet, Owner of a Lonely Heart de Yes ainsi que Twist of Faith d’Olivia Newton-John montent vertigineusement jusqu’à la cime des palmarès anglophones. À chacun son Thriller ! « L’accoutrement, dans ce projet musical, y était aussi pour beaucoup, juge Sylvain Ménard. On se souvient de Métal parce qu’il y avait très peu de new wave québécois, mais aussi à cause de l’image des artistes. »17

Même si la voix de Normand irrite plusieurs oreilles, certaines critiques de musique donnent raison aux FM de faire jouer du Soupir, comme en témoigne cet extrait du quotidien Le Devoir : « Un son neuf, beau, suave. Une utilisation maximale de toutes les ressources technologiques que sont les drums électroniques, les synthétiseurs et autres formes de la nouvelle vague. (…) Les textes de Paule Marier possèdent une poésie neuve et acérée, une façon nouvelle de dire des choses archi-connues, de raconter l’univers urbain qui bat au rythme des saisons et des amours. (…) Une production de qualité qui n’a rien à envier à bien des disques américains. »18

Mais le fait de pouvoir chanter Zig Zag ou Métal lors de chaque balade en voiture a ses revers : les ventes d’albums sont moins élevées qu’on ne l’avait espéré. On parle tout au plus de vingt mille exemplaires écoulés. Au début des années 1980, les artistes ne se contentent pas de si peu ! « Tout s’est mis à tourner “à la planche”, se rappelle Marie Bernard. Ça a brûlé l’album. Personne ne l’a acheté. »19

Bill St-Georges se défend toutefois d’avoir été un directeur de promotion insatiable. « On a travaillé un titre à la fois, affirme-t-il. Ça s’est fait dans les règles de l’art. »20

Laurent Saulnier, autrefois journaliste au magazine Québec Rock et au journal Voir, a une autre vision de la chose : « À l’époque, Soupir était davantage un trip de radio que n’importe quoi d’autre, estime le vice-président programmation et production du Festival international de jazz de Montréal et des FrancoFolies de Montréal. Dans les années 1980, des formations cheesy comme Soupir, il y en avait beaucoup en France, mais peu ici. Quand leurs chansons passaient à la radio, c’était amusant d’aimer ça. C’était un plaisir coupable. »21

Normand n’attend pas, de toute façon, que le disque obtienne la prestigieuse mention Disque Platine, qui confirme à l’époque la vente de cent mille albums, pour revenir à la charge avec l’idée d’offrir les compositions sur scène.

— Marie, s’il te plaît, accepte de partir en tournée avec moi…, relance Normand. Guy Latraverse pourrait produire notre spectacle. On pourrait jouer au Spectrum de Montréal.

— Pardonne-moi, Normand, mais j’ai pas vraiment le goût de jouer devant un public. Les horaires de tournée ne m’intéressent pas.

— Marie, les chansons du disque jouent beaucoup à la radio. Il faut absolument annoncer une tournée.

Convaincre sa partenaire est peine perdue. Cela dit, Marie, qui collaborera plus tard à la composition et la réalisation de l’album Un trou dans les nuages de Michel Rivard, n’empêche pas pour autant Normand de le préparer, son spectacle. Elle lui laisse la voie libre. Il peut faire vivre les chansons comme bon lui semble. Et puis, les gens risquent de n’y voir que du feu, puisqu’à leurs yeux, Soupir, c’est d’abord Normand Brathwaite.

La vedette, toujours plus occupée, veut chanter les refrains de Soupir autant à l’émission Pop Express que sur scène. Et puis, un spectacle sous le nom de Soupir — ce qu’il fera finalement avec d’autres musiciens, au Spectrum notamment — assurerait à Normand de rester du même coup loin de la maison où vivre en compagnie de Frédérike est devenu synonyme d’affronter une tempête, de plus en plus souvent. Malheureusement.

La chanteuse et Normand forment un couple du tonnerre, aux yeux de Marie Bernard. Mais elle n’a posé sur eux qu’un regard de collègue de travail. Comment savoir, par exemple, que derrière les sourires se cachent une peine, des malentendus, des querelles et, surtout, un secret que Frédérike se doit de révéler ?