ÉPILOGUE
PORT-DANIEL, PORT D’ATTACHE
L'appareil approche et se posera dans quelques secondes. À son bord, Normand sourit. Il a enfin sa petite maison gaspésienne dans son champ de vision. L’herbe haute qui se balance vivement au pied de l’hélicoptère confirme le début des vacances. Encore une fois cette année, l’animateur passera presque tout l’été à Port-Daniel. Marie-Claude viendra le rejoindre dans quelques jours. Quelques amis ont également prévu séjourner dans la péninsule.
Normand s’apprête à retomber dans une routine qu’il affectionne particulièrement. Il n’aura pas sitôt franchi la porte de sa maisonnette qu’il en ressortira aussitôt, vêtu d’un maillot et chaussé de sandales, pour dégringoler la falaise au pied de son terrain gazonné. De là, il ira admirer la baie des Chaleurs, marchera sur la plage rocailleuse et sautera dans un kayak de mer pour bondir dans les vagues tempérés. Plus tard, il mettra le cap sur le restaurant La maison du homard, où il commande des fruits de mer le midi, ira peut-être prendre l’apéro chez Micheline et Benoit qui tiennent un gîte à quelques minutes de chez lui.
Dans quelques jours, il contournera la péninsule jusqu’à Percé en voiture pour s’attabler à La maison du pêcheur, au pied du célèbre rocher. Au début d’août, il ne manquera pas de se pointer à Carleton pour assister, comme spectateur et invité imprévu, au Festival International Maximum Blues. Plusieurs fois pendant ses vacances, il empruntera aussi la route 132 vers l’ouest jusqu’à Paspébiac pour aller saluer Mme Lemarquand à l’Auberge du Parc et pour se faire masser.
Loin de Montréal, Normand est aujourd’hui une personnalité publique qui donne la priorité au calme, à la mer et au homard. Sa routine ne doit être que fluviale. Au plus pensera-t-il brièvement — encore ! — aux possibilités d’agrandissement de sa maisonnette, dans laquelle des invités montréalais qu’il garderait à coucher ne seraient pas trop à l’étroit. « L’été, Marie-Claude et moi passons de grandes journées assis sur la plage, dit le Gaspésien d’adoption. Je fais du kayak tous les jours. Je regarde moins de films et je joue plus de guitare, car je ne suis pas obligé de le faire. Je vois beaucoup d’amis. Je ne m’ennuie pas une seconde. »1
Port-Daniel est un endroit où il transforme ses temps libres en sessions musicales avec son fils Édouard. « Dès qu’on arrive, il empoigne son djembé et on joue ensemble. C’est son grand plaisir, relate le papa. J’en suis fier, car il n’est pas fou de l’école. Mon fils n’a pas encore choisi ce qu’il veut faire plus tard, mais il pourrait être batteur, dj et humoriste. J’en suis persuadé. Il écrit magnifiquement bien. Il compose parfaitement des rap en français. »2 Voilà un deuxième enfant musicien dans la famille ! Le petit frère d’Élizabeth qui, elle, fera un jour la promotion de ses propres chansons.
Quand Normand a un gala Juste pour rire ou du Grand rire à animer, il quitte Port-Daniel le cœur gros pour y revenir aussitôt le rideau retombé. Il ne saurait se passer de cette retraite annuelle depuis qu’il a mis la main sur sa maison, qu’il a fait sienne en 2003 au coût de cent vingt-cinq mille dollars et de plusieurs rénovations. C’est l’ancre qui le retient en Gaspésie, là où il prend le temps de souffler, de respirer et d’être Normand davantage que le choyé et médiatisé Brathwaite… quand il ne survole pas la région en hélicoptère !
Tout le monde connaît Normand à Port-Daniel. Mais on ne le traite en star qu’à la blague. S’il n’a plus d’étoile coulée dans le ciment à Verdun, il a un mont baptisé gentiment à son nom par ses copains de Port-Daniel.
— Tu vois la montagne en face, avec les deux grandes antennes, c’est là que se trouve ma maison. On l’a baptisée « La colline Brathwaite » ! se plaît à raconter l’animateur quand il fait grimper ses amis montréalais au grenier de Micheline et Benoit pour capter d’un coup d’œil le village.
Quand sa notoriété est mise à profit, c’est pour vanter les attraits gaspésiens dans des publicités à la télévision, comme il l’a fait en 2008 aux côtés de Kevin Parent et Laurence Jalbert pour l’Association touristique régionale de la Gaspésie. Se pourrait-il qu’il se retire dans l’Est du Québec plus que deux mois par année ? Certains amis le verraient bien se présenter un jour à la mairie de Port-Daniel ! Une idée totalement farfelue aux yeux du principal intéressé. Cela dit, ce poste lui permettrait de laisser sa signature dans la péninsule, comme d’autres y ont donné des coups de pinceau ou figé sur papier quelques histoires de ce bout de pays, il y a plusieurs décennies.
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En 1940, après un interminable voyage en train, Gabrielle Roy arrive à Port-Daniel. Elle est partie de Montréal avec l’idée de terminer sa course à Gaspé. L’écrivaine, alors rédactrice pour Le bulletin des agriculteurs, se sent attirée par la Gaspésie. À son rédacteur en chef, elle a proposé de séjourner dans la péninsule tout l’été et « toute dépense payée »3 dans le but d’écrire un long reportage.
Mais par quel bout la prendre, cette péninsule ? Où amorcer son périple une fois la vallée de la Matapédia traversée et la baie des Chaleurs enfin visible par le flanc droit du train ? Elle n’en sait rien lorsque le train quitte la gare de la grande ville. Après tout, comme l’a retranscrit François Ricard dans son ouvrage sur l’écrivaine de Saint-Boniface : « Je rêvais de la Gaspésie sans la connaître ; sans l’avoir jamais vue, je rêvais néanmoins d’elle comme on rêve sans les avoir connues non plus des îles de Pâques. »4
Saisie par les paysages de Port-Daniel après une nuit en train, elle y pose ses valises sur un coup de tête. Premier arrêt : l’hôtel LeGrand près de la gare, aujourd’hui devenu l’hôtel de ville. Le modeste budget dont elle dispose lui fait reconsidérer son gîte. Quelle chance, car elle se retrouve peu après devant la maison d’un couple qui accepte de l’héberger.
À ses yeux, c’est l’endroit rêvé pour se balader longuement dans la nature, le long de la côte, et pour croiser des gens singuliers au grand cœur. Mais outre des rencontres marquantes, l’endroit lui inspire la trame de deux nouvelles (« Les petits pas de Caroline », « La dernière pêche »), d’une histoire (Une voile dans la nuit) et, il le faut bien, l’angle de son article pour Le bulletin des agriculteurs intitulé « La belle aventure de la Gaspésie » et publié en novembre 1940.
Port-Daniel devient son port d’attache où elle reviendra au terme de chaque virée à Gaspé et à Grande-Vallée, entre autres, aux fins de son enquête sur la pêche. Le village devient un lieu de retraite estival pendant quinze ans, jusqu’à ce qu’elle achète sa maison à Petite-Rivière-Saint-François dans Charlevoix. C’est à Port-Daniel qu’elle a couché sur papier des paragraphes entiers de son célèbre roman Bonheur d’occasion, couronné par le prix littéraire Femina de 1947.
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Sans forcer les parallèles, l’arrivée de Normand en Gaspésie a des airs de celle de Gabrielle Roy. Du moins lorsqu’on juxtapose le choc qu’ont eu les deux touristes une fois placés devant des paysages qu’ils jugent d’une beauté inouïe. Et par l’accueil de certains habitants qui ont contribué à amplifier davantage leur coup de cœur pour le coin. « À ma première visite en Gaspésie, je m’émerveillais, car je n’avais pas vu beaucoup la mer dans ma vie, relate Normand Brathwaite. J’avais vu la mer des resorts dans le Sud, mais pas celle avec des reliefs de montagnes. »5
Pendant longtemps, bien avant qu’il ne parcoure en hélicoptère les sept cent vingt-quatre kilomètres qui séparent Montréal et Port-Daniel en hélicoptère, Normand a opté pour une cabine de Via Rail. Chaque fois, le trajet s’est étiré pendant des heures à bord d’un train qui s’est enfoncé dans la nuit et qui est souvent arrivé à destination avec plusieurs heures de retard. Des retards souvent occasionnés par des trains de marchandises qui ont priorité et qu’il est impossible pour un train de passagers de braver !
Les lents wagons de marchandises n’ont cependant jamais rendu Normand insensible aux charmes du train. Chaque fois, il y a loué une confortable cabine privée dans laquelle il a regardé des films ou des enregistrements de ses spectacles de la Fête nationale, puis il s’est endormi sans peine, seul ou en compagnie de Marie-Claude, de leurs enfants ou d’amis.
La fréquence de leurs séjours amène un jour Marie-Claude et Normand à considérer l’idée d’acheter une maison. Une autre ! À Paspébiac, sinon à quelques kilomètres de ce village qu’ils aiment tant. Ils font leur première offre au propriétaire d’une demeure de New-Carlisle à sept kilomètres à l’ouest de l’auberge de Mme Lemarquand. « Je la trouvais merveilleuse, mais Marie-Claude ne l’aimait pas », résume Normand Brathwaite.6
Par chance pour son épouse, le propriétaire reçoit une offre plus généreuse qui force le couple à repartir à la recherche d’une oasis gaspésienne. Ils la trouveront quelques semaines plus tard, à Port-Daniel. « Le propriétaire nous a fait parvenir une vidéo de sa maison, explique Normand Brathwaite. On y voyait entre autres des antiquités. Puis, il a fait un gros plan sur le paysage visible à travers une des fenêtres à l’étage et j’ai arrêté de respirer ! C’était magnifique ! J’ai voulu acheter la maison sur-le-champ. »7
Elle n’a pas l’allure souveraine de la demeure montréalaise de Normand ni les volumes de sa maison bleue de Howick, mais le nom de la rue au bout de laquelle elle se pose fièrement dit tout du séjour qui attend ses résidants : la rue de la Baie. L’animateur s’y sent bien dès qu’il en franchit le seuil. Même si celui qui souffre de vertige doit grimper au grenier par une échelle. Après tout, il a déjà connu plus exigu, du temps où il vivait dans un logement de six cents pieds carrés avec ses parents et ses frères Robert et Richard, rue Saint-André, à Montréal. Et la terrasse lui rappelle le balcon de ses six ans où il dormait à la belle étoile lors des nuits de canicule.
Mais Normand n’est pas qu’un résidant estival. L’hiver refroidit rarement son intérêt pour la Gaspésie. Il faut dire que la péninsule n’a pas l’habitude de frémir sous des températures polaires. « C’est si beau ici l’hiver, il y a un tapis blanc qui couvre tous les petits défauts, souligne Benoit Pilon de l’auberge Bleu sur mer, aujourd’hui fermée. Et il fait un froid tempéré. Environ moins dix degrés toute la saison. C’est un hiver doux avec beaucoup de neige. »8
Normand a connu l’hiver gaspésien aux bordées de neige remarquables et aux paysages qui font parfois frissonner de peur. La première fois qu’il a attiré son amie Mélissa Lavergne dans la péninsule, ils ont convenu qu’ils se paieraient cinq jours de traitements à l’auberge du Parc de Paspébiac. Elle dormirait chez Mme Lemarquand ; lui, retournerait ronfler dans sa maison de Port-Daniel. Mais il n’a tenu que trois jours.
— Mélissa, il y a un mur de neige de cinq pieds tout le tour de ma maison. L’atmosphère est glauque. Tu te rappelles le labyrinthe dans le film The Shining avec Jack Nicholson ? Tu viens dormir à Port-Daniel, ce soir, j’ai trop peur !
— Avec plaisir ! d’acquiescer la percussionniste. Je trouve ça plus sympathique de passer du temps à ton chalet. Cela dit, tu regardes trop de films d’horreur…
C’est probablement l’environnement figé et déserté qui fait parfois trembler Normand. Comme bien des coins qui survivent grâce au tourisme, Port-Daniel tombe presque en hibernation durant la saison froide. Il y a bien quelques restaurants ouverts le long de la baie des Chaleurs, mais la majorité des enseignes restent éteintes durant de longs mois. « Percé est placardée, l’hiver », se souvient Normand Brathwaite.9
La majesté des paysages gaspésiens, dans ce coin de pays présenté en 2009 comme l’une des « 50 destinations à voir dans une vie » par la publication Traveler du National Geographic, côtoie une situation économique, sociale et démographique longtemps placée sous respirateur artificiel.
Il y a bien sûr les festivals de musique, les événements sportifs, la relance économique reliée à l’implantation des éoliennes et les quelque cinq cent dix mille visiteurs qui génèrent des retombées de plus de deux cent vingt millions de dollars annuellement, selon Tourisme Québec. Mais il y a surtout un taux de chômage beaucoup plus élevé que la moyenne québécoise, un taux de scolarité qui reste bas, une population vieillissante, un manque criant de médecins et des industries, comme la forêt et la pêche, étouffées par les moratoires sur les coupes et les prises permises.
Il reste que pour Normand et d’autres visiteurs, Port-Daniel et les environs sont des paradis dont on ne peut s’éloigner trop longtemps. Là-bas, on aime bien rappeler que « Port-Daniel est l’endroit où l’eau est la plus chaude en Gaspésie, car sa baie est peu profonde », et que la baie des Chaleurs est la trente et unième plus belle baie au monde. Optimiste, Benoit Pilon mentionnait en 2008 qu’il y avait un projet de cimenterie à Port-Daniel qui pourrait créer quatre cents emplois directs sur le chantier.10
Pour le touriste, il fait bon s’y arrêter. D’abord pour contempler la mer. Pour emprunter tous les chemins qui prennent racine dans les multiples vallons du coin. Pour marcher sur la route de l’Église qui mène à la croix de Jacques-Cartier — car c’est précisément à Port-Daniel que le célèbre découvreur aurait touché la première fois à l’Amérique — ou sur la route de la Pointe qui mène à un phare où Gabrielle Roy aimait tant marcher. Pour s’attarder aussi du côté ouest du village, plus anglophone loyaliste et plus agricole. Pour se rendre à la route Belle vue qui offre un panorama unique sur la baie des Chaleurs.
Son quart de siècle passé à fréquenter le coin n’a pas rendu Normand indifférent aux charmes de son village d’adoption. Chaque fois qu’une brèche est apparue dans son horaire chargé, il a préféré filer vers la Gaspésie, plutôt que de se joindre aux dizaines de milliers de touristes québécois qui, par exemple, s’envolent vers l’Europe en été. Normand est un artiste québécois qui n’a jamais voulu tenter sa chance à l’extérieur de la province. À peine a-t-il fait des sauts professionnels à Toronto, en France et à New York. Et encore, il n’a jamais rien initié en ce sens, même s’il a le nom de famille tout désigné pour faire carrière aux États-Unis. Normand Brathwaite est une vedette locale que personne, ni le producteur de films ni le chauffeur de taxi, ne reconnaît outremer.
Eh bien, Normand, dans sa vie personnelle, n’est pas davantage attiré par l’étranger. Lorsqu’il s’éloigne de Montréal, c’est pour se retrouver essentiellement au Mexique, à Saint-Paul-d’Abbotsford, depuis qu’il a vendu sa maison de campagne de Howick en 2011, ainsi qu’en Gaspésie. Surtout en Gaspésie où hibernent ses angoisses liées à son métier d’animateur et à celui de l’acteur qu’il a été en début de carrière et qu’il aimerait bien redevenir.
Qui sait si un jour il n’aura pas sa photo à l’hôtel de ville de Port-Daniel, juste à côté de celle de Gabrielle Roy, clin d’œil à sa présence dans la péninsule ? De la même façon qu’il assure une présence à la télévision et sur de nombreuses scènes du Québec depuis plus de trois décennies. Malgré les revers. Malgré la maladie. Malgré toutes ses peurs.