PRÉFACE
Croyez-le ou non, je ne connais pas mon ami Normand Brathwaite.
J’y travaille de toutes mes forces depuis trente ans. Soit je suis imbécile, soit il demeure indéchiffrable.
Les deux options seraient aussi envisageables.
J’ai rencontré mon ami papou à l’âge de dix-sept ans. Il en avait trois de plus que moi. Jeunes alors, sveltes et fiers, nous formions à la fin des années soixante-dix un duo hors pair — sorte de Sammy Davis Jr et Dean Martin à petite échelle.
Jeunes comédiens peu en demande, nous nous voyions presque tous les jours. Avec sa blonde, par exemple, nous allions régulièrement au cinéma voir des films d’horreur, après quoi je rentrais sagement chez moi la tête pleine de hurlements, d’amputations sanglantes, de spectres traumatisants, de meurtres irrésolus et plein d’autres jolis souvenirs.
Puis nous recommencions le lendemain. Et le surlendemain. Et peut-être même le jour d’après.
J’étais si heureux.
Sa blonde de l’époque (une blanche — étonnamment — que nous nommerons ici Sweet Mysterious Baby Love) m’accueillait toujours à bras ouverts dans leur appartement de la rue Cherrier, puis plus tard dans leur première maison du Chinatown. Je ne sais trop si j’étais chargé de les chaperonner, à mon insu, par une autorité occulte inconnue, ou si nous étions simplement trois psychotroniques post-pubères en manque socio-affectif. Quoi qu’il en soit, nous éprouvions sans cesse le besoin d’être ensemble. Je n’avais pas de blonde à l’époque — sinon des punkettes égarées, aventures d’un soir, qui fumaient en faisant l’amour — et notre trio d’alors fut mon ultime rempart contre la solitude et le désespoir.
En fait, Normand et Sweet Mysterious Baby Love furent mon premier threesome. Il y en eut d’autres par la suite, évidemment, mais on n’oublie jamais sa première fois.
On ne se lâchait plus.
Une fois, se sentant coupables de m’abandonner à moi-même alors qu’ils avaient décidé de partir en voyage quelques jours, ils me confièrent leur domicile. J’y ai laissé moisir ma vaisselle sale sur le balcon après chaque repas et ai égaré leurs deux chats — Rita et Bibeau — que j’avais laissés, croyant leur faire plaisir, un soir d’été, sortir prendre l’air dans le quartier chinois.
Rita et Bibeau ne sont jamais revenus.
J’étais si heureux.
Les années filèrent ainsi en toute amitié, et quand Normand ou moi dénichions enfin un contrat et récoltions suffisamment d’argent, l’autre l’accompagnait à la Plaza St-Hubert pour célébrer sa réussite par l’achat d’un téléviseur couleur quatorze pouces. C’était chaque fois une cérémonie mystérieuse, pratiquement un rite — cathodique pour moi, vaudou pour lui —, quoique je n’ai pu réussir l’exploit qu’une seule fois alors que Normand enchaînait les contrats à une vitesse supersonique, ce qui se traduisait chaque fois par l’achat d’un téléviseur supplémentaire.
Répétition compulsive qui m’inquiéta de plus en plus jusqu’à ce que je me range à l’évidence : Normand est un junkie.
Ces achats de télés compulsifs révéleront rapidement à mon esprit sa propension ultérieure aux dépendances de toutes sortes : sexe à plusieurs, alcool, mets japonais, pour ne nommer que celles-là. Précisons, à preuve, qu’au moment d’écrire ces lignes, Normand possède un cheptel immobilier de quatre maisons d’au moins douze pièces chacune, presque toutes dotées d’un téléviseur couleur, ce qui m’amène à statuer que l’achat de ces maisons n’est rien d’autre qu’une manœuvre pour lui permettre d’emmagasiner le plus de téléviseurs possible.
Obsession maladive ? Certainement. Peut-être, vraisemblablement aussi, réflexe d’aborigène égaré.Voudrait-il couvrir à tout prix les bruits de la ville par des télévisions jouant à plein volume ? S’ennuierait-il, au contraire, du lointain tumulte rassurant des tribus sauvages de ses ancêtres ?…
Mais je m’égare.
J’adorais néanmoins sans cesse la compagnie de mon ami junkie. Autant que celle de sa famille, d’ailleurs, chez laquelle il m’invitait à l’occasion.
Et en mettant les pieds chez les Brathwaite, encore là, j’étais si heureux !
J’avais chaque fois l’impression d’être un délégué spécial en mission culturelle au Mississippi. Dans la cuisine, ça fleurait le mélange d’épices cajuns et de la sueur aigre du travail accompli. Je ne sais plus de quoi vivait sa famille. Je présume, et sans doute ai-je raison, que son père et ses frères ramassaient le coton dans les champs pendant que sa mère battait les draps sur la corde et tranchait le cou d’une poule pour le repas du soir. À la tombée du jour, ils se réunissaient pour prier, manger la volaille et chanter le blues jusqu’au lever du soleil.
Sa flamboyante mère qui répondait — et répond toujours — au nom de Denise Pelletier, se révéla l’une des personnes les plus drôles que j’ai rencontrée, même si, je le confesse maintenant, je ne comprenais pas sa langue.
(Denise, c’est un mensonge, je vous ai toujours bien comprise. Tellement que je suis persuadé que c’est de vous que Normand tient son lucide, insolent, réjouissant et scabreux sens de l’humour. Vous êtes d’ailleurs la seule, je pense, qui le fasse rire franchement. Souvent, Normand rit par gêne. Ou, plus souvent encore, par politesse. Je vous embrasse, sweet mama. Prays the Lord.)
Son père, de son côté, me fascinait au plus haut point.
Discret, réservé, assis au bout de la table, il parlait peu, à l’image de ses fils. C’est probablement de lui que Normand tient son côté indéchiffrable. Je ne me souviens pas qu’il m’ait déjà adressé la parole, mais il me souriait souvent. Je crois qu’il devait oublier d’une fois à l’autre comment je m’appelais, se demandant ce que pouvait bien faire à sa table ce jeune éphèbe blanc au physique si avantageux qui mangeait goulûment et sans retenue la poule de sa femme.
Lorsqu’il est décédé, bien trop jeune, Normand et moi jouions au Théâtre de la Marjolaine, à Eastman, l’un de nos premiers spectacles professionnels, vêtus de collants-moulant-les-parties. Normand s’est présenté sur scène le soir même. Je ne sais pas s’il y a été forcé ou non — il ne me l’a jamais dit —, mais je présume qu’il voulait y être de toute façon. Parce que c’était la meilleure manière de rendre hommage à son père. Parce qu’il n’était pas question de ne pas travailler, même endeuillé. Chez les Brathwaite, on se lève tous les matins et on performe.
Qu’on soit angoissé, malade ou désespéré, la question ne se pose pas.
On performe.
Par la suite, nos vies se sont séparées, recroisées, puis séparées de nouveau. On s’est aimés, boudés, fuis, rapprochés, maudits puis aimés de nouveau.
Une amitié normale.
Il reste qu’il compte beaucoup pour moi. Même s’il est Noir.
Il me rend si heureux !
Je ne sais pas s’il est si doué que ça pour l’amitié. (Ni moi non plus, d’ailleurs.) Par moments, on a l’impression qu’il vous aime au-delà de tout, puis il ne vous donne plus aucun signe de vie pendant des mois, voire des années. Mais je sais qu’il sait que je sais savoir que je sais qu’il croit savoir que je sache qu’il m’aime et que je l’aime.
Même si je ne comprends pas sa langue.
Sachez toutefois que dans cette biographie à la fois épique et tragique sur la vie de cet unique, talentueux, richissime acteur-animateur-multi-culturel-percussionniste-téléphagoraphobe québécois, tous les passages me concernant, s’il y en a, ne reflètent aucunement la vérité et que je n’ai jamais, au grand jamais, approuvé quoi que ce soit me reliant de quelque façon que ce soit à sa personne.
Croyez-le ou non, je ne connais pas mon ami Normand Brathwaite.
Marc Labrèche
Souverainiste et symbole sexuel d’une génération