LE COMPLOT

Maïra retourna dans ses mains le message expédié par Fakar, le délégué des poucs : trois croix séparées par un trait oblique dessinés sur un morceau d’écorce. Ce code bien connu des êtres féeriques signifiait que Fakar était retenu quelque part.

Les représentants des petits peuples s’étaient donné rendez-vous sous le cercle des mangoliers, un lieu sacré de la forêt des elfes. La réunion avait pour but d’établir une stratégie guerrière, Fakar ayant réussi à convaincre les petits peuples de la nécessité de prendre les armes afin d’affronter les troupes du sorcier Zarcofo.

Maïra était songeuse. Fakar semblait avoir rédigé son message avec une pointe de roseau trempée dans la sève de jonca. Noire à l’état liquide, cette sève prenait des reflets violets en séchant. Plusieurs délégués avaient tenu le morceau d’écorce dans leurs mains sans remarquer la teinte particulière des signes dessinés. Peu d’entre eux connaissaient suffisamment les plantes pour savoir que le jonca ne poussait qu’à l’ouest de la vallée des pierres debout, là où l’on soupçonnait Zarcofo de se dissimuler dans un antre…

L’aînée des roufs fit un signe à l’elfe Myrli. Les deux amies quittèrent discrètement le groupe pour s’entretenir un peu plus loin, derrière le large tronc d’un mangolier géant.

— Mon inquiétude grandit, confia Maïra à la petite elfe.

— Tu crois que le pouc est un traître ? demanda Myrli de sa petite voix flûtée déjà enrouée par l’appréhension.

— Je sais que son cœur est rempli de haine, répondit Maïra. Et que sans lui, les petits peuples n’auraient sans doute jamais accepté d’entrer en guerre.

— Fakar a un don pour ensorceler avec ses discours, admit Myrli d’un air contrit. J’ai moi-même failli succomber en l’entendant. Ses paroles ont l’effet d’un poison. Elles nous rejoignent dans ce que nous avons de moins bon et le fortifient.

Maïra contempla la petite elfe avec attendrissement. Pauvre Myrli ! Elle ressentait donc intimement l’effet pernicieux de la participation de Fakar à leur assemblée. Si une elfe s’avouait aussi sensible, les autres délégués étaient gravement en danger. Fakar pourrait les manipuler sans difficulté.

— Les pouvoirs de Fakar semblent redoutables, admit Maïra. J’aimerais savoir comment le délégué des poucs les a acquis. Il éteint le meilleur et tisonne le pire. Les lutins et les farfadets s’attachent à lui parce qu’ils ont soif de guerre depuis plusieurs soleils. Les forces malveillantes ont plus d’emprise sur eux que sur les nains et les gnomes. Mais ces derniers sont vulnérables. Ils n’ont pas encore saisi que ce pouc est vil et tordu.

— Tu mets des mots sur mes sentiments, Maïra. Je hais ce pouc et comme toi, je préfère la communion des esprits aux affrontements armés. Ce qui se trame me chagrine. Souhaitons que Tar ne nous abandonne pas et gardons l’œil ouvert pour prévenir nos compagnons lorsque nous pourrons les convaincre du bien-fondé de nos craintes.

Un appel de flûte ramena l’aînée des roufs et la petite elfe dans le cercle des délégués. Grimpé sur une grosse pierre, Bartok, le chef des nains, tortillait les poils de sa barbe en promenant un regard sévère sur ses pairs.

— Que ceux qui ont la langue trop bien pendue se taisent ou se la coupent, commença-t-il sans même saluer l’assemblée et en parlant très vite d’une voix nasillarde. Notre ami Fakar tarde encore à arriver et nous ne pouvons savoir où il est ni quand il pourra nous rejoindre. Il faut donc dès tout de suite et maintenant convenir d’une stratégie militaire et du choix des armes. J’ouvre la discussion. Que chacun qui le souhaite exprime son opinion vitement. Le temps file et les pouvoirs de Zarcofo enflent à chaque soleil alors que notre reine dépérit.

Un murmure d’assentiment parcourut l’assemblée. Élior, le roi des lutins, ouvrit la bouche pour parler, mais Bartok le coupa.

— Puisque je peux me le permettre, je vais donc commencer par m’exprimer moi-même, annonça-t-il abruptement. La meilleure façon d’agir serait d’encercler l’antre du sorcier pendant la nuit et d’attaquer à l’aube. Les fougres ont des yeux qui percent l’obscurité, ce qui les avantagerait si nous procédions avant que le soleil de jour ne commence à ascensionner le ciel. Je crois aussi que le choix des armes s’impose : l’arbalète et les boules explosives.

Un silence s’ensuivit pendant lequel chacun des délégués soupesa cette proposition. Dans toute l’histoire du royaume caché, les petits peuples n’avaient jamais rien brandi d’autre que des outils pour travailler la terre, extraire des minerais ou arracher quelques trésors à la mer. La majorité d’entre eux étaient persuadés de l’inévitabilité d’un affrontement armé, mais cette discussion stratégique rendait soudain la guerre imminente affreusement réelle. Ce qu’avait énoncé Bartok avec une belle fermeté semblait tout à fait sensé. Était-ce le bon choix d’armes et de manière ? se demandaient toutefois les autres délégués.

— Ce que tu dis là n’est pas stupide, convint Lilipuy, roi des farfadets, avec une pointe de mépris dans l’œil. Mais nous savons tous que les gnomes et les elfes sont nuls pour tirer à l’arbalète. Et c’est sans compter que les boules n’explosent pas toujours bien. Si jamais elles ne faisaient qu’abîmer nos cibles, j’aurais peur qu’un fougre aux oreilles arrachées me poursuive de sa fureur.

— Cesse tes exposés qui n’en finissent plus et dis-nous ce que tu as trouvé de mieux ! l’apostropha Bartok.

— Un mélange d’adresse et de ruse, répondit fièrement Lilipuy. Les nains, les gnomes, les poucs et les farfadets, des peuples qui ont appris à viser, pourraient lancer des flèches empoisonnées au martre. Dès que la pointe s’enfoncera dans la vilaine chair d’un fougre, son corps commencera à brûler. Il mourra vite en souffrant un peu.

Lilipuy rota avec satisfaction, une vieille habitude de farfadet, puis il entreprit de gratter son fin menton pointu pendant que ses pairs évaluaient son plan.

— Et la ruse dans tout ça ? s’enquit soudain Niki, délégué des gnomes.

— Les roufs, les elfes et les lutins exciteront les fougres pour les attirer vers un lieu où les autres attendront, cachés, les mains pleines de flèches empoisonnées, répondit Lilipuy.

— Si je comprends bien, tu nous proposes de servir de nourriture aux fougres afin que vous puissiez mieux vous défendre. Bravo ! C’est malin ! résuma Élior, roi des lutins, le visage rouge de colère.

— Tu crois que nous avons une cervelle d’insecte pour accepter ce plan, Lilipuy ? demanda le gnome Niki d’un ton indigné.

— Si tu trouves mon idée si mauvaise, dis-nous la tienne ! le mit au défi Lilipuy.

Niki jeta un regard désespéré autour de lui. C’est en jouant à la courte paille qu’il avait hérité du rôle de délégué. Aucun gnome ne souhaitait remplir cette tâche. Il s’ennuyait soudain atrocement de ses amis, de leurs joyeuses bousculades et de leurs festins arrosés de vin de grenaille.

— Je… ne sais pas, avoua Niki en rougissant un peu. Je… Il me semblouille… que la guerre n’est peut-être pas aussi tant… tellement… clairement nécessaire…

— Nous avons déjà voté en faveur d’un affrontement armé à notre dernière rencontre ! objecta Élior en lançant son bonnet de lutin sur le sol. Le gnome a-t-il oublié sa cervelle dans un cache-fesses ?

Le visage de Niki s’empourpra alors que des rires moqueurs secouaient l’assemblée. Maïra attendit que les délégués se calment avant de prendre la parole.

— Il existe bien des manières de tuer et je ne connais rien aux stratégies guerrières, déclara-t-elle d’une voix douce emplie de conviction. Vous savez tous que je souhaite une communion des esprits en lieu et place d’un affrontement armé. Malheureusement, je n’ai pas reçu l’appui de notre assemblée. Ne pourrions-nous pas, en cet instant de grave choix, nous recueillir un moment et demander à Tar de nous éclairer afin que nous prenions la meilleure décision ?

Après les échanges colériques de ses prédécesseurs, les paroles simples et justes de Maïra portèrent. Même Élior et Lilipuy furent touchés. L’intervention de la déléguée des roufs arrivait comme une embellie en plein orage. Elle éveillait la nostalgie de soleils meilleurs en ces temps déjà trop éloignés où les forces maléfiques pesaient moins lourdement dans l’équilibre des puissances.

Pendant un court moment, l’aînée des roufs eut la satisfaction d’être entendue, mais le regard de plusieurs délégués fut bientôt attiré par une apparition derrière elle. Se retournant, Maïra vit un grand malouin galopant vers eux. C’était une bête de bonne taille avec un corps de loup et une tête de lièvre géant. Lorsqu’il fut plus près, tous purent reconnaître le cavalier.

Fakar fit freiner le malouin aux naseaux frémissants et au pelage trempé de sueur à quelques pas des délégués. À peine plus grand qu’un lutin, le pouc présentait un physique disgracieux, mais tout en nerfs et en muscles, si bien que malgré sa petite taille, il en imposait. De tous les petits peuples, les poucs étaient les seuls à paraître naturellement taillés pour mener des batailles.

— Pardonnez mon retard, commença Fakar. J’arrive heureusement avec des informations précieuses.

Habile orateur, il fit une pause pour plus d’effet et poursuivit son discours monté sur le malouin.

— Grâce à un subterfuge que je ne puis vous révéler, j’ai appris d’un fougre de l’entourage de Zarcofo ce que le sorcier projette de faire. Nous pourrons ainsi le déjouer…

« Zarcofo veut attaquer chacun des petits peuples sur son territoire. Il mise sur la division de nos forces et sur l’effet de surprise de ses assauts. C’est pourquoi nous devons nous rassembler afin de former une seule et même armée. Il faut aussi attaquer les premiers. »

Maïra étudia le visage des délégués. L’elfe Myrli elle-même semblait ébranlée. Fakar promenait un regard hypnotique sur l’assemblée. Il y avait tant d’assurance dans sa voix qu’ils ne pouvaient s’empêcher de le percevoir comme un guide, sinon un sauveur. L’aînée des roufs savait que ce n’était pas le moment de remettre en question l’autorité de Fakar, même si ce que prônait le pouc heurtait de plein fouet ses plus profondes convictions. Elle décida toutefois de le presser de terminer son discours, espérant ainsi réduire son ascendant sur les délégués.

— Tu sembles avoir déjà choisi un lieu de bataille, Fakar. À quoi songes-tu ?

Un éclat de haine brilla dans le regard du pouc. Il n’était pas dupe. La vieille rouf le testait.

— À la taïra, au nord de la vallée des pierres debout, répondit Fakar avec un formidable aplomb. Le lieu de la bataille ne doit pas être l’habitat d’un des nôtres puisque c’est là que le sorcier souhaite nous attaquer. Nous devons sortir de nos refuges. Il faut aussi nous éloigner de la vallée des pierres debout car les fougres, qui sont très agiles, y seraient avantagés. Nous atteindrons la taïra en n’usant de magie qu’en cas de danger. Des éclaireurs protégés par l’invisibilité nous avertiront des rencontres à éviter. Ainsi, nous conserverons le maximum de nos puissances enchantées. Une fois dans la taïra, nous tendrons un piège aux fougres. Un piège digne de l’esprit du plus retors des sorciers.

En entendant ces paroles, Maïra sentit le vent des grands froids, celui qui transperce les membres des voyageurs égarés et glace leur cœur, la traverser. Elle aurait voulu crier à la face de tous les siens qu’ils étaient bien naïfs et orgueilleux de penser pouvoir triompher du sorcier et de ses régiments de fougres. La voie des armes était sans issue. Maïra en était sûre. Si les petits peuples n’acceptaient pas d’entendre raison, ils allaient disparaître à jamais de la surface du royaume caché.

Fakar poursuivit son discours en donnant des détails sur la ruse qui allait leur permettre de triompher. Maïra n’écoutait plus. Elle s’était retirée dans les replis secrets de son vieux corps de rouf pour implorer le secours des fées.