Jacob courait encore. L’ultime cri de Petit Poilu continuait de lui déchirer les tympans, mais une voix s’élevait par-dessus le tumulte. Cette voix, Jacob l’aurait reconnue entre mille. C’était celle de Rosie, sa petite sœur géante. Elle cherchait à l’attirer vers un but précis. Cependant, Jacob résistait. Il n’avait qu’un désir : se perdre au plus vite dans cette forêt de pierres.
Lorsque l’appel de Rosie se fit plus pressant, Jacob s’arrêta, prit la carte du royaume dans sa poche et la déchira rageusement en menues miettes que le vent emporta. Puis il s’empara de la montre-boussole, résolu à la fracasser contre une tour de pierre. Dès qu’il toucha à l’objet, il le sentit adhérer à sa paume tel un aimant. Il sut que la montre-boussole lui livrerait des images.
Pendant un moment, il espéra voir Youriana, sa longue chevelure de feu éparpillée sur les draps, ses paupières refermées sur des yeux trop bleus et ses longs bras fins échoués sur ses cuisses comme les ailes d’un oiseau au repos. Au lieu de cela, il aperçut un farfadet, debout sur un monticule de pierres devant une assemblée des siens. Le farfadet discourait avec verve en gesticulant abondamment. Lorsqu’il se tut, les farfadets réunis hurlèrent en brandissant de longs pics munis de lames ou de griffes.
La guerre était donc imminente. Les petits peuples allaient prendre les armes. Comment pouvaient-ils espérer triompher du sorcier ? Jacob se souvint de Liénard lui répétant que la situation était urgente, qu’il devait agir vite, que son temps était compté. Il avait donc échoué. Il n’avait pas réussi à atteindre le château de la reine à temps.
La voix de Rosie s’était muée en chant, de plus en plus suppliant. Jacob aurait voulu la faire taire. Il refusait de se laisser guider. Il n’était pas un héros, sauveur de royaume. Il y avait eu trop de victimes à cause de lui. Grou était mort étouffé dans la serre du dragon. Le nain Béchu avait péri terrassé par la peur. Fandor avait disparu, remplacé par un chien-cheval à l’âme grise. Et Petit Poilu venait d’être cruellement massacré parce qu’il n’avait pas su le protéger.
Les fées s’étaient trompées. Théodore Jobin également. Jacob Jobin n’était pas l’Élu. Il n’était qu’un adolescent ordinaire, amateur de jeux électroniques, qui avait fait l’erreur de croire qu’on pouvait cheminer chez les fées comme dans le Grand Vide Bleu, son jeu préféré. C’était faux.
Dans le Grand Vide Bleu, il suffisait d’un peu d’habileté, de beaucoup de pratique, d’une bonne dose de persévérance ainsi que d’un brin de chance pour accéder à un monde meilleur. Au royaume caché, les héros avaient le devoir d’être non seulement ardents, mais aussi exceptionnels, irréprochables, fabuleux. Les fées réclamaient de véritables héros, capables d’extraire le meilleur d’eux-mêmes, de dompter leurs pulsions, de se dépasser encore et encore pour accomplir des exploits véritablement méritoires.
Une phrase triste martelait l’esprit de Jacob et il s’entendit la prononcer à haute voix :
— Les fées m’ont abandonné.
Au même moment, Jacob se retourna, alerté par une présence. Des silhouettes venaient de glisser derrière deux hautes tours de pierre. Jacob reconnut les corps maigres surmontés d’une tête de bouquetin. D’autres surgirent, il y en eut bientôt des dizaines. Jacob comprit qu’il n’était plus invisible : les fougres l’avaient repéré.
Un cri détestable retentit et les créatures immondes s’élancèrent à sa poursuite. Jacob eut envie de hurler : « Vous n’avez rien compris ! Je ne suis pas l’Élu ! Les fées se sont trompées ! » Au lieu, il accéléra sa course, sans savoir si son instinct de survie était plus puissant que son désarroi.
La voix de Rosie continuait de l’appeler pendant que le bruit des sabots heurtant le sol résonnait derrière lui comme une averse de grêle. Jacob se retourna pour évaluer la distance qui le séparait des premiers attaquants. Cent pas. Peut-être moins.
Il se souvint alors d’une autre cavalcade enfouie dans les trésors de sa mémoire et revit Simon-Pierre, fier chevalier descendant de sa monture pour livrer un secret à son jeune frère.
— J’ai eu tort de me laisser abattre, confiait Simon-Pierre. Bêtement, stupidement, j’ai perdu la foi.
Lorsque ces paroles franchirent la frontière de sa conscience, Jacob eut l’impression d’être traversé par un courant électrique. Il bondit, tel un cerf en présence du danger, détalant parmi les hautes pierres, fonçant vers un lieu précis. Les fougres accélérèrent aussitôt, ponctuant leur course de longs sauts.
Jacob se trouva soudain devant une tour de pierre semblable à toutes les autres. C’est là que le chant de Rosie le menait. Droit devant. Il en était sûr. S’il continuait d’avancer, il allait s’écraser contre cette haute pierre debout. C’est pourtant ce que la voix de Rosie l’incitait à faire.
Le martèlement des sabots des fougres était devenu assourdissant. Il sentirait bientôt leur haleine dans son dos. Jacob était aux abois. La voix de son grand frère s’unissait maintenant à celle de Rosie, le pressant de ne pas abandonner.
— C’est une question de foi, Jacob, murmura Simon-Pierre.
Ahuri par son geste et horrifié par le choc à venir, Jacob fonça vers la tour de pierre.
Il n’y eut pas d’impact. Ce fut comme si la pierre s’ouvrait et l’avalait. Lorsqu’il regarda derrière lui, il n’y avait plus de fougres.
Il venait de pénétrer dans une tour de pierre.
Au début, l’obscurité fut totale. Jacob ne distinguait rien d’autre qu’un grondement sourd. À force de scruter l’espace, ses yeux s’habituèrent à l’obscurité. Il avait atteint une galerie très haute mais étroite. En explorant le roc froid autour de lui, Jacob trouva une syre déposée dans une cavité naturelle. Ces chandelles utilisées par les roufs s’allumaient d’un souffle. Jacob répéta le geste enseigné par Grou. Une flamme vint aussitôt coiffer la mèche.
Jacob éleva la syre au-dessus de sa tête. Une sensation d’étouffement le prit à la gorge. Il était prisonnier d’une tour sans issue. Un bruit de torrent l’incita à bouger la syre afin d’examiner le sol. Il aperçut une large fissure d’où provenait la rumeur de l’eau.
Jacob évalua que la crevasse faisait environ un mètre de large sur deux de long. Sa profondeur était impossible à évaluer. Il eut beau s’étendre à plat ventre et bouger sa syre pour tenter de voir ce qui se cachait dans les profondeurs du gouffre, il n’y trouva qu’un vide terrifiant.
Le constat était clair : il pouvait mourir dans cet espace réduit ou sauter dans le vide avec le fol espoir de survivre à cette chute libre.
« C’est une question de foi », lui avait rappelé Simon-Pierre.
Jacob sauta.