L’ULTIME ÉPREUVE

Jacob se retourna. Derrière lui, les cimes des mangoliers bordaient le ciel morne d’une fine dentelle sombre. Droit devant, les hautes tours de la vallée de pierres semblaient animées d’une vie propre. Si seulement un de ces géants de roc pouvait lui indiquer où se cachait le sentier menant au château de la reine. Jacob plongea une main dans sa poche pour en retirer la montre-boussole.

L’aiguille affolée oscillait entre le nord et l’ouest, entre le château de la reine et un autre lieu, quelque part dans la vallée de pierres. Pourquoi ? Jacob n’eut pas le loisir d’imaginer une réponse. L’aiguille disparut pendant qu’une image s’imprimait. Jacob eut encore une fois l’impression de plonger dans un tableau.

Des centaines de fougres étaient dissimulés derrière les hautes tours de la vallée des pierres debout. Ils attendaient. Qui ? Quoi ? Jacob reconnut le vacarme de son cœur frappant durement contre sa poitrine. Puis l’écho des mêmes battements à ses tempes. Un sombre pressentiment le fit frémir. Il eut aussitôt envie de piétiner la montre souvenir. Écraser la vitre, briser l’image. Quand donc se tarirait la source d’horreur ?

Lorsque la scène lui apparut plus clairement, il reconnut le chef des nains qu’il avait croisé en route vers la forêt des krounis. Bartok avançait en éclaireur. Une bonne distance le séparait des autres nains marchant derrière lui d’un pas synchronisé, leurs grosses bottes martelant fermement le sol.

Plusieurs fougres se déplacèrent furtivement pour mieux épier la progression des nains. Ils attendaient, prêts à attaquer. Collée à leur dos, la lame des coutelas arrachait des éclats de lumière au soleil de jour.

Jacob fourra la montre dans sa poche. Guidé par son œil magique, il s’élança vers ce lieu où la guerre allait éclater. Il courut comme jamais dans sa vie, animé par une fureur si grande qu’il lui semblait impossible d’arriver trop tard.

Peu à peu, il parvint à distinguer des sons. Il mit un moment avant de reconnaître le refrain des nains, scandé d’une voix nasillarde. Les petits hommes ne savaient-ils pas qu’ils se dirigeaient droit vers un guet-apens ?

Jacob accéléra jusqu’à ce qu’une crampe lui déchire le ventre. Il poursuivit sa course malgré tout, le cœur dans la gorge, sans faillir, sans faiblir, zigzaguant parmi les pierres, guidé par le refrain des nains.

Il aperçut d’abord les fougres. Ils étaient partout, dissimulés derrière les tours de pierre, exactement comme il avait vu sur l’écran de la montre-boussole. Les lames des coutelas brillaient contre leur vilaine peau grise et leurs membres disgracieux semblaient tendus comme un ressort.

Jacob s’approcha en prenant soin de ne pas être entendu. Les fougres regardaient droit devant, ils ne l’avaient pas encore repéré. Un fougre éleva son arme, prêt à l’abattre sur une première victime.

Bartok apparut. Son visage rougeaud devint blanc comme neige lorsqu’il vit le fougre fondre sur lui. Jacob se rua sur l’attaquant et le fit rouler sur le sol. Le fougre lâcha le manche du coutelas. Trop tard… Bartok gisait inanimé, les yeux révulsés, les lèvres ouvertes sur un cri qui ne retentirait jamais.

Les prunelles jaunes du fougre se vissèrent dans le regard charbonneux de Jacob. C’était une pure ruse, une manière d’empêcher le jeune humain de regarder ailleurs. Jacob le comprit. Lorsque le fougre allongea un bras pour reprendre le coutelas planté dans la poitrine de Bartok, Jacob fut plus rapide. Il agrippa fermement l’arme.

Sa main faillit glisser sur le manche lorsqu’il sentit les crocs du fougre se planter dans sa cuisse, mais il tint bon et arracha l’arme. Consterné par l’acharnement de Jacob, le guerrier de Zarcofo prit peur. Jacob en profita pour le maîtriser, enfonçant ses genoux dans le ventre mou du fougre, une main plaquée sur son cou trop long, l’autre élevée, l’arme accrochée au poing.

Les yeux du fougre roulaient en tous sens et des chuintements sordides fusaient de sa gorge. Son haleine fétide et l’odeur âcre de sa sueur écœurèrent Jacob. Il n’avait jamais éprouvé un tel sentiment de dégoût et de haine. Il avait hâte de planter la lame tranchante du coutelas dans la chair flétrie du fougre, hâte de voir gicler ce sang qu’il devinait noir, hâte d’entendre le cri d’agonisant fuser parmi les pierres debout.

L’abominable créature avait martyrisé des elfes avant de mettre à mort le chef des nains. Combien d’autres supplices avait-elle perpétrés ? Il devait empêcher ce monstre de continuer le carnage. Le tuer. Non seulement par devoir, mais aussi parce qu’il en avait fortement envie.

Jacob évita de croiser les prunelles trop brillantes. Il devinait, d’instinct, les pouvoirs maléfiques du fougre. Il devait l’abattre. Tout de suite.

Ses doigts se resserrèrent autour du manche du coutelas. Les pulsions qui le gouvernaient pulvérisaient toute autre énergie. Elles semblaient sourdre d’un lieu inconnu, rarement sinon jamais fréquenté. Jacob se sentait puissant. Mais lourd. Écrasé par cette énergie qui le dévorait. Il éleva l’arme un peu plus haut afin d’avoir suffisamment d’élan pour transpercer la chair. Stupéfié par la fureur de son adversaire, le fougre n’opposa aucune résistance.

L’arme descendit à toute vitesse mais s’arrêta juste avant de fendre la peau du fougre. La main de Jacob se mit à trembler. Un combat de titan faisait rage en lui. Son ardent désir de massacrer le fougre s’opposait soudain à un sentiment d’alerte inexplicable. Des voix endormies s’éveillaient au creux de sa conscience, l’avertissant d’un grave danger.

Jacob les laissa monter, attentif à ce rappel d’une part de lui-même plus lumineuse que celle qui le gouvernait à présent. Il lutta pour disperser les nappes d’ombre qui menaçaient de l’engloutir, conscient que des forces étrangères l’avaient investi et bataillaient ferme pour prendre le contrôle de sa volonté. Jacob résista jusqu’à ce qu’il ait l’impression d’émerger d’un cauchemar.

Un chant unique inondait maintenant la vallée. Les pierres elles-mêmes semblaient remuées par ces sons. Pendant un bref moment, Jacob fut transporté dans le cratère des géants où la voix de Rosie avait le pouvoir d’allumer, de pétrifier, de calmer et de consoler. Il la revit, debout devant l’assemblée des siens, réaffirmant sa foi en la morale des fées qui dicte aux géants de ne jamais user de violence, même s’ils pouvaient, de leurs seules mains, broyer la plupart de leurs attaquants. « Je crois et je croirai toujours en cette difficile paix que défendent courageusement les fées », avait affirmé Rosie en promenant son unique œil bleu sur les géants excités par les récits cruels de Gork.

Une certitude fulgurante s’imposa à l’Élu : il venait de frôler un gouffre. Il avait failli tout perdre en succombant à la haine. Le coutelas glissa de sa main et tomba sur le sol. Le fougre s’en empara aussitôt et visa la poitrine de Jacob.

L’arme fendit l’air et se planta dans le sol en répandant une gerbe de poussière de sable.

L’Élu avait disparu.