UN SAC DE CHAIR ET D’OS

Une étroite vallée serpentait entre le sommet principal et les montagnes environnantes. On aurait dit que ces dernières souhaitaient rester à distance respectueuse. Le sol caillouteux était semé d’arbustes bas dont les minuscules fleurs ivoire répandaient un parfum vanillé. Jacob avait d’abord cru n’être qu’à quelques kilomètres de la base du pic de Tar, mais il n’en finissait plus de s’en approcher.

Un vent tiède agitait les maigres feuillages et soulevait une fine poussière de sable. Des oiseaux bien dissimulés émettaient de rares cris pour signaler leur présence. Jacob avait l’impression de s’enfoncer dans une mer de montagnes et à quelques reprises il eut peur, soudain, que cet océan de crêtes sombres ne l’avale.

Petit Poilu s’était rapidement endormi, blotti sous la chemise de Jacob. Ce dernier venait à peine de s’avouer qu’il avait très soif lorsqu’un étang bordé de joncs pâles s’étala devant lui. Jacob s’immobilisa, ébahi par cette apparition dans un paysage aussi aride. L’eau était claire et délicieusement invitante. Petit Poilu commença à s’agiter. Jacob le libéra, puis il s’agenouilla pour boire. Au moment d’enfouir son visage dans l’eau, il fut pris d’une appréhension subite. Comment savoir si cette nappe d’eau, miraculeusement placée sur sa route au moment même où il commençait à éprouver la soif, n’était pas un piège ?

La réponse vint de Petit Poilu. Le xélou lapait déjà l’eau goulûment. Lorsqu’il fut rassasié, il claqua plusieurs fois sa petite langue en émettant de drôles de bruits de contentement. La scène était trop éloquente pour que Jacob nourrisse d’autres inquiétudes. Il but longuement et s’aspergea avec délices d’eau fraîche. Puis il arracha des joncs afin de manger les bulbes tendres comme le lui avaient appris Rosie et Liénard dans le cratère des géants.

Jacob continua sa route dans un état second, à l’abri de toute pensée. Il n’éprouvait plus ni fatigue, ni soif, ni faim, ni peur, à croire que l’eau qu’il avait bue était enchantée. Le temps n’existait plus, rien n’avait de durée. Il n’était qu’un corps en mouvement, une simple silhouette progressant dans le cadre phénoménal d’une nature surdimensionnée.

Le pic de Tar se dressa soudainement devant lui, aussi haut qu’imposant. Un frisson courut dans le dos de Jacob, des épaules jusqu’à la chute des reins. Il avait enfin atteint ce lieu grandiose : la plus haute montagne du royaume caché ! Il savoura un moment sa fierté. L’angoisse n’avait pas de prise sur lui. Au contraire ! La perspective d’escalader ce géant l’excitait.

Il entreprit d’étudier le flanc rocheux hérissé de rares bouquets d’herbe pâle. Un semblant de sentier serpentait jusqu’au sommet. À première vue, le pic de Tar s’avérait plus accessible qu’il ne l’avait imaginé. Le dénivelé était important, mais la pente était moins accentuée qu’une paroi d’escalade. L’ascension s’annonçait plus longue que périlleuse.

Malgré tout, Jacob amorça la montée avec des papillons au ventre en se souvenant qu’au royaume caché les apparences étaient souvent trompeuses. Il progressa rapidement, pressé par le souvenir des images aperçues sur la montre-boussole et par une vague appréhension qui n’était pas simplement due à l’exploit exigé. Il sentait qu’il devait faire vite.

Petit Poilu avançait en sautillant, nullement éprouvé par le degré de la pente. Jacob dut bientôt freiner son ardeur. Son souffle était court, son pouls excessivement rapide et le sang battait fort à ses tempes. Il parvint à mieux respirer en diminuant l’intensité de son effort. Toutefois, les muscles de ses cuisses commencèrent à le faire horriblement souffrir, si bien qu’il dut s’arrêter à plusieurs reprises pour masser ses membres.

Quand la douleur devint lancinante, Jacob se rappela les enseignements de Léonie. Sa fée-marraine lui avait appris à diriger ses pensées afin de mieux supporter une épreuve physique. Jacob tenta d’imaginer Youriana au sommet du pic de Tar, frêle silhouette enchantée porteuse de tous les espoirs des petits peuples magiques… Aussitôt, il se sentit plus léger.

Il la revit dans sa robe bleue au pied de la chute, le cœur brouillé et les yeux d’orage. Puis, tremblante, adossée au mur de la falaise. Il se souvint d’elle, étendue à ses côtés sur les pierres lisses, leurs gestes accompagnés du tumulte de l’eau, et il l’aperçut encore, pâle et lumineuse sur le lit étroit de la chambre au cinquième étage de l’hôpital de Sainte-Lucie. Où qu’elle fût, dans quelque décor qu’elle apparût, la même magie opérait : Jacob sentait le printemps fleurir en lui. Il savait désormais, hors de tout doute, qu’il ne saurait vivre sans elle.

Le soleil déclinait lentement lorsque Jacob s’était lancé à l’assaut du sommet et la nuit se répandit sans qu’il s’en aperçoive. Jacob se prit tout à coup à fouiller le ciel en quête d’un soleil pâle et trouva, à la place, un vaste champ d’étoiles répandant des lueurs bleues. Petit Poilu s’était lassé de marcher. Il dormait à nouveau sous la chemise de son protecteur, sa fourrure chaude se soulevant au rythme de sa respiration. Jacob s’était habitué aux protestations douloureuses des muscles de ses jambes, mais une lourde fatigue l’abrutissait.

Il aurait eu besoin de s’étendre pour se reposer, malheureusement le sol était trop pentu pour qu’il puisse s’y allonger. Il eut le réflexe de plonger une main dans sa poche, reconnut la montre-boussole, la retira et examina le boîtier. Sous la vitre, l’aiguille indiquait sagement le nord.

Jacob continua d’avancer, la montre dans sa main. Au bout d’un moment, le métal devint si brûlant que Jacob ne put s’empêcher de laisser tomber l’objet. Lorsqu’il s’agenouilla pour le ramasser, des images défilaient sous la vitre un peu égratignée. Il garda les yeux rivés sur le minuscule écran jusqu’à ce qu’il ait l’impression de le traverser.

Le corps secoué de tremblements, Jacob assista ainsi au spectacle de Léonie en larmes au chevet de Théodore. Il sut immédiatement que son parrain était mort. Il nota l’immobilité effroyable des membres, la peau crayeuse, la rigidité des traits du visage, les yeux encore ouverts, perdus dans un horizon invisible. Toute trace de vie avait fui. Théodore Jobin n’était plus qu’un pauvre sac de chair et d’os.

Un cri semblable à un long hurlement s’échappa de la bouche de Jacob. Il résonna longtemps entre les montagnes avant de se transformer en une plainte plus sourde. Jacob venait de saisir que Théodore Jobin n’existerait plus jamais qu’en ses souvenirs. Il n’apostropherait plus jamais son filleul, il ne lui cracherait plus des vérités brutales et il ne poserait plus jamais sur lui un regard empreint de fierté en prononçant le mot « Élu ».

Le vieil homme ne connaîtrait pas l’issue du périple de son filleul et il ne régnerait plus sur l’imposant manoir au bout d’un étroit chemin qui s’enfonçait sous les arbres. Il ne chercherait plus à résoudre le mystère de son fameux sérum ni à percer les secrets des fées. Tout cela semblait trop atroce, trop définitif, trop injuste. Jacob éprouva un sentiment de vide désespérant. Un phare venait de s’éteindre dans sa nuit.

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L’aube déroulait à présent de longues écharpes pourpres sur un ciel sans nuages. Devant Jacob, l’aiguille rocheuse du pic de Tar s’élevait fièrement, abrupte et effilée. L’adolescent s’attaqua au dernier segment de l’ascension avec des gestes d’automate, précis et efficaces, sans jamais hésiter et sans s’autoriser la moindre pause. Il dut utiliser ses mains en guise d’appui pour se hisser jusqu’au sommet tant la pente était rude durant les derniers mètres.

Là-haut, le silence était saisissant, à croire qu’aucun animal ou être vivant ne parvenait jamais à grimper jusque-là. Le vent lui-même s’était tu. Petit Poilu frétillait d’impatience sous la chemise de son protecteur tant il avait hâte de se dégourdir. Jacob hésitait à le déposer sur le sol car les risques de chute semblaient considérables.

L’annonce de la mort de Théodore avait dévasté Jacob, engourdissant ses perceptions comme ses pensées, si bien qu’il n’avait pas pleinement conscience d’avoir enfin franchi une étape si cruciale. Il se pencha finalement pour déposer Petit Poilu. En se redressant, il fut frappé par le paysage à ses pieds. La vallée des pierres debout ! Une géographie d’un autre monde.

Lorsqu’il avait entrevu ces formations de roc sur l’écran de sa montre-boussole, le décor lui avait paru impressionnant, mais ce qui se déployait sous ses yeux était véritablement grandiose. Ce n’était pas tant la hauteur des tours de pierre magnifiquement sculptées par l’eau et le vent qui épatait le spectateur, mais la vastitude du tableau. Des milliers de tours aux couleurs de sable, résolument dressées vers le ciel, s’étalaient à perte de vue. On aurait dit une armée de géants prête à s’ébranler.

Jacob n’arrivait pas à détacher ses yeux de la scène. Cette forêt de hautes pierres lui semblait tout à la fois somptueuse et redoutable. À l’étonnante impression que ces tours puissent être vivantes, s’ajoutait le souvenir de Rosie poursuivie par les fougres. Les guerriers de Zarcofo l’avaient-ils rattrapée ? Ou était-elle cachée quelque part parmi ces pierres ?

Jacob sentait que de grandes puissances lui avaient donné rendez-vous dans cette vallée. Une voix secrète l’avertissait que la traversée serait mémorable.