LA REQUÊTE DE LAURIANE

En ouvrant les yeux, Rosie crut qu’elle avait franchi la frontière des vivants et trouva ce monde encore plus beau que ce qu’elle avait pu imaginer. Elle était étendue sur un lit à sa taille dans des draps propres et soyeux parfumés de jiades et de fleurs de yacoub. Une lumière dorée se détachait de la haute fenêtre devant elle. Sinon, tout ce qui l’entourait avait la couleur des nuages ou de la neige.

Une musique apaisante emplissait la pièce. Rosie reconnut le son délicat des flûtes d’elfes taillées dans un roseau. C’était doux et bon. Merveilleusement doux et bon. Rosie ferma les yeux et bascula aussitôt dans de nouveaux songes.

Des pas glissèrent bientôt sur le sol. Filavie, la cousine de Youriana, s’approcha de la fillette géante. Elle espérait user de magie pour nettoyer les plaies de leur protégée sans la faire souffrir. La veille, à la demande de la reine Lauriane, le vieux magicien Fédral avait quitté la forêt des elfes pour se transporter jusqu’au château de la souveraine, dans le désert de glace.

De ses mains reconnues pour guérir, Fédral avait rapproché les chairs là où les fers des fougres avaient plongé si profondément que les os et les muscles étaient à découvert. Comme tous les vieux magiciens, Fédral vivait reclus, entièrement occupé à parfaire ses pouvoirs. Malgré tout, il était accouru, sans même user de magie pour dissimuler sa haute silhouette.

Fédral s’était dit heureux de porter secours à la jeune géante qui elle-même connaissait si bien les pouvoirs des herbes et des fleurs et savait en faire bon usage. Il lui avait fait boire une infusion de graines de zioux avant d’appliquer des cataplasmes de cendres et de sève sur ses blessures. Puis Filavie l’avait veillée comme seules savent le faire les fées.

Les songes de Rosie parurent se peupler de menaces pendant que Filavie épongeait les plaies sur ses bras et sur ses jambes. La jeune fée poursuivit sa tâche en chantonnant une berceuse de sa voix flûtée. Le son calma momentanément la fillette géante, mais son corps se raidit et son œil bleu s’ouvrit soudain, apeuré, lorsque Filavie pressa un linge humide sur l’arcade sourcilière fendue. De vieux souvenirs de torture venaient d’affluer. Un cri de panique jaillit de la bouche de Rosie.

La plainte mourut dans sa gorge lorsque Rosie aperçut Filavie. Du coup, elle oublia ses peurs et sa douleur. Plus rien n’existait que cette apparition radieuse. Une fée ! Rosie n’en avait jamais vue. Cette vision la troublait d’une manière telle que le ravissement se mêlait à la consternation.

La fillette géante n’avait jamais osé se plaindre de son visage troué et de la vilaine chair au bout de son bras droit. Elle avait accepté son sort et essuyé les paroles de mépris des géants au cœur mauvais comme Gork. Une foi lumineuse et une prodigieuse capacité d’émerveillement lui donnaient l’impression de resplendir. Toutefois, cette douce assurance ne tenait plus pendant qu’elle contemplait Filavie. Tant de beauté l’émouvait. En même temps, elle ressentait cruellement l’horrible différence entre la beauté parfaite de cet être gracieux et son propre corps démoli.

Une larme glissa de l’œil bleu et vint s’échouer dans le cou de Rosie. Filavie saisit ce qui se tramait derrière le front meurtri de la jeune géante. Comment pouvait-elle faire comprendre à cette fillette massacrée par Zarcofo à la naissance que le sorcier n’avait pas réussi à lui ravir sa beauté ? Et que même dans ce château où tout était somptueux, Rosie la petite géante irradiait.

Filavie lança une prière à Tar, l’enjoignant de l’aider à trouver une manière de rassurer sa jeune protégée. La fée dut être entendue car l’œil bleu de Rosie s’illumina peu à peu. La fillette géante ancra son regard dans celui de Filavie et y resta longuement accrochée comme pour y puiser toutes les vérités consolantes qu’elle pouvait y trouver. Elle s’endormit ainsi et connut de belles heures de sommeil réparateur.

Filavie la veilla trois jours et trois nuits. Au quatrième matin, Rosie put s’asseoir puis faire quelques pas. Elle ne s’était pas plainte une seule fois alors même que ses blessures cicatrisaient difficilement malgré les bons soins de Filavie et des elfes qui l’assistaient. Ses premiers pas lui arrachèrent une plainte aiguë qu’elle s’empressa de refouler. Elle devait absolument réussir à marcher puisque la reine la réclamait.

Filavie usa de magie pour atténuer le supplice de Rosie pendant qu’elle guidait la fillette géante dans les longs couloirs de marbre blanc et de cristal aux plafonds si hauts que la géante pouvait avancer debout. Après avoir croisé plusieurs corridors, elles s’arrêtèrent finalement devant la porte de la grande salle où Lauriane, reine fée du royaume caché, luttait contre la mort avec l’espoir fou de tenir bon jusqu’à ce que Youriana revienne.

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— As-tu bien compris, Rosie ? demanda doucement Lauriane à la fillette géante agenouillée à son chevet.

Rosie déglutit. Elle aurait voulu lire le visage de la reine. Malheureusement, elle ne voyait qu’un lit vide car Lauriane restait invisible. Filavie avait expliqué à Rosie qu’elle-même ne pouvait voir la reine. En se dissimulant à son entourage, aussi restreint fût-il, la fée souveraine préservait ses forces.

— Oui, j’ai compris, souffla Rosie.

— Te sens-tu capable d’accomplir cette tâche ? s’enquit encore Lauriane.

La haute silhouette de Rosie tressaillit. La fillette jaugeait pleinement la gravité de ce que lui réclamait la reine. Pourquoi elle ? Il existait pourtant d’autres géants, plus grands, plus vieux et plus puissants. La requête de Lauriane exigeait des habiletés précises, une sagesse inestimable, un courage indestructible et même une part de magie.

Rosie perçut le rire cristallin de la reine fée et elle l’entendit répondre à sa question muette.

— Je t’ai choisie, belle Rosie, avec l’accord de mes sœurs fées et des elfes délégués au conseil du royaume. J’avais déjà consulté les représentants de maints petits peuples. Tous étaient d’accord avec ma proposition. Ton cœur est immense et il s’épanouit magnifiquement au fil des saisons de ta vie. Tu sais parler aux bêtes et percer le secret des plantes. Ta voix est magique. Elle peut endormir, statufier, éclairer ou ensoleiller ceux qui t’entourent.

« Ce n’est pas pour rien que Zarcofo s’est acharné sur toi. Le sorcier est tout naturellement attiré par les êtres exceptionnels. Lui et ses émissaires te pourchasseront avec plus de ferveur que n’importe quel autre géant. La prochaine fois qu’ils te captureront, sois certaine qu’ils déploieront une cruauté ravageuse car ils ne peuvent supporter que des puissances enchantées parlent à travers toi. Les fées ont pu te protéger au moment où tu allais succomber à l’assaut des fougres, Rosie, mais si les guerriers de Zarcofo te font prisonnière à nouveau, nous ne pourrons plus te secourir car nos forces se tarissent.

« Je devrais déjà avoir quitté ce royaume pour vivre parmi les étoiles. Que je sois ici et que je te parle constitue une belle victoire des forces merveilleuses, mais en l’absence de Youriana, Zarcofo continue de gagner rapidement du terrain. Les prochains soleils seront décisifs. Le sort du royaume s’y jouera. »

Rosie hocha la tête sans savoir si la reine fée l’observait. Il ne lui restait plus qu’à répondre. Accepter une tâche sans doute irréalisable ou refuser d’assister les fées. Rosie aurait eu besoin de sonder son cœur, mais il était trop lourd de chagrin.

Peu avant que les fougres ne fondent sur elle, la jeune géante avait trouvé le corps de son père, inanimé. Liénard n’avait pas eu sa chance. Il avait succombé à l’attaque des guerriers éclaireurs dépêchés par Zarcofo. Du bout des doigts de son unique main, Rosie avait elle-même abaissé les paupières de son père avant de l’abandonner aux grands rapaces sillonnant le ciel.

La mort de Liénard n’était-elle pas la preuve que ce que proposait la reine fée tenait de l’utopie ? Zarcofo avait déjà accumulé des trésors de puissance. Jamais auparavant n’avait-il été aussi redoutable. Comment pouvait-elle même oser se mesurer à lui ? Pourtant, Rosie était persuadée que son père l’aurait encouragée à accéder à la requête de Lauriane. Il aurait trouvé les mots pour la convaincre de dire oui. Liénard optait toujours pour le courage. Il aimait répéter que la peur est le pire ennemi, que les armes n’ont aucune place au pays des fées et que les géants ont pour glorieuse mission de promouvoir la paix.

— J’accepte, s’entendit répondre Rosie d’une voix étonnamment ferme.

— Bien, répondit simplement la reine.

Rosie se tourna vers Filavie. La jeune fée ne bougea pas. L’entretien n’était sans doute pas terminé.

— Filavie veillera sur toi, Rosie, ajouta la reine d’une voix solennelle. Elle t’accompagnera alors même que tu te croiras seule. Quant à moi, tant que j’habiterai ce château et encore lorsque je serai devenue étoile, je te suivrai de loin en loin et te réserverai des forces enchantées.

Un profond silence suivit ce rappel de la disparition prochaine de la reine fée : tous les peuples enchantés, grands et petits, semblaient l’avoir entendue.

— Bonne route, Rosie. N’oublie jamais que tu es fée dans ton cœur sinon dans ton sang, murmura encore Lauriane d’une voix si tendre que l’œil bleu de Rosie se voila.

Filavie entraîna la fillette géante hors de la pièce. Malgré la lourdeur de ses membres meurtris, Rosie avait l’impression de flotter.