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Ludwig a réservé une chambre dans une auberge. Voilà, tout est organisé. Pour faire mélo, j’ai envie de dire que l’étau se resserre sur moi, mais je trouve que j’exagère. Nous dirons simplement que je n’avais qu’à maîtriser ma grande mandibule maladroite. Je ne récolte que ce que j’ai semé, voilà tout.

Et, en y repensant bien, cela n’est pas si grave. Seulement un peu contrariant. Est-ce Sésame ou moi que j’essaie de convaincre? Les deux peut-être? Toujours est-il que je me dois d’être forte dans l’adversité – le mélo, décidément, me colle à la peau.

Je suis dans mon atelier, vaste pièce drapée de tentures ocrées et de lourds rideaux bordeaux voilant la lumière du jour. Je tourne en rond. Je m’assois dans un fauteuil, j’allume une petite lampe antique dont le faible éclairage ambré met en relief les toiles accrochées au mur, de même que celles en chantier, posées sur des chevalets. J’observe autour de moi la multitude d’objets hétéroclites qui forment un fouillis indescriptible : sculptures, bibelots, statuettes, souvenirs de voyage… La pièce est surchargée, une vache y perdrait son latin.

Assurément, la pièce est à l’image de mon chaotique monde intérieur.

Je grille une cigarette. Dans un élan incontrôlable, j’ai acheté un paquet… Une autre généreuse offrande du passé, je présume. Quand on sait que je ne fume plus depuis une douzaine d’années! Cela dit, je n’ai pas d’inspiration. Toutes mes œuvres me semblent laides et insipides, tout à coup. Dans le clair-obscur ambiant, je repense à l’auberge et à Ludwig, je me construis des scénarios qui tournent en boucle dans ma tête. Ça y est, je fais une attaque d’anxiété, à moins que ce ne soit une phase critique de recherche d’identité. Damnation! la crise de la quarantaine s’abat sur moi. Est-ce que c’est deux fois la crise des vingt ans? Espérons que non.

J’imagine Sésame qui se gratte le ventre en disant : « Ma parole, quelques souvenirs de collège, qu’est-ce qu’on en a à cirer? Qu’est-ce que tu as de si terrible, de si scandaleux à cacher à l’homme de ta vie, qu’il ne puisse le savoir sans que tout s’écroule autour de vous? Et après vingt ans, qui plus est? As-tu commis un meurtre, maltraité une pauvre petite vieille, fait du harcèlement téléphonique? Qu’est-ce que tu as à te tourmenter? »

Je me sens toute penaude. Mon attitude est complètement injustifiée. Je m’en rends bien compte, je complique tout, je m’empêtre dans les fleurs du tapis, je fais des montagnes avec des riens, des tempêtes dans un verre d’eau et que sais-je encore? Comble de l’absurdité, même mes métaphores sont boiteuses.

Malgré tout, un fait demeure : à travers toutes mes peurs plus ou moins fondées, celle que Ludwig s’éloigne de moi commence sérieusement à m’étreindre le cœur. Parce que je me redoute, d’une part, mais aussi parce que je sens bien qu’il y a anguille sous roche, ou baleine sous le gravier, si on souhaite une métaphore plus recherchée… La dissimulation du rendez-vous au restaurant vietnamien n’est qu’un indice parmi d’autres. Depuis dix ans, nous avons bien eu des hauts et des bas, mais c’est la première fois que j’ai ce doute collé aux tripes. C’est désagréable et cela ajoute à mon désarroi devant ce qui pourrait résulter de toute cette aventure des retrouvailles. Au point où j’en suis, je ne peux, hélas! même plus envisager d’annuler ma participation à cet événement. Ce serait fuir, mais j’achèterais à crédit la paix de l’esprit pour tout de suite… avec assurément bien des intérêts sur regrets plus tard.

Pour couronner le tout, il y a Sésame qui fait son entrée dans la pièce. Il marche comme un empereur, le port altier, la tête haute, l’air suffisant. Je crois qu’il est las lui aussi. Il vient me donner un ultimatum. Il me dit calmement que je dois cracher le morceau, qu’il ne partira pas d’ici sans savoir et que je baisserai dramatiquement dans son estime si je n’obtempère pas. « Eh quoi! les menaces, qu’est-ce que cela, que je lui réponds d’un air chagrin? Monsieur se prend pour un persan de sang noble alors qu’il n’est qu’un vulgaire rouquin de gouttières! Et je t’annonce, cher Sésame, que tu portes un collier de toc autour du cou; surtout, ne te prends pas pour un tsar! »

« Balivernes », miaule-t-il. Il me dit qu’il en a marre, qu’il veut que je cesse de le faire languir. Et surtout, que je me calme, vraiment, d’abord parce que je deviens malpolie, ensuite parce que je finirai avec une attaque d’apoplexie. Et que je l’aurai bien cherché. « Et mérité », ajoute-t-il, le museau aristo.

Il prend ses aises sur son coussin – il est bleu royal! à quoi ai-je pensé? – et il attend. Il me regarde et plisse les yeux. Il est résolu comme jamais. « Alors, raconte. Qu’est-ce qui s’est passé avec elle? » m’interroge-t-il.