LA FIN DE LA COURSE
Convoitez toutes les bonnes choses que vous verrez. Laisser nos désirs guider nos actions est le seul moyen de nous enrichir et de mener une vie satisfaisante.
Cullossax et Kirissa passèrent la matinée à marcher dans les profondeurs de la forêt, dessinant un large cercle et repassant plusieurs fois au même endroit pour tenter de brouiller leur piste. Ils devaient laisser une odeur aussi forte que possible. Par deux fois, ils quittèrent leur cercle, firent quelques centaines de pas et rebroussèrent chemin à reculons, mettant les pieds dans leurs propres traces au lieu d’en créer de nouvelles. La troisième fois, ils s’éloignèrent le long du sol plus ferme sous une rangée d’aulnes.
Quand on pèse plus de deux cents kilos, il n’est pas aisé de dissimuler ses empreintes. Cullossax et Kirissa firent de leur mieux, ratissant des feuilles derrière eux, mettant plus d’une heure à parcourir moins d’une demi-lieue. Lorsqu’ils découvrirent un petit lac, ils entrèrent dans l’eau et longèrent la berge jusqu’à une plage rocheuse. De là, ils gagnèrent un bosquet plus touffu que le reste de la forêt.
Malgré le couvert des arbres, la lumière du soleil restait aveuglante pour des wyrmlings. Cullossax devait tenir la main de Kirissa qui clignait des yeux pour chasser ses larmes de douleur. Lui-même faisait de son mieux pour rester stoïque. Mais comme le soleil grimpait dans le ciel au fil des heures, ses rayons dardant à travers les frondaisons brûlèrent la peau blême du tourmenteur, qui vira au rouge et se mit à cloquer. Désormais, Cullossax frémissait au moindre contact, et sa sueur salée ne faisait qu’empirer son état.
Pour pouvoir tourner le dos au soleil, les deux fuyards durent prendre la direction du nord-ouest, soit l’exact opposé de la direction dans laquelle ils voulaient aller. Mais ils finirent par découvrir une route. Oh, ce n’était pas une route wyrmling, assez large pour les charrettes à bras massives dont ils se servaient afin de transporter viande et équipement. Elle ressemblait plutôt à une simple piste comme celles tracées par les petites gens.
Lorsque les deux mondes avaient fusionné, cette route s’était superposée à un désert. Aussi des chardons jaillissaient-ils parfois du sol, et des saillies rocheuses barraient-elles la chaussée par endroits. Mais celle-ci demeurait assez praticable. Elle s’éloignait des collines en serpentant le long d’une pente douce.
Le soleil était à son zénith à présent. Cullossax et Kirissa couraient en s’efforçant d’ignorer leurs brûlures. Bientôt, ils arrivèrent en vue d’un village, un hameau de petites gens. Perplexes, ils s’arrêtèrent à la lisière des arbres pour l’observer.
Des chaumières coquettes, flanquées de cheminées de pierre, se dressaient au milieu de ravissants jardins. Leurs murs clayonnés, aux encadrements de fenêtre en chêne, étaient peints dans un blanc éblouissant. Deux d’entre elles seulement avaient conservé leur toit de chaume. Toutes les portes avaient été défoncées. Des wyrmlings étaient déjà passés par là.
— Viens, dit Cullossax à Kirissa. Voyons si nous pouvons trouver de quoi manger.
Ce n’était pas gagné d’avance. Il ne restait aucun animal visible – ni bœufs ni cochons, même si plusieurs enclos montraient des traces d’occupation récente. Les wyrmlings avaient emmené le bétail avec les habitants. Mais peut-être un humain avait-il échappé à la rafle et se cachait-il encore quelque part dans le village. Sa chair vaudrait bien celle d’une bête.
Les deux fuyards mirent le hameau sens dessus dessous, éventrant les maisons et les granges. Kirissa découvrit quelques armes abandonnées : des couteaux de boucher et une épée courte. Cullossax aurait préféré des fléchettes de guerre ou une grande hache.
Des volatiles picoraient sur la place du village.
— Ce sont des poules, expliqua Kirissa.
Mais quand Cullossax tenta de les attraper, elles lui échappèrent promptement. Le tourmenteur dut se rendre à l’évidence : il n’y avait rien de décent à manger dans les parages.
— Je vais te révéler un secret, finit-il par dire.
Il entraîna Kirissa dans un des jardins, où poussaient diverses plantes. Il renifla un légume rond et feuillu, qu’il rejeta d’un air dégoûté. Mais il cueillit quelques cosses et sortit de terre une poignée de tubercules rouges.
— Mange ça, dit-il à Kirissa. La plupart de nos semblables refusent de l’admettre, mais les wyrmlings peuvent survivre en consommant des végétaux – du moins, un petit moment.
Kirissa le surprit en déclarant :
— Je sais. Dans l’autre monde, je mangeais des légumes tout le temps. Les verts que vous avez ramassés sont des haricots, et les rouges, des betteraves. Je les préfère bouillis avec un peu d’huile d’olive, mais cru, c’est bon aussi.
Ils s’accroupirent dans la pénombre d’une étable. Cullossax mordit dans une des betteraves et éclata de rire.
— Regarde, elle saigne ! Elle saigne plus que certains des soldats que j’ai éventrés !
Bien entendu, les légumes avaient un goût de terre qui ne lui plut pas du tout. Mais ils remplirent son estomac. Après ça, Kirissa et lui se reposèrent, utilisant l’eau d’un abreuvoir pour se rafraîchir et apaiser leurs brûlures.
Une heure plus tard, Cullossax commença à se sentir ballonné et nauséeux. Cette nourriture étrange ne lui réussissait pas. Il dut se soulager dans un coin de l’écurie, et ses déjections répandirent une telle puanteur que Kirissa et lui ne purent s’attarder davantage. Ramassant les couvertures humaines qu’ils avaient trouvées, ils les jetèrent sur leur tête et leurs épaules pour se protéger contre le soleil.
Ils continuèrent à courir pendant le reste de la journée, aveuglés par la lumière démoniaque. Lorsque celle-ci déclina vers l’horizon, à l’ouest, ils durent une fois de plus changer de cap, infléchissant d’abord leur trajectoire vers le sud, puis vers l’est.
Ils dépassèrent plusieurs villages dont la population humaine comme animale avait entièrement disparu. De toute évidence, les chasseurs de Rugassa profitaient de l’aubaine. Le gibier était devenu rare depuis quelques années, mais grâce à la fusion des deux mondes, la viande abondait de nouveau.
Kirissa traînait de plus en plus la patte. Elle avait des difficultés croissantes à suivre l’allure. Je vais trop vite pour elle, c’est en train de la tuer, réalisa Cullossax. Mais le pire, c’est qu’elle me ralentit. Si je l’abandonnais, nos poursuivants la trouveraient. Ils feraient peut-être halte un moment pour s’amuser avec elle.
Cette diversion permettrait peut-être au tourmenteur de s’échapper. Elle ferait peut-être la différence entre sa mort et son salut. Cullossax prit la seule décision logique : continuer seul. Mais il ne la mit pas à exécution tout de suite.
Peu de temps après, Kirissa fut prise de vertige, et elle s’évanouit. Cullossax la souleva de terre et la porta pendant une heure tandis qu’elle dormait sur son épaule. Je vais avoir besoin d’un miracle, songea-t-il.
Et soudain, un miracle se présenta à lui.
Il pénétra dans une ville qui se dressait sur les berges d’une rivière froide et transparente. À l’est se découpait la silhouette d’un château humain dont les drapeaux flottaient au vent, moins de deux lieues plus loin. Des sentinelles arpentaient le chemin de ronde.
À l’ouest, Cullossax entendit un aboiement, le genre de bruit que faisait un garde wyrmling pour informer ses camarades qu’il était réveillé. Visiblement, les semblables de Cullossax n’avaient pas encore réussi à prendre le château. Mais une armée approchait, tapie dans l’ombre des bois.
Il va falloir que je me tienne à l’écart des arbres.
Cullossax repéra au bord de la rivière une barque assez large pour contenir un tourmenteur et une jeune fille. Il vérifia rapidement qu’elle était intacte, déposa Kirissa à l’intérieur et poussa l’embarcation vers le milieu du cours d’eau.
Le courant n’était ni aussi vif ni aussi profond que Cullossax aurait pu le souhaiter. La barque lourdement chargée raclait presque sur un lit de cailloux couverts de mousse, et le soleil déclinant se reflétait sur les flots cristallins. Des insectes aquatiques dansaient au-dessus de l’eau ; parfois, une truite jaillissait pour gober un moustique imprudent qui s’était posé à la surface. Quelques hirondelles survolaient la rivière, qu’elles rasaient parfois pour s’abreuver.
Mais les saules touffus qui se dressaient le long des berges formaient un mur de verdure, dissimulant les deux fugitifs aux regards. Et la barque les emportait sans laisser de piste odorante, leur permettant de s’échapper tout en se reposant.
Cullossax se réveilla en sursaut bien après la tombée de la nuit. Kirissa s’était déjà levée et avait empoigné les rames pour les faire avancer plus vite. La coque de la barque venait de racler sur un rocher ; c’était la légère secousse qui avait tiré Cullossax de son sommeil. La rivière devenait de moins en moins profonde.
Pendant que le tourmenteur dormait, le paysage avait changé radicalement. Finis les collines verdoyantes, les charmantes bourgades et les bosquets à l’ombre rafraîchissante. Désormais, le long des deux berges, un maigre rideau d’herbe cédait la place à un terrain rocailleux, du grès presque blanc dans la lumière des étoiles. Il n’y avait plus ni arbres ni autre relief pour dissimuler les fugitifs.
— J’ai entendu parler de ce désert, commenta Cullossax. On l’appelle l’Oubli. Il y a rien à manger ici que des lézards et quelques lapins. Nous devons descendre la rivière Parfois, qui y zigzague sur maintes lieues pendant la saison des pluies. Mais en été, elle ne tarde pas à s’enfoncer dans le sable pour n’en ressortir qu’occasionnellement. À l’est se trouve le territoire des éléphants poilus, le seul endroit où on peut chasser dans cette région.
Il réfléchit longuement. Leurs poursuivants auraient du mal à survivre dans un environnement aussi hostile. Mais il en irait de même pour Kirissa et pour lui. Dans la journée, ils n’auraient aucun moyen de se protéger contre le soleil, dont les rayons aveuglants se refléteraient sur la pierre blanche. Et les lézards se cacheraient sous des pierres pendant la nuit, quand Kirissa et lui seraient en mesure de chasser. De plus, s’ils s’éloignaient de la rivière, ils risquaient de ne rien trouver à boire.
— Passe-moi les rames, ordonna Cullossax.
Il se dirigea vers le rivage, accosta et aida Kirissa à mettre pied à terre. Il envisagea de repousser la barque vers le centre du courant, mais elle ne parcourrait peut-être guère plus de quelques centaines de pieds avant de s’échouer. Or, Cullossax ne voulait pas qu’on la retrouve. Il ignorait quel genre d’attributs possédaient leurs poursuivants. Seraient-ils capables de la pister à l’odeur ? Beaucoup d’éclaireurs pouvaient le faire, et le Poing Sanglant ne recrutait que les meilleurs.
Mais Cullossax savait aussi que les pentes rocheuses ne conserveraient pas son odeur très longtemps. S’il voulait semer ses poursuivants, c’était l’endroit idéal. Aussi transperça-t-il la coque de la barque à l’aide de son javelot. Il jeta quelques grosses pierres dans le fond, puis poussa l’embarcation vers le milieu de la rivière afin de s’assurer qu’elle coule bien.
Lorsqu’il ressortit de l’eau, Kirissa et lui s’élancèrent à travers le paysage de grès.
Autrefois, cette vallée avait abrité une succession de vastes dunes jusqu’à ce que le sable se compacte et devienne de la pierre, formant des ondulations douces qu’on aurait dites sculptées par de l’eau. C’était un terrain facile à négocier, et sur lequel même des wyrmlings ne laissaient pas de traces.
Cullossax et Kirissa coururent toute la nuit en direction du sud. La roche restituait la chaleur emmagasinée pendant la journée, si bien qu’ils n’avaient pas froid du tout et qu’ils progressaient facilement.
L’aube les trouva debout au bord d’un canyon au fond duquel s’élevaient des tours de grès, des concrétions aux formes étranges et torturées qui créaient l’illusion de châteaux mystiques le long des parois. Certains piliers ressemblaient à de grotesques wyrmlings en train de monter la garde.
Dans la vallée en contrebas, au milieu de l’herbe haute qui bordait un grand lac, Cullossax voyait paître un troupeau d’éléphants poilus : des créatures hautes de huit mètres, couvertes d’une longue fourrure blanche ondulée, dont les énormes défenses évoquaient des faux jumelles.
Non loin de là, des groupes de grands félins se prélassaient à l’ombre de chênes tordus, attendant une occasion de bondir sur les jeunes éléphanteaux imprudents pour en faire leur déjeuner.
— Vous croyez qu’ils vont nous attaquer ? interrogea Kirissa.
— Nous ferions des proies plus faciles que les éléphants, concéda Cullossax. Mais à ta place, c’est plutôt des éléphants eux-mêmes que je m’inquiéterais. Ils ont peur de nos chasseurs, et s’ils nous voient tous les deux seuls, les mâles du troupeau risquent de charger.
Cullossax se sentait déjà presque mort. Le soleil avait brûlé sa peau blanche, la couvrant de cloques ; le manque de viande combiné à leur longue course l’avait laissé faible et affamé. Il ne pouvait pas continuer ainsi.
Repérant une fissure un peu plus loin, il entraîna Kirissa à l’abri. Un pan de falaise s’était détaché du reste de la paroi, ouvrant une piste étroite d’environ deux cents pieds de long à travers la roche. À l’autre bout, Cullossax apercevait la lumière des étoiles.
Ce n’était pas aussi bien qu’une grotte, mais il faudrait qu’ils s’en contentent. Cullossax se faufila avec difficulté dans la crevasse. Il s’allongea par terre, tirant sa couverture au-dessus de sa tête pour se protéger contre le soleil levant.
— Reposez-vous, dit Kirissa. Vous avez monté la garde hier ; cette fois, c’est mon tour.
Sans se faire prier, Cullossax ferma les yeux. Il ne tarda pas à sombrer dans un sommeil profond.
— À l’aide ! glapit Kirissa. Ils nous ont retrouvés !
Cullossax se réveilla en sursaut. Il lui semblait n’avoir dormi que quelques secondes.
Il tenta maladroitement de se mettre debout. Kirissa était plantée devant lui, son javelot à la main. Un éclaireur wyrmling gisait un peu plus loin. Grondant de rage, il commença à se traîner vers la jeune fille.
Cullossax voulut repousser Kirissa pour prendre sa place, mais la crevasse était trop étroite.
— Sois maudite, femme ! aboya l’éclaireur.
Il tenait un couteau dont la lame noire de jais, incurvée et vicieuse, était conçue pour trancher la gorge de ses victimes. Derrière lui, il laissait une traînée gluante de sang. Il n’arrivait pas à se relever, et Cullossax mit un moment à comprendre pourquoi : il avait une jambe cassée, et deux couteaux humains plantés dans le ventre.
Non loin de là, un trou s’ouvrait dans le sol à l’endroit où Kirissa avait creusé un piège et planté les deux couteaux pour que leurs poursuivants tombent dessus. Pourtant, le tourmenteur n’abandonnait pas. Il avait déjà rampé sur une douzaine de mètres. Il était rapide comme un serpent, et bien déterminé à atteindre Kirissa.
À plusieurs reprises, il tenta de se jeter sur elle. La jeune fille parvint tout juste à le maintenir à distance en brandissant son javelot. Il devait avoir deux Dons de Rapidité, peut-être trois, estima Cullossax. Et s’il avait eu la place de manœuvrer, il aurait facilement pénétré la garde maladroite de Kirissa.
Cullossax tira sa dague du fourreau qu’il portait dans la nuque, et il la projeta de toutes ses forces. L’éclaireur blessé voulut esquiver, mais reçut la lame en pleine figure. Kirissa plongea pour lui porter le coup de grâce. Elle l’empala à travers sa cage thoracique, pesant sur son javelot afin de clouer l’éclaireur au sol.
Ce dernier se débattit férocement. Cullossax dut joindre son poids à celui de Kirissa pour qu’il commence à faiblir. Bientôt, seules ses jambes continuèrent à s’agiter.
— Il faut filer d’ici, siffla Cullossax. C’était leur chef, le plus rapide du trio. Mais les deux autres ne doivent pas être loin derrière.
Il n’osa pas regarder dans la direction dont ils arrivaient. Les tourmenteurs étaient sans doute en train de foncer vers la crevasse en ce moment même. Aussi prit-il la main de Kirissa pour l’entraîner vers l’autre bout de la fissure rocheuse.
Derrière eux, le soleil se couchait à peine. Une chauve-souris couina au-dessus de leur tête et s’éloigna à tire-d’aile.
De l’autre côté de la crevasse, une falaise abrupte descendait dans la plaine, au-delà des piliers de grès torturés et vers la vallée remplie de prédateurs et d’éléphants poilus. C’était le seul chemin qui s’ouvrait aux fuyards.
Cullossax se jeta dans la pente, s’efforçant de ne pas perdre pied tandis qu’il la dévalait dans un nuage de poussière et de gravillons.
Arrivée au pied de la falaise, Kirissa s’arrêta comme un hurlement perçant s’élevait depuis les rochers derrière eux. Cullossax et elle se retournèrent en levant la tête. Deux wyrmlings vêtus de tuniques noires filaient dans l’ombre, moins de trois cents mètres en arrière.
— Viens vite ! cria Cullossax à Kirissa.
La poursuite s’engagea.
Cullossax courut jusqu’à ce qu’il lui semble que son cœur allait éclater. Puis il continua à courir à travers l’herbe épaisse, si haute qu’elle lui arrivait à la poitrine et qu’il craignait qu’elle ne dissimule des félins en chasse.
Les maigres nuages flottant au-dessus de la plaine pendant la journée créèrent un coucher de soleil sanglant qui céda la place à la nuit noire en moins d’une heure. Mais lorsque cette heure fut écoulée, les tourmenteurs n’avaient toujours pas rattrapé leurs proies.
Cullossax n’avait qu’à tourner la tête pour les voir derrière eux ; pourtant, ils ne faisaient pas mine d’accélérer. Il se demanda s’ils étaient blessés, ou si le soleil du désert les avait aveuglés pendant la journée et s’ils n’y voyaient plus très bien. À moins qu’ils aient peur de lui. Mais cela semblait peu probable.
Non, décida Cullossax. Ce n’est que le prélude à mon châtiment.
Le tourment wyrmling n’était pas seulement une punition : c’était le rite sacré par lequel la société rendait la justice.
Mes poursuivants ont reçu des Dons de Rapidité et de Force. Moi pas. Ils pourraient me rattraper et me neutraliser en un clin d’œil. Mais ils me laissent courir pour se moquer de moi. Ils vont attendre que je cède à l’épuisement.
Les fuyards dépassèrent un troupeau d’éléphants poilus qui paissait sur leur droite, et Cullossax craignit que les mâles ne les chargent. Mais ils se contentèrent de former un mur vivant de défenses et de pattes épaisses comme des troncs d’arbre.
Au bout de deux heures, Kirissa commença à donner des signes de faiblesse. Même sa vigueur innée de wyrmling n’était pas inépuisable. Ses foulées devinrent maladroites et titubantes, presque comme si elle était aveuglée. Pourtant, Cullossax et elle continuèrent à courir.
Une colline se dressait un peu plus loin au milieu de la plaine. Cullossax se dit qu’il pousserait jusqu’à son sommet, mais qu’il n’irait pas plus loin.
Il lui restait un dernier espoir. En tant que tourmenteur, il avait reçu une pointe de moissonneur à utiliser en cas d’urgence. Il la portait dans une petite bourse dissimulée sous sa ceinture. En temps normal, il l’aurait plantée dans sa carotide pour que son sang emporte très vite les précieuses sécrétions jusqu’à son cerveau. Mais les circonstances étaient exceptionnelles, et il préféra opter pour la prudence.
Sortant la petite bourse de sa ceinture, Cullossax ficha la pointe dans sa paume. Quelques secondes plus tard, il sentit son cœur se mettre à battre plus fort comme l’adrénaline se répandait dans ses veines, lui donnant un second souffle. Une brume meurtrière voila son regard. Ses talons martelèrent le sol avec une vigueur renouvelée tandis qu’il fonçait vers la colline, ouvrant une piste pour Kirissa.
Alors, les chasseurs accélérèrent en hurlant de plaisir.
Ils étaient presque sur lui à présent. Cullossax sentait pratiquement leur souffle brûlant dans sa nuque. Mais il approchait du sommet de la colline. Seul un dernier raidillon s’interposait encore entre lui et le versant opposé.
— Cours ! cria-t-il à Kirissa. C’est moi qu’ils veulent !
Il fit volte-face pour affronter les tourmenteurs, dressant la magie antique des pointes de moissonneurs contre la magie nouvelle des Seigneurs des Runes.
Kirissa ne se le fit pas dire deux fois.
Cullossax planta ses talons dans le sol pour attendre ses poursuivants. Ceux-ci n’avaient presque plus visage humain avec leur peau rougie et cloquée par le soleil, leurs yeux vitreux de douleur. Ils se ruaient vers Cullossax à trois fois la vitesse normale d’un wyrmling, mais la pointe de moissonneur faisait son œuvre. Le temps semblait avoir ralenti pour Cullossax, se dilatant comme toujours lorsqu’un individu est en proie à une forte passion.
Cullossax leva son javelot et fit mine de porter une attaque au visage d’un des deux hommes. Au dernier moment, il frappa plus bas et cueillit le tourmenteur à la hanche. L’homme gronda de douleur. Mais son compagnon bondit sur Cullossax telle une panthère.
La pointe de moissonneur n’était pas de taille face aux Dons qu’avaient reçus les éclaireurs. Cullossax tenta d’esquiver, en vain. L’homme le percuta de plein fouet. Mais Cullossax était un colosse, beaucoup plus grand et plus costaud que la plupart des wyrmlings.
Je n’ai pas besoin de le tuer, songea-t-il. Il me suffit de le blesser.
Il empoigna son agresseur, l’attirant contre lui dans une étreinte d’ours et le serrant de toutes ses forces. Il entendit des côtes craquer, sentit la sueur qui imprégnait les vêtements de son adversaire et vit la peur écarquiller les yeux de celui-ci.
Puis l’homme abattit son bras avec une vélocité surprenante et dégaina son grand couteau noir. Cullossax devina ce qu’il voulait faire. Il tenta de l’en empêcher en le serrant encore plus fort et en clouant ses bras contre ses flancs, mais son adversaire était trop fort, trop rapide.
Cullossax sentit trois piqûres brûlantes successives comme le couteau se plantait dans sa cage thoracique. Du sang chaud jaillit de ses plaies.
Je n’ai pas besoin de le tuer, se répéta-t-il. Il me suffit de le blesser.
De toutes ses forces, il imprima une ultime secousse à ses bras, brisant le dos de son agresseur. Le couteau se leva d’un mouvement vif et lui entailla le visage avant qu’il ait le temps de repousser le corps de son adversaire.
Un instant, Cullossax demeura immobile, aveuglé par son propre sang. Le tourmenteur qu’il avait blessé avec son javelot avait réussi à arracher l’arme et se traînait vers lui en boitant.
Du sang commença à s’accumuler dans la caverne des poumons de Cullossax. La tête du wyrmling lui tourna.
Le tourmenteur blessé brandit son propre javelot et frappa Cullossax au sternum, juste en dessous du cœur. Combinée au vertige de sa cible, la puissance du coup fit basculer celle-ci en arrière.
Allongé sur le dos, Cullossax agrippa des deux mains le javelot planté dans sa cage thoracique. Il a visé trop bas, songea-t-il. Il a manqué le cœur. Non que ça ait la moindre importance. Ses poumons étaient crevés. Il ne lui restait qu’une poignée de secondes à vivre.
Son sang battait très fort à ses oreilles. Le tourmenteur éclata d’un rire moqueur.
Puis Cullossax réalisa qu’il entendait le tonnerre d’une cavalcade monter depuis le sol, et il entendit Kirissa crier :
— Gaborn Val Orden !
Le nom de son Roi de la Terre, se rappela-t-il.
Kirissa avait dû franchir le sommet de la colline au moment où une unité de cavalerie arrivait en sens inverse.
Cullossax se tordit le cou pour regarder vers le haut du raidillon. Il avait déjà vu des chevaux, mais aucun qui ressemble à ceux-là. Leur pelage avait la couleur du sang. Une armure en plaques d’acier recouvrait leur tête et leur poitrail, leur donnant un aspect surnaturel et hideux.
Leurs cavalières étaient tout aussi terrifiantes : des humaines sauvages qui arboraient un masque effrayant. La plupart d’entre elles brandissaient une lance blanche ; quelques-unes portaient des torches dont la lumière vivace faisait flamboyer les yeux de leurs montures.
Leur capitaine aperçut les wyrmlings et cria quelque chose dans une langue étrangère. Baissant leur lance, les cavalières chargèrent le seul éclaireur resté debout.
La vue de Cullossax se brouilla tandis que l’assassin affrontait sa destinée. Ses cris d’agonie déchirèrent la nuit, pareils au hurlement de mort d’un chien.
Avec une grimace de satisfaction, Cullossax sombra dans l’inconscience. Cours, Kirissa, songea-t-il. Quand tous les mondes seront réunis en un seul, peut-être nous retrouverons-nous.