CHAPITRE X

UN SEUL ET UNIQUE MONDE

Les wyrmlings ont de multiples besoins : nourriture, eau, air… Le Grand Ver pourvoit à tous. Il nous offre même l’immortalité, du moment que nous obéissons à chacune de ses demandes. Béni soit son nom.

Extrait du catéchisme wyrmling

Au bout d’un long tunnel sinueux, Serre pénétra dans le sanctuaire des Éclats. Les murs incurvés étaient aussi lisses qu’une coquille d’œuf, et ils avaient la couleur de la crème. Le sol était formé de dalles de pierre dans lesquelles avaient été sculptés des spirales et des motifs entrelacés, aussi élégants que mystérieux. Passé le seuil, le vestibule s’ouvrait sur un grand hall.

L’endroit ne ressemblait à rien de ce que Serre avait imaginé. Il était assez vaste pour abriter dix mille réfugiés, voire plus. Sur la droite de Serre, le mur semblait être en pierre naturelle aussi pâle qu’un nuage, et plusieurs cascades dévalaient des rochers pour aller se jeter dans un large bassin au-dessus duquel elles formaient une fine brume.

Des lumières pareilles à des étoiles brillaient au-dessus de la tête de Serre. Suspendues dans les airs à une douzaine de mètres du sol, elles étaient juste assez vives pour baigner le sanctuaire d’une aube perpétuelle, ou d’un crépuscule enchanté. Au sommet des cascades, elles alimentaient d’étranges plantes qui pendaient en rideau le long de la roche, telles des tapisseries. Des fleurs rouge vif piquetaient les feuilles pâles.

Des criquets des cavernes chantaient dans cette douce clarté, leur musique discrète se mêlant au gazouillis de l’eau.

Plus loin béait une multitude de tunnels et de passages. Beaucoup des réfugiés s’enfoncèrent dans la caverne en quête d’antichambres où trouver quelque intimité et s’écrouler pour la nuit.

Peu d’Éclats semblaient résider ici. Dans tout le sanctuaire, Serre ne vit pas plus de deux douzaines de femmes et d’hommes parfaits. Plusieurs d’entre eux se dirigèrent vers une petite pièce en compagnie de Daylan du Marteau Noir pour y tenir leur conciliabule.

Quelques instants plus tard, une lumière vive éclaira l’intérieur de la pièce. Serre rebroussa chemin vers le vestibule sous prétexte de calmer un des mastiffs d’Alun, qui trottinait de-ci, de-là en poussant des aboiements excités. S’arrêtant au pied d’une cascade, elle appela le chien et, quand il s’approcha d’elle, lui gratta le cou sous son effrayant collier à pointes.

Un criquet blanc tomba dans le bassin depuis le plafond. L’eau bouillonna comme un poisson jaillissait pour le gober.

Serre jeta un coup d’œil dans le tunnel le plus proche. Daylan du Marteau Noir et les Éclats se tenaient en cercle, les yeux baissés vers une table de pierre ronde. Ils semblaient plongés dans une intense réflexion. Des créatures stupéfiantes tournoyaient au-dessus d’eux – des oiseaux faits non pas de chair mais de lumière vive. Chacun d’eux était aussi grand qu’un homme et possédait des ailes éthérées qui ne remuaient pas. C’était leur radiance qui éclairait la pièce.

Des Gloires, réalisa Serre.

Selon la légende, les Gloires étaient les esprits des hommes justes qui avaient renoncé à leur propre chair, un peu comme les Seigneurs de la Mort… même si c’était sans doute l’inverse, songea la jeune fille. On racontait qu’elles avaient vécu une éternité auparavant, dans les tréfonds les plus obscurs du temps, alors que les Seigneurs de la Mort devaient être apparus plus récemment, puisqu’ils avaient été créés par le Désespoir.

Les Gloires exsudaient vie et lumière, tandis que les Seigneurs de la Mort de Rugassa ne possédaient ni l’une ni l’autre : ils ne subsistaient qu’en absorbant l’énergie d’autrui. Les Seigneurs de la Mort ne sont donc qu’une version corrompue et abominable des Gloires, conclut Serre.

Comme sa vision s’ajustait à la faible lumière, la jeune fille regarda autour d’elle. Le vestibule était de forme circulaire, meublé d’une table sculptée d’une seule pièce dans un bloc de jaspe. Des chaises en bois de cerisier s’alignaient contre le mur extérieur. Le sol était recouvert de tapis rouges brodés de fils d’or.

Erringale parlait dans la chambre du conseil, mais sa voix liquide se mélangeait au bruit de l’eau courante, au brouhaha des réfugiés et au chant des criquets des cavernes. Serre n’entendait pas ce qu’il disait, et même quand elle distinguait quelques-uns de ses mots, ils n’avaient aucun sens pour elle. C’était comme si elle ne pouvait comprendre Erringale que lorsqu’il le souhaitait.

Les réfugiés s’étaient éparpillés dans le grand hall. Certains se dirigèrent vers le bassin pour se désaltérer. D’autres déroulèrent des couvertures pour dormir, car ils n’avaient pas fermé l’œil depuis presque deux jours. Quelques-uns étaient si épuisés qu’ils se jetèrent directement sur le sol.

Alun vint chercher son mastiff, et tout en flattant le museau de l’animal, lui aussi regarda à l’intérieur de la chambre du conseil. Il était presque difforme avec ses grandes oreilles, son nez crochu et ses bras beaucoup trop maigres, songea Serre en l’observant.

Une voix s’éleva dans le dos de la jeune fille.

— Alors, tu en penses quoi ?

C’était Drewish, un des fils du défunt seigneur de guerre Madoc. Lui et son frère Connor toisaient Alun avec un sourire grimaçant.

— Je n’en pense rien du tout, répondit le jeune homme comme s’il ne voulait surtout pas être accusé de réfléchir.

Serre supposa qu’il n’avait aucune envie de révéler ce qu’il pensait à quelqu’un comme Drewish.

Les frères Madoc ne parurent même pas remarquer Serre. En tant que femme, elle leur était aussi inférieure que ce pouilleux d’Alun.

— Un homme intelligent réfléchirait au moyen d’améliorer son sort, insinua Drewish. Un homme intelligent chercherait comment se procurer des forceps. Ils sont la voie de l’avenir. La qualité de notre lignée ne vaudra bientôt plus tripette, pas quand quelqu’un comme toi pourra prendre la force de cinq hommes, la sagesse de dix et la rapidité de trois.

— De quoi parlez-vous ? demanda Alun.

Serre savait qu’il avait entendu parler de la nouvelle magie, mais de toute évidence, il n’avait pas imaginé qu’il pourrait en bénéficier personnellement.

— Tu sais bien : les forceps.

Drewish plongea une main dans le col de sa tunique et en sortit une bourse, qu’il balança comme un pendule sous le nez d’Alun. Serre entendit des forceps s’entrechoquer telles des brindilles sèches à l’intérieur.

— Où les as-tu eus ?

Alun leva une main pour se saisir de la bourse, mais Drewish retira celle-ci au dernier moment.

— Il y a du sang-métal partout désormais. Ce n’est pas bien difficile d’en faire fabriquer – pas si tu sais à qui t’adresser. Le plus dur, ce sera de trouver des gens disposés à céder un de leurs attributs. Tu aimerais quoi : de l’intelligence, de l’endurance, de l’agilité ? Qui acceptera de te donner la sienne ? Et que lui offriras-tu en échange ?

— Aucune idée, avoua Alun, mystifié.

Serre était bien certaine que personne ne céderait le moindre attribut au jeune homme. Celui-ci devait penser la même chose, car il enchaîna :

— Vous voulez que je vous fasse un Don, c’est ça ?

Connor rit.

— Pas toi : tes chiens. Un animal peut céder un attribut aussi bien qu’un homme. Tes mastiffs ont de la force. Les membres d’autres espèces canines ont de l’endurance ou de la rapidité. Tous ont une ouïe et un odorat très développés. Mais ils ne les céderont pas à moins qu’on les convainque de le faire. C’est là que tu interviens. Tu es leur maître. Ils t’aiment. Tu les nourris, tu t’occupes d’eux… C’est à toi qu’ils sont totalement dévoués, pas à nous.

Drewish sortit deux fers à marquer de sa bourse.

— Un forceps pour six chiens, poursuivit Connor. Voilà ce que nous t’offrons. Si tu acceptes, tu deviendras un Seigneur des Runes.

Alun réfléchit. Serre devinait qu’il devait être tenté. Il avait quatorze chiens, ce qui lui permettrait d’obtenir deux forceps et de prendre autant d’attributs pour lui-même. Avec un Don de Force et un d’Endurance, il pourrait devenir un véritable guerrier et accéder à un meilleur statut au sein du clan.

Mais Connor et Drewish resteraient bien plus puissants que lui. Pour l’heure, ils le toisaient dans une attitude subtilement menaçante.

Par ailleurs, une fois le vivier de ses chiens épuisés, vers qui Alun se tournerait-il pour obtenir des Dons ? Aucun humain n’accepterait de lui céder un attribut. Donc, ce n’était pas une si bonne offre que ça, décida Serre. Les frères Madoc essayaient d’intimider et de rouler Alun.

La jeune fille se demanda si elle ne pourrait pas elle-même acheter les attributs des mastiffs, mais elle n’avait pas grand-chose à offrir en échange. Le coffre de sa dot contenait bien quelques trésors, mais elle avait été forcée de le laisser à Cantular. Ses deux beaux anneaux en or finiraient sans doute dans les narines de quelque seigneur wyrmling.

Depuis la chambre du conseil, elle entendit Daylan crier :

— Il n’y a pas de loi qui interdise la compassion ! Il est vrai que j’ai enfreint les vôtres, mais je l’ai fait pour obéir à un dessein supérieur. Comment pouvons-nous servir la société si nous ne commençons pas par servir les individus ?

Il y eut un bref moment de silence, puis Daylan répliqua :

— Si vous voulez résister au mal, vous ne pouvez pas rester sans rien faire et le regarder étendre son emprise sur le reste de l’univers. Vous devez vous opposer activement à lui !

Connor et Drewish pivotèrent pour jeter un regard peu amène à l’immortel. Alors, Serre réalisa que dans la pièce voisine, Daylan essayait de sauver le monde pendant qu’elle et les frères Madoc cherchaient un moyen de le renverser.

Je ne veux pas être comme eux, décida-t-elle.

Et soudain, elle sut qu’elle ne pouvait pas laisser des misérables comme Connor et Drewish prendre le contrôle de ces chiens – ni les attributs de quelque humain que ce soit.

Seul un fou accorde du pouvoir à ses ennemis, songea Serre. C’était une chose que son père aimait à répéter.

Connor et Drewish étaient pourris jusqu’à la moelle. Même s’il parlait tout le temps de servir le peuple, leur père ne valait pas mieux que ses fils. Quand elle l’avait vu faire une chute mortelle depuis le parapet de Caer Luciare, Serre n’avait pas éprouvé plus de regret qu’après avoir écrasé un cafard sous son talon.

— Comment faire ? demanda Alun aux Madoc. Comment vous transférer ces attributs ? Les gens verront ce que nous faisons, et certains protesteront.

— Nous procéderons avec leur permission, répondit Connor. Les forgerons ont déjà commencé à fabriquer les forceps, et les joailliers à y inscrire les runes. Daylan du Marteau Noir et l’Émir Tuul Ra sont en train d’organiser une expédition à Rugassa pour libérer Areth Sul Urstone et ce petit magicien, Fallion Orden. Je veux les accompagner. Je veux faire partie des héros qui les délivreront.

Il fit une pause comme s’il s’attendait à ce qu’Alun élève une objection, mais le jeune homme garda le silence.

— Donc, le moment venu, j’aimerais que tu proposes tes chiens comme Dédiés, et que tu offres de nous céder leurs attributs. Ça passera mieux si ça vient de toi.

Serre s’interrogea. Elle ne voyait aucune bonne raison pour les frères Madoc de vouloir se joindre au sauvetage. Connor avait la réputation d’être un bretteur hors pair, mais durant les expéditions contre les wyrmlings, ni lui ni Drewish n’avaient jamais tiré l’épée. Ils n’avaient pas fait leurs preuves. Ils préféraient rester en retrait et regarder les autres se battre, tels de fins stratèges qui observent les tactiques ennemies pour pouvoir prendre l’avantage durant quelque guerre future. Alors que de son côté, Alun avait risqué sa peau et tué plusieurs wyrmlings.

Même ce bâtard vaut mieux que les frères Madoc, songea Serre. Ils ont peut-être reçu le sang et la formation martiale de guerriers accomplis, mais ils n’ont pas le courage qui va avec.

Non. Décidément, Serre n’avait pas confiance en la famille Madoc. Et elle commençait à soupçonner Connor et Drewish de nourrir quelque noir dessein. Ils ne voulaient sûrement pas voir Areth Sul Urstone accéder au trône. Il serait bien préférable pour eux que le prince meure pendant la tentative de sauvetage. Et aussi Fallion, l’émir et tous ceux qui l’accompagneront.

Sans doute était-ce précisément pour cette raison que les jumeaux souhaitaient faire partie de l’expédition. Mais Alun ne pouvait pas leur refuser ce qu’ils lui demandaient, pas sans encourir leur courroux et un châtiment terrible.

— C’est d’accord, dit-il.

Connor lui tendit la main. Alun lui serra le poignet à la façon des guerriers. Quelques instants plus tard, les frères Madoc s’éloignèrent à grandes enjambées.

— Tu ne peux pas les aider, chuchota Serre lorsqu’ils furent hors de portée d’ouïe. Ces hommes mijotent un mauvais coup. Tu ne dois pas donner de pouvoir à tes ennemis.

— Que puis-je faire d’autre ? objecta Alun.

— Offre tes chiens à l’émir, suggéra Serre.

— Quoi ? Pour finir la gorge tranchée dans mon sommeil ? Non, merci.

— Je te protégerai.

— Une fille, me protéger, moi ? ricana Alun. Je préférerais encore que tu me laisses mourir.

Serre réalisa soudain qu’Alun ne l’avait jamais vue se battre. En fait, dans son monde, il n’avait jamais vu aucune femme se battre.

 

Quelques heures plus tard, le conseil s’acheva enfin.

Erringale ressortit le premier, suivi par l’émir, Daylan du Marteau Noir, le magicien Sisel et le reste des Éclats. Derrière eux, la pièce était plongée dans le noir. Les Gloires étaient reparties.

Au sourire de Daylan, Serre devina qu’il avait obtenu ce qu’il voulait.

Se dirigeant vers une petite plate-forme située près de la rivière, Erringale monta dessus pour s’adresser aux réfugiés dans sa langue étrange, et ses paroles emplirent l’esprit de Serre.

— Le Conseil Blanc a parlé. Les Éclats et les Gloires de notre monde ont tous été consultés, et ils se sont mis d’accord.

Serre fronça les sourcils, perplexe. Seules deux douzaines d’Éclats étaient présents au sanctuaire. Ils ne pouvaient pas représenter l’intégralité de leurs semblables en ce monde. Aussi la jeune fille imagina-t-elle qu’Erringale s’était adressé aux autres mentalement, comme il s’adressait aux réfugiés en ce moment même.

— Gens de Luciare, vous êtes les bienvenus ici pendant trois jours. Reposez-vous, soignez vos blessures, reprenez courage. Mais passé ce délai, vous devrez regagner votre monde.

La foule qui entourait Serre poussa des vivats. Erringale leva les mains pour réclamer le silence.

— Daylan du Marteau Noir a réclamé notre aide pour délivrer votre prince, Areth Sul Urstone, ainsi que notre Porteur de Torche. Tous deux sont actuellement prisonniers de la horde wyrmling. Comme vous, nous désirons leur libération. Mais notre peuple ne peut pas interférer à la légère dans les affaires des Mondes d’Ombres.

« Aussi notre aide se présentera-t-elle sous la forme d’un conseil : ne faites de mal à aucun homme, qu’il soit humain ou wyrmling. Toute violence envers autrui blesserait également votre âme. Néanmoins, nous reconnaissons qu’il n’est pas toujours possible d’éviter de faire couler le sang.

De nouvelles pensées traversèrent l’esprit de Serre tandis qu’Erringale parlait, des choses auxquelles la jeune fille n’avait jamais réfléchi. C’était comme si une grande controverse divisait les Éclats depuis une éternité, et que tous les arguments des deux camps défilaient dans sa tête.

La guerre qui opposait les Éclats au Désespoir était sans fin, et elle ne se livrait pas entre créatures de chair. Pour Erringale et ses semblables, la vie de l’esprit était plus importante que celle du corps. Et certains actes ne se contentaient pas de blesser l’âme : ils pouvaient la tuer.

— L’homme qui en vole un autre, celui qui dénature la vérité ou use de violence envers son prochain, blesse et affaiblit sa propre âme, affirmait Erringale. Nous vous mettons en garde : votre esprit ne pourra grandir jusqu’à atteindre sa pleine maturité que si vous restez fidèle à votre conscience.

Cette idée stupéfiait Serre. La jeune fille réfléchit aux arguments développés par Erringale, mais très vite, elle les mit de côté sans les rejeter ni les accepter vraiment. Depuis sa naissance, on la préparait à combattre les wyrmlings, qui avaient massacré des millions de ses semblables au fil des derniers siècles. Elle ne pourrait pas faire autrement que les tuer, et elle n’y verrait aucun déshonneur, bien au contraire.

— Bien que nous ne puissions vous prêter notre aide au combat, poursuivit doucement Erringale, nous souhaitons envoyer des émissaires dans votre monde. Avec votre permission, j’aimerais m’y rendre personnellement afin de communier avec le Seul et Unique Arbre.

Serre comprenait que ça n’était pas juste une formule de politesse – qu’Erringale ne se rendrait pas dans leur monde à moins d’y avoir été invité par son peuple.

D’une seule voix, les réfugiés de Luciare dirent :

— Venez.

Alors, l’émir du Dalharristan prit la parole.

— Mon ami Areth Sul Urstone se languit depuis bien trop longtemps dans les geôles de Rugassa. Autrefois, il était comme un frère pour moi. Je vous ai déjà décrit sa personnalité. Malgré mes craintes, je prie pour qu’il soit toujours en vie. Et s’il l’est toujours, le moment est venu de le libérer. C’est en tant qu’ami et non en tant que chef que je sollicite votre aide.

« Le Haut Roi Urstone était votre souverain, et Areth est son héritier. Il n’est personne de plus digne de régner sur nous, personne de plus courageux ou de plus sage, de plus compatissant ou de plus juste. Peu d’entre vous l’ont connu aussi bien que moi. Peu d’entre vous le considéraient comme leur ami. Mais je voudrais que vous sondiez votre cœur, et que vous me disiez si vous vous sentez capables de le servir quand même.

« J’ai juré aux Gloires de libérer Areth Sul Urstone et Fallion Orden, et je leur ai juré de le faire avec le moins de violence possible. Mais je ne suis qu’un homme. Pour accomplir cette mission, j’aurai besoin de la force et de la rapidité d’une multitude. Si je le pouvais, je solliciterais les Dons d’autres gens – ces petits humains qui se retrouveront bientôt mêlés à notre guerre. Mais j’en ai besoin maintenant, un besoin désespéré. Je ne peux pas prendre le temps d’aller chercher aussi loin.

« Parmi les Éclats, se trouvait autrefois une race de législateurs appelés Ael. Leur peuple leur concédait des attributs pour augmenter leur force. Pour la première fois depuis bien longtemps, les Éclats ont accepté de faire des Dons. Qui parmi vous aura le courage de m’accompagner ? Qui parmi vous cédera un de ses attributs pour libérer votre roi ?

Un grand silence se fit dans le sanctuaire. On n’entendait plus que le gazouillis de l’eau et le chant des criquets blancs. La plupart des réfugiés de Luciare ne comprenaient pas encore grand-chose au système du Don d’attribut. Mais Serre, elle, savait très bien comment cela fonctionnait.

Ceux qui offraient leur intelligence devenaient idiots et le restaient jusqu’à la fin de leur vie, ou à la fin de la vie de leur seigneur. Ils ne pouvaient plus se nourrir eux-mêmes, ne reconnaissaient plus leurs amis, leurs enfants ni leur bien-aimée.

Ceux qui offraient leur force, si robustes soient-ils, devenaient tellement faibles qu’ils n’arrivaient plus à traverser une pièce par leurs propres moyens. Parfois, ils n’arrivaient même plus à respirer. Le cœur de beaucoup d’entre eux lâchait peu de temps après la cérémonie.

Oui, concéder un attribut était une chose terrible.

Serre se tenait près d’Alun. Soudain, Connor chuchota : « Maintenant ! » et donna une bourrade au jeune homme, qui fit un pas en avant pour ne pas perdre l’équilibre.

— Je… (Alun se racla la gorge.) Je…, bredouilla-t-il. J’aimerais offrir mes chiens…

Puis il se tut, comme si l’émotion l’empêchait de finir sa phrase.

C’était très malin de sa part, songea Serre. Il ne pouvait pas refuser d’offrir ses chiens aux frères Madoc. Mais en feignant la nervosité, il s’en était tiré avec la moitié d’une offre.

Que l’émir prenne la force et la rapidité de ses mastiffs. Que l’émir devienne plus puissant. En espérant que Connor et Drewish ne chercheraient pas à se venger d’Alun pour la seule raison qu’il s’était montré trop impressionnable.

Il y eut un bref silence tandis que l’émir réfléchissait. Connor en profita pour s’avancer.

— Moi, je veux bien vous accompagner dans votre quête, déclara-t-il d’une voix forte. Et c’est avec gratitude que j’accepte l’offre généreuse d’Alun.

L’émir lui jeta un regard perçant. Il soupçonnait forcément la motivation de Connor, songea Serre.

— Il me semble, répliqua-t-il sèchement, que cette offre généreuse m’était destinée.

À cet instant, un homme sortit de la foule, un marchand d’une quarantaine d’années dont les vêtements étaient peut-être les plus luxueux au sein du clan guerrier. Il s’appelait Thull-turock. À Caer Luciare, il était riche et influent. Mais dans le monde de Fallion, son double était un puissant officiant, un homme qui gagnait sa vie en fabriquant des forceps, en choisissant des Dédiés potentiels et en transférant leurs attributs aux seigneurs. En deux jours à peine, il était devenu l’un des personnages les plus importants parmi les réfugiés.

Il s’avança, les yeux brillants comme ceux d’un serpent, et cria à la face de l’émir :

— Et comment vous proposez-vous de délivrer votre fameux prince sans aucun Don ? Parce que ce n’est pas de ma main que vous en recevrez !

— Je…

L’émir le dévisagea, interdit. Thull-turock était un de ses amis de longue date. Maintes fois, ils avaient dîné et ri ensemble à la table des seigneurs de Caer Luciare. Le marchand avait toujours eu l’air d’apprécier sa compagnie. Pourquoi se retournait-il contre lui à présent ?

— Je ne vous transférerai pas d’attributs, tonna Thull-turock. Autrefois, je vous considérais comme un ami, mais je connais désormais votre vrai visage !

Serre était choquée. Les Madoc ont corrompu encore plus de monde que je ne le pensais, songea-t-elle.

Mais elle se trompait.

— Je ne comprends pas. Laquelle de mes actions trouvez-vous condamnable ? s’enquit l’émir.

— Ce ne sont pas vos actions en ce monde qui me posent problème, répliqua Thull-turock. C’est ce que vous avez fait sur le Monde d’Ombres. C’est ce que je soupçonne que vous êtes destiné à devenir.

Derrière Serre, une vieille femme s’écria :

— Assassin !

Des cris s’élevèrent un peu partout à travers le sanctuaire :

— Démon !

— Tyran !

— Monstre !

Voyant la rage déformer des tas de visages, Serre réalisa que des centaines de réfugiés avaient des souvenirs négatifs de l’émir, et qu’environ un tiers d’entre eux avaient entendu des rumeurs concernant ses agissements sur le monde d’origine de Fallion.

Serre avait vécu dans les deux mondes. Elle aurait dû savoir ce qui clochait, mais elle avait beau réfléchir, elle ne voyait pas. L’attitude de tous ces gens la stupéfiait.

Pour sa part, l’émir en restait bouche bée. Siyaddah se rapprocha de lui comme pour prendre sa défense. Les yeux pleins de larmes, elle regarda autour d’elle telle une colombe blessée.

— Attendez ! cria Daylan du Marteau Noir, appelant la foule à faire le silence. (Lorsqu’il l’eut obtenu, il se tourna vers Thull-turock.) Votre loi vous autorise-t-elle à condamner un homme pour un crime qu’il n’a pas commis ? L’émir est innocent. Vous le savez. Regardez dans votre cœur, et vous le verrez.

— Jusqu’ici, Tuul Ra n’avait manifesté aucune envie de prendre des Dons. Aussi me suis-je tu. Mais je refuse de lui transférer des attributs. Il ne doit jamais goûter le baiser des forceps.

— Pensez-vous que cela risquerait de le corrompre ? demanda doucement Daylan.

— Ça a déjà corrompu bien d’autres hommes – dont son alter ego du Monde d’Ombres. Or, en tant qu’officiant, j’ai juré de ne jamais conférer de Don à quelqu’un qui ne m’inspire pas confiance, expliqua Thull-turock.

— L’émir est bien plus vertueux que la plupart des hommes, contra Daylan. N’êtes-vous pas d’accord ?

— Vous savez ce qu’il a fait en Indhopal, gronda Thull-turock.

Soudain, Serre comprit. Raj Ahten, le Démon d’Indhopal. Elle ne l’avait jamais rencontré. Son père, le seigneur Borenson, avait aidé à le tuer avant qu’elle soit née. Se pouvait-il que l’émir soit son double ?

Cela semblait impossible. Raj Ahten était un vieil homme lorsqu’il avait marché contre les nations du Rofehavan. Mais était-ce le temps qui l’avait usé de manière naturelle, ou l’usage des forceps ? s’interrogea Serre.

Raj Ahten avait pris des milliers de Dons de Force, d’Intelligence et de Constitution. Il avait sûrement pris aussi de nombreux Dons de Métabolisme. Avec seulement une dizaine, il serait mort de vieillesse en moins de dix ans.

Pourtant, l’émir avait l’air jeune, plus jeune que le seigneur Borenson, se dit Serre… avant de réaliser que son père avait lui aussi reçu des Dons de Métabolisme, et donc vieilli prématurément.

L’émir fixait Thull-turock d’un air horrifié.

— Qu’ai-je donc fait sur cet autre monde ? Je vous en prie, dites-le-moi, supplia-t-il.

— Ce n’était pas lui, protesta Daylan, retardant l’inévitable révélation d’un geste de la main. Ce n’était qu’une ombre, une version alternative de ce qu’il aurait pu devenir.

— Pourtant, contra Thull-turock, il me semble déceler bien des similitudes. En Indhopal, Raj Ahten était le seigneur le plus puissant de son époque. Tout comme, dans ce monde, l’émir possède un talent presque surnaturel pour la guerre.

— Vous craignez donc qu’il devienne un monstre, lui aussi ?

— Je suis forcé de l’envisager.

— N’ayez pas peur de lui transférer des Dons. Il est vrai que le baiser des forceps corrompt certains hommes, mais l’émir ne se laissera pas ensorceler, affirma Daylan.

— Ça, c’est vous qui le dites. Raj Ahten avait soif de ce baiser. C’était comme une drogue pour lui, fit valoir Thull-turock.

L’émir s’interposa entre les deux hommes, levant les mains en signe de reddition.

— Thull-turock, si vous pensez qu’il vaut mieux que je ne prenne pas de Dons, je n’en prendrai pas. Mais je ne peux pas revenir sur ma promesse. Je dois libérer Areth Sul Urstone.

— Mon ami, tenter de vous introduire à Rugassa sans attributs supplémentaires serait du suicide, dit gentiment Daylan. Malgré tout votre talent, vous ne ferez pas le poids face à un Seigneur des Runes.

L’immortel se tourna vers Thull-turock et lui jeta un regard implorant.

— L’émir ne ressemble pas à son double. Il est plus mûr, plus sage. Raj Ahten n’était encore qu’un enfant la première fois qu’il a éprouvé l’extase du baiser des forceps. Combien d’enfants avez-vous rencontrés qui soient capables de résister à une tentation pareille après y avoir déjà été soumis ? C’est un vin capiteux.

— L’homme qui a un tempérament d’ivrogne deviendra un ivrogne quel que soit l’âge auquel il commence à boire, s’obstina Thull-turock.

— Possible, concéda Daylan. Toutefois, ce n’est pas d’alcool qu’il est question ici : c’est de cupidité, de vanité et de soif de pouvoir. Telles sont les choses qui ont détruit Raj Ahten. Mais qui a observé de tels vices chez l’émir ?

Glissant une main dans sa tunique, l’immortel en sortit un petit carnet à la couverture en daim.

— J’ai trouvé ceci parmi les effets personnels de Fallion. C’est le journal du Roi de la Terre en personne. Il y révèle beaucoup de choses sur la personnalité de Raj Ahten et les raisons de sa chute.

Brandissant le carnet au-dessus de sa tête, il s’adressa à la foule.

— Raj Ahten avait à peine quatorze ans lorsqu’il a pour la première fois goûté le baiser des forceps. Il avait vu des maraudeurs attaquer son royaume à plusieurs reprises, massacrant son père et la plupart de ses amis. Des sages lui ont révélé que les créatures préparaient une invasion en force, et qu’elles allaient bientôt jaillir de terre par dizaines de milliers. Or, il était l’un des rares individus qui possédait les moyens, la force et la volonté de les arrêter.

— De la même façon que notre émir espère sauver le monde de la horde wyrmling, fit remarquer Thull-turock.

— Mais il existe une différence cruciale, répliqua Daylan. Raj Ahten était encore un enfant en proie à des rêves d’enfant. Et il était entouré de sorciers, des Tisseurs de Flammes qui l’ont manipulé afin d’exciter sa convoitise.

« L’émir, lui, est un homme adulte. Il a régné et été dépossédé de son royaume. Le pouvoir n’exerce plus d’attrait sur lui : il en connaît trop bien le prix. Il ne court pas après les honneurs ; il ne demande pas à devenir votre souverain. Il veut juste qu’on l’autorise à sauver le meilleur d’entre vous, l’héritier légitime du Haut Roi et le plus apte à vous commander. Comment pouvez-vous lui refuser ça ?

Thull-turock inclina pensivement la tête. Il s’écarta d’un pas, et son regard se perdit dans les profondeurs obscures du sanctuaire tandis qu’il réfléchissait.

— Comme l’émir, Raj Ahten était convaincu d’agir pour le mieux quand il s’est engagé dans cette voie. Et le Feu chuchote à l’oreille de l’émir comme il chuchotait à celle de Raj Ahten. Il veut s’emparer de lui. Vous ne pouvez pas me demander d’accorder des Dons à un individu que vous savez être un Tisseur de Flammes.

— L’émir est un Tisseur de Flammes ? (Daylan se tourna vers l’intéressé.) Première nouvelle.

Tuul Ra aurait pu mentir. Mais il admit d’une voix douce :

— J’ai un certain talent pour manipuler le feu. Je peux empêcher la fumée de me suivre, et modeler les flammes si je le désire. Mais je n’ai jamais cherché à développer ou à exploiter ce pouvoir. Bien au contraire, j’évite de l’utiliser. Parce qu’il vous remplit d’une soif qui ne peut jamais être étanchée. C’est un pouvoir dangereux, et j’en ai parfaitement conscience.

Cela parut satisfaire certains réfugiés, mais d’autres demeurèrent sceptiques.

— Raj Ahten est devenu le plus grand Tisseur de Flammes que son monde ait jamais connu, déclara Thull-turock. À la fin, il avait complètement perdu son humanité.

— Mais notre émir ne s’est pas engagé sur ce chemin, contra Daylan. À votre place, je me réjouirais qu’il possède ce talent. Pour délivrer Fallion Orden et le prince Areth Sul Urstone, nous aurons besoin d’un Tisseur de Flammes. Vulgnash est un maître en la matière, et de surcroît, il a pris des Dons. Voilà pourquoi Fallion n’a pas réussi à lui échapper. Mais s’il combinait son pouvoir à celui de l’émir, peut-être que…

Daylan n’acheva pas sa phrase, laissant la foule imaginer par elle-même le résultat.

— Cela dit, reprit-il, nous ne pouvons pas nous reposer uniquement sur leur talent. Nous n’avons aucun moyen de savoir combien d’attributs a pris Vulgnash, mais nous pouvons supposer qu’il sera l’un des plus grands champions des wyrmlings. Ainsi l’émir représente-t-il peut-être notre seul espoir. Pour vaincre Vulgnash, il n’aura pas seulement besoin de Dons : il devra recourir à sa maîtrise du Feu. Il doit dès maintenant s’entraîner pour atteindre le niveau de Raj Ahten.

Jusque-là, Serre avait été encline à laisser une chance à l’émir, à le juger sur ses seuls actes. Mais soudain, la peur lui étreignit le cœur.

— C’est de la folie ! s’exclama Thull-turock. Vous voudriez créer un nouveau Raj Ahten ?

— Tous les Tisseur de Flammes ne sont pas maléfiques, fit valoir Daylan. Certains ont acquis un tel contrôle de leurs passions que le Feu n’a pas d’emprise sur eux. Autrefois, ils ne devenaient pas des monstres mais des vaisseaux de lumière purs et radieux, pleins de sagesse, d’intelligence et de compassion. C’étaient de grands guérisseurs. Le Feu leur révélait l’avenir et les dangers cachés. Ainsi représentaient-ils un atout pour leur peuple. Voilà pourquoi on les appelait « Éclats ».

Du menton, Daylan désigna le seigneur Erringale, et Serre comprit que celui-ci devait être un puissant Tisseur de Flammes.

— Aujourd’hui encore, les habitants du monde de Fallion, qui ignorent l’origine de ce nom, l’attribuent à tous les habitants des limbes sans réaliser qu’ils confèrent ainsi un honneur immérité à beaucoup d’entre eux.

« De tous les Éclats, celui que vous appelez Fallion Orden était le plus grand.

— Mon petit Fallion ? répéta Thull-turock, stupéfait.

— Il est revenu à la vie un millier de fois, lui assura Daylan. Depuis une éternité, il cherche un moyen de lier les mondes… et il vient enfin de réussir.

« Si la prophétie des Éclats se révèle vraie, un énorme bouleversement se prépare : une guerre qui fera rage à travers tout l’univers et qui, si les choses se passent comme prévu, s’achèvera par la réunion de tous les mondes en un seul monde parfait où la mort ne sera qu’un souvenir et où toutes les peines et les douleurs cesseront d’exister. Voilà ce que Fallion s’efforce de créer. Et voilà ce que notre ennemi s’efforce d’empêcher – ou, à défaut, ce dont il s’efforce de prendre le contrôle.

L’émir avait écouté attentivement. Il parut s’absorber dans ses pensées. Serre comprenait ce que Daylan lui demandait. Il devrait sacrifier beaucoup de choses. En prenant des Dons, il mettrait sa vie au service de ses semblables. En étudiant l’art des Tisseur de Flammes, il mettrait sa vie au service du Feu.

C’était une corde bien raide sur laquelle évoluer. Nul homme ne peut servir deux maîtres. Raj Ahten avait essayé et échoué lamentablement. Comment l’émir aurait-il le moindre espoir de réussir ?

— Daylan, vous êtes fou si vous croyez que nous n’avons rien à craindre de l’émir ! s’exclama Thull-turock.

— Non, je ne suis pas fou, contra l’immortel. Mais je suis désespéré, et on peut dire que le désespoir est une forme de folie en soi. Trop souvent, il pousse les gens à se conduire de façon irrationnelle. Mais bien que risquée, la solution que je préconise est la seule qui nous donne un espoir d’accomplir l’impossible.

« Cependant, j’insiste sur le fait que vos craintes ne sont pas justifiées, Thull-turock. Ce n’est ni à l’amour des forceps ni à celui des flammes que Raj Ahten a succombé au final. Dans les derniers jours de sa vie, il avait pris un nouveau nom : Scathain, le Seigneur des Flammes. Le saviez-vous ?

— J’avais entendu dire qu’il se faisait appeler ainsi, acquiesça Thull-turock. Et alors ?

— Ce nom est bien connu ici dans les limbes, intervint le seigneur Erringale d’une voix forte qui porta à travers tout le sanctuaire. (Il baissa les yeux pour mieux se souvenir.) C’est celui d’un puissant locus – un ver, si vous préférez. Parmi ses semblables, Scathain était le bras droit du Désespoir en personne. Il a détruit de nombreux mondes.

Cette nouvelle parut déstabiliser l’émir plus que tout ce qui avait été dit jusque-là. Dans cette conversation, il était désavantagé par le fait de ne pas savoir ce qui était arrivé à Raj Ahten. Mais il comprenait le fonctionnement des vers.

— Si ce que vous dites est vrai, lorsque votre Raj Ahten a été tué, son ver n’est pas mort avec lui, raisonna-t-il. Comment pouvons-nous être sûrs qu’il ne s’emparera pas de moi ? Comment pouvons-nous savoir que je ne suis pas déjà l’hôte d’un ver ?

Des cris d’assentiment montèrent de la foule. Serre jeta un coup d’œil à Drewish Madoc, qui arborait un rictus ravi. Il adorait voir cet homme admirable se faire accuser des pires maux.

— Réfléchissez, dit Daylan aux réfugiés. L’émir est un homme bon et courageux. Il a toujours dit la vérité en ma présence, du moment qu’elle n’était pas trop pénible à entendre pour ceux qui l’écoutaient. Il a toujours tenu ses promesses. Il est fidèle à son peuple et n’a soif ni d’honneurs, ni de richesses.

« Un homme infecté par un ver ne conserve pas ce genre de vertus – or, Scathain est l’un des pires. Même s’il avait possédé l’émir et tenté de dissimuler sa présence, il n’aurait pas réussi à le faire bien longtemps. L’émir est pur. Aucun ver ne l’habite. Et aucun ver ne pourra l’habiter tant qu’il demeurera aussi vertueux – pas même un ver aussi puissant que Scathain !

Cela aussi suscita des cris d’assentiments. Daylan du Marteau Noir avait répondu à presque toutes les préoccupations de Thull-turock, et Serre sentait que la foule se rangeait peu à peu à ses arguments.

— Il se peut, poursuivit l’immortel d’une voix forte, que Raj Ahten ait succombé à un ver par ignorance plutôt que par faiblesse. Dans son monde, les connaissances relatives aux locus avaient été pratiquement perdues.

— Les gens ne savaient rien d’eux ? s’étonna le seigneur Erringale.

— Tout avait été caché à dessein il y a plusieurs millénaires. À l’époque, les individus soupçonnés d’abriter un locus étaient exécutés sommairement. Beaucoup de femmes et d’hommes innocents ont péri ainsi ; beaucoup de mal a été commis au nom du bien commun. Les habitants de Luciare procédaient d’ailleurs à des purges similaires, mais jamais à une aussi grande échelle.

« Bref, sur le monde de Fallion, les connaissances relatives aux locus avaient été dissimulées. Voilà comment un homme qui aurait pu devenir un puissant allié a succombé à un ver sans jamais soupçonner fût-ce l’existence d’une telle créature. Raj Ahten a enchaîné les erreurs et suivi avec insouciance le chemin de la destruction. À la fin, sa soif de pouvoir et sa rage bouillonnante étaient telles qu’il n’a pas pu résister au ver quand celui-ci s’est emparé de lui.

Les réfugiés semblaient stupéfaits. Depuis sa naissance, Gatunyea enseignait la peur du mal à Serre. La jeune fille ne craignait rien tant que d’être possédée par un ver un jour.

— Donc, il n’arrivera pas la même chose à l’émir, conclut Daylan. Il connaît l’existence des vers depuis son enfance, et il a tout fait pour se prémunir contre eux.

Thull-turock croisa ses mains dans son dos et fixa le plancher.

— Je n’aime pas ça, marmonna-t-il. Ça ne me plaît pas que nous nous précipitions ainsi. L’émir doit être mis à l’épreuve de maintes façons. Pourtant, vous me pressez de fabriquer des forceps.

— Nous n’avons pas le choix, fit valoir Daylan. Nos ennemis ne nous laissent aucune marge. En ce moment même, ils creusent une montagne de sang-métal. Ils ont déjà envoyé leur premier chargement à Rugassa. Le trajet leur prendra trois nuits – peut-être moins, car ils seront pressés de satisfaire leur maître. Réfléchissez à ce qui arrivera quand l’empereur disposera d’une telle quantité de forceps. Il commencera à se fabriquer des champions. À votre avis, à qui accordera-t-il des Dons ?

— Aux Chevaliers Éternels, dit Thull-turock en frissonnant.

— L’empereur a des milliers de sujets qu’il peut utiliser comme Dédiés. De plus, Rugassa s’étend près des frontières de Beldinook. Zul-torac est d’ores et déjà en train de faire la connaissance de ses nouveaux voisins. Selon vous, que fera-t-il de tous ces petites gens ?

Autrefois, les wyrmlings se seraient contentés de les massacrer, de prélever leurs glandes pour fabriquer leurs élixirs maudits et de dévorer la viande de leur carcasse, songea Serre. Ils n’auraient même pas envisagé de les réduire en esclavage. Mais dans ce monde nouveau, ils feraient d’eux un meilleur usage : ils les soumettraient au baiser des forceps et s’empareraient de leurs attributs.

— Je vois, murmura Thull-turock.

— Nous ne pouvons pas le laisser faire, affirma Daylan. Nous ne pouvons pas permettre que ce chargement de forceps atteigne Rugassa. Il faut agir vite, et monter une expédition dont les membres prendront des Dons afin d’être prêts à partir demain… au plus tard. Nous ne pouvons pas échouer. Mon cœur me prévient que nous n’aurons peut-être pas d’autre chance que celle-là, pas d’autre chance de nous sauver avant que les wyrmlings utilisent le sang-métal pour prendre le contrôle du monde jusqu’à la fin des temps.

— Une journée, ce n’est pas beaucoup pour créer des champions, objecta Thull-turock.

— Nous n’avons pas besoin de leur fournir une panoplie complète d’un coup. Il suffira de leur transférer les premiers Dons avant leur départ, et le reste pendant qu’ils seront en route en utilisant leurs Dédiés comme vecteurs. Les gens d’Erringale vous aideront à fabriquer les forceps.

— Combien de champions devons-nous envoyer au combat ?

— Il nous faudra des hommes pour porter ceux que nous délivrerons, et d’autres pour leur ouvrir la voie et protéger leurs arrières. Quatre au minimum, plus probablement cinq. Davantage, ce serait mieux, mais nous épuiserions nos ressources à leur fournir des attributs. Je suggère les jumeaux Cormar, qui ont déjà pris quelques Dons et prouvé leur valeur durant la bataille de Caer Luciare. J’aimerais y aller aussi, car je possède également quelques Dons. Cela ne nous laisse que deux places vacantes. L’émir est tout désigné pour cette mission…

Serre sut aussitôt qu’elle devait faire partie de l’expédition. Fallion était plus qu’un ami pour elle. C’était son frère adoptif, et elle l’aimait tendrement. Il était normal qu’elle participe à le sauver.

— Vous avez envoyé l’amante de Fallion, Rhianna, chercher des Dédiés parmi les petites gens. Pouvons-nous attendre son retour ? interrogea Thull-turock.

— Je l’ai surtout envoyée prévenir les petites gens, rectifia Daylan, afin qu’ils puissent se protéger contre les troupes wyrmlings. Nous devons ralentir nos ennemis autant que possible. Les petites gens nous y aideront peut-être, mais nous ne pouvons pas compter sur leur soutien, et nous ne pouvons pas non plus attendre.

Serre regretta de ne pas avoir su plus tôt où allait Rhianna. Elle l’aurait serrée dans ses bras et lui aurait souhaité bonne chance. Il ne serait pas facile de trouver des alliés pour Fallion, mais personne au monde n’aimait le jeune homme davantage que Rhianna. Personne n’essaierait avec autant d’obstination.

— Vous vous proposez de prendre un grand risque, fit remarquer Thull-turock.

— Prenez-le avec moi, implora Daylan. Nous devons être unis pour faire face à cette menace. Nous avons besoin de l’émir, et il a besoin de votre peuple pour lui concéder des attributs.

— Et si nous échouons ? insista Thull-turock. Et si ce grand ver s’empare de l’émir ? Et si sans le vouloir, nous donnons vie à un monstre ?

— Il y a un démon en chacun de nous. Dans chaque homme, chaque femme et chaque enfant. L’émir a mis le sien en cage depuis longtemps, affirma Daylan avec une conviction absolue.

— Et s’il s’échappe ?

— Alors, je tuerai l’émir de mes propres mains.

Tuul Ra secoua la tête, consterné.

— Je préférerais me suicider que me laisser posséder par un ver.

Tout le monde garda le silence un moment. Thull-turock hésitait toujours.

— Aidez-nous, le supplia Daylan. Aidez-nous à créer un monde meilleur. Il ne s’agit pas seulement de vous et de moi. Il ne s’agit pas d’une guerre limitée à ces quelques milliers de gens. Des mondes entiers sont en jeu, des éternités. Nous nous battons pour des choses que vous n’êtes même pas capable d’imaginer.

— Toutes les guerres ont un enjeu capital, répliqua Thull-turock. Du moins, c’est ce que nous nous disons.

Il se remit à réfléchir.

Serre s’interrogea sur les conséquences de ce débat public. Un Dédié ne pouvait concéder un Don que de son plein gré. Mais sachant ce qu’ils savaient désormais sur l’émir, qui parmi les réfugiés voudrait lui faire cadeau d’un de ses attributs ? À supposer que leur esprit soit convaincu, leur cœur regimberait quand même. Daylan du Marteau Noir avait remporté cette joute orale, mais seulement en apparence.

L’émir avait passé un bras autour des épaules de sa fille comme pour la réconforter. Mais si quelqu’un avait besoin de réconfort, c’était plutôt lui. Thull-turock avait réussi à monter les réfugiés contre lui. Après avoir passé toute sa vie à prouver sa valeur au peuple de Serre, il devait recommencer à zéro.

Siyaddah leva les yeux vers l’émir et lança d’une voix forte :

— Je veux être la première à offrir un attribut à mon père. Père, si tu veux bien la prendre, je te cède ma rapidité afin que tu arrives plus vite à Rugassa.

Aucune fille n’avait jamais brisé si cruellement le cœur de son père. L’émir avait besoin de Dons. Il avait besoin que son peuple se porte volontaire pour lui en céder. En lui offrant sa rapidité, Siyaddah montrait l’exemple.

Mais du même coup, elle se plaçait à jamais hors de son atteinte. Une fois privée de son métabolisme, elle sombrerait dans un sommeil enchanté, et ne se réveillerait plus jusqu’à ce que son père meure… à moins qu’elle succombe la première sans jamais avoir repris connaissance.

Elle ne pourrait pas se marier. L’émir espérait depuis longtemps qu’elle épouserait son ami le plus proche, Areth Sul Urstone. Siyaddah elle-même était plus intéressée par Fallion Orden. Mais si elle concédait un Don, aucun des deux hommes ne remporterait jamais sa main.

C’était un cadeau cruel à offrir, d’autant plus que l’émir ne pouvait pas le refuser. Il avait juré de sauver son ami.

— Très bien, approuva Erringale. L’une des plus nobles traditions des Ael veut que les proches du candidat soient les premiers à lui offrir un attribut. Qui d’autre parmi vous fera cet immense cadeau à l’émir ?

Il y eut quelques instants de silence absolu comme les partisans de Tuul Ra attendaient que des volontaires se manifestent.

Ce n’est pas normal, songea Serre. L’émir est l’un des meilleurs guerriers dont nous disposons, et de loin notre plus brillant stratège. Il connaît l’ennemi mieux que n’importe lequel d’entre nous.

Soudain, la jeune fille entrevit une façon de le réhabiliter aux yeux de son peuple. S’avançant jusqu’à lui, elle le gifla à la volée.

— Émir Tuul Ra, je vous défie en duel. Je vous dispute votre place au sein de cette expédition de sauvetage.