DE LA BEAUTÉ
Le pouvoir est une belle chose, et le Grand Ver est la plus belle créature parmi nous.
Cette nuit-là, Rhianna vit les préparatifs pour l’expédition contre les wyrmlings prendre le pas sur tout le reste dans le camp des cavalières. Celles-ci se mirent immédiatement au travail. Parce que Caer Luciare se trouvait si loin, leur première tâche consista à nourrir leurs montures de miln, un riche mélange de grain et mélasse, afin de les préparer pour la longue chevauchée.
Puis elles rassemblèrent leurs affaires, choisissant de n’emporter que des armes légères et un pourpoint de cuir. Cette décision stupéfia Rhianna. Combattre les wyrmlings réclamait déjà beaucoup de courage. Le faire sans armure lourde était carrément héroïque.
Pendant ce temps, les forgeronnes et les joaillières commençaient à fabriquer des forceps, inscrivant les runes dont elles avaient besoin au bout de chaque fer à marquer, puis martelant et limant le métal mou afin de lui donner la forme nécessaire.
Lorsqu’elles auraient fini, les officiantes commenceraient à transférer les attributs d’un cheval à un autre. Chacune des montures utilisées pour l’expédition recevrait deux Dons de Métabolisme, un de Force et un d’Endurance.
Les forgeronnes travaillaient beaucoup plus vite que les hommes de Caer Luciare n’avaient pu le faire. D’une part, elles savaient comment procéder : chez les cavalières de Fleeds, le transfert d’attribut était un art très ancien. D’autre part, leurs petites mains et leurs doigts agiles étaient plus adaptés à ce labeur. Enfin, elles avaient commencé par prendre des Dons de Métabolisme afin d’accomplir en une nuit ce qui aurait normalement pris des semaines.
Ce qui leur prendrait le plus de temps, ce serait de créer des chevaux de force, Rhianna le savait. Le processus était long, et il n’existait aucun moyen de l’accélérer. Chez les équidés, un Don ne pouvait être transféré qu’au meneur du troupeau. Il fallait donc isoler l’étalon en question, puis prendre des attributs à celles des autres bêtes qui avaient dépassé l’âge d’un an.
Ça paraissait simple, mais ça ne l’était pas tant que ça. On ne pouvait pas prendre n’importe quel attribut à n’importe quelle bête. Pour la Force, mieux valait un cheval de guerre lourd, si possible de lignée impériale. Pour la Rapidité, un coursier du désert. Pour l’Endurance, un simple cheval de trait pouvait suffire, même si on utilisait parfois des mules. Pour l’Intelligence, on se servait généralement de poneys du Mont Carther.
Aussi les officiants devaient-ils prendre les adultes les plus robustes, ceux qui avaient deux ou trois ans, les mettre dans un enclos avec cinq ou six autres bêtes et leur laisser une journée pour se battre entre eux. Lorsqu’un meneur avait établi sa domination, ils pouvaient prendre des attributs aux autres.
Rhianna espérait que les quarante premiers chevaux de force seraient près d’ici le crépuscule.
Pour leur part, les humains faisaient moins les difficiles en matière de Dons. Un peu avant l’aube, une officiante pénétra dans la tente de Rhianna. C’était une petite femme aux cheveux noirs et aux vêtements luxueux.
— Nous sommes prêtes pour la cérémonie, annonça-t-elle. Quel attribut voulez-vous recevoir en premier ?
Rhianna n’y avait guère réfléchi. De la Force ou de la Rapidité, sans doute. Mais pendant qu’elle hésitait, l’officiante décida à sa place :
— Le mieux, ce serait du Charisme. On commence toujours par le Charisme ou la Voix quand on veut créer un puissant Seigneur des Runes. Ça encourage les futurs Dédiés en leur donnant encore plus envie de faire Don de leur attribut. À long terme, ça rend le destinataire plus fort.
Le cœur de Rhianna fit un bond dans sa poitrine. Du Charisme. Raj Ahten en avait tant pris que même les femmes qui auraient dû le haïr le désiraient et ouvraient les jambes pour lui. Quant aux hommes, ils s’imaginaient que cet être rayonnant ne pouvait être animé par aucune mauvaise intention.
« Lorsque tu contempleras le visage du mal à l’état pur, il sera radieux », disait un vieux proverbe.
Rhianna voulait être aussi radieuse qu’un matin d’été, aussi belle et redoutable qu’une tempête. Elle avait entendu parler de Saffira, l’épouse de Raj Ahten qui avait reçu des centaines de Dons de Charisme. Nul homme ne pouvait lui résister. À sa seule vue, leurs genoux mollissaient.
Fallion m’aimera, songea Rhianna. Je pourrai le forcer à m’aimer davantage qu’il ne le croit possible.
À peine cette pensée avait-elle traversé son esprit que la jeune femme s’en repentit et s’efforça d’étouffer ce désir égoïste.
— Va pour du Charisme, acquiesça-t-elle.
La cérémonie de transfert eut lieu sous le pavillon de Sœur Daughtry, où Rhianna et ses nouvelles Dédiées purent s’allonger parmi des coussins moelleux.
La première volontaire était une jeune fille de seize ans tout au plus. Elle avait des yeux brillants et une peau aussi blanche que de la crème.
— En vous concédant ce Don, dit-elle sur un ton tragique, je vous honore et je m’offre en service à mon royaume. Faites-en bon usage, milady.
Ses maniérismes étaient exagérés. Mais sous son attitude bravache, elle tremblait de peur.
— Ta générosité te grandit. Je te promets de ne jamais oublier la faveur que tu m’as faite aujourd’hui, et d’employer ton Don au service de notre peuple, dit Rhianna. Puisse cette pensée te réconforter.
À peine ces mots avaient-ils quitté sa bouche que Rhianna se demanda comment elle pourrait tenir parole. Elle désirait si fort la beauté de cette fille que cela lui serrait la gorge.
L’officiante prit un forceps et entonna son chant afin d’apaiser l’appréhension de la future Dédiée. Très vite, l’extrémité du fer vira au blanc étincelant. L’officiante appliqua le forceps dans la nuque de la fille, puis le retira en traînant un long serpent de lumière qu’elle examina attentivement.
Pendant ce temps, Rhianna rêvassait à ses retrouvailles avec Fallion, et aux sentiments qu’elle lui inspirerait désormais. Quand l’officiante appliqua le forceps sur son sein, l’esprit de la jeune femme parut exploser. Une incroyable impression de santé et de bien-être la submergea. Jamais elle n’aurait imaginé ressentir un jour une telle extase. L’éclair de plaisir qui la frappa fut si violent qu’elle s’évanouit un instant.
Quand Rhianna revint à elle, l’assistante de l’officiante avait enfilé une robe à sa Dédiée. Elle tira une capuche brun foncé sur le visage de cette dernière afin que Rhianna ne puisse pas le voir. Mais la jeune femme imaginait très bien à quoi devait ressembler l’adolescente désormais. Le blanc de ses yeux aurait jauni ; son regard se serait terni et voilé. Sa peau autrefois si crémeuse serait devenue sèche comme du parchemin. Ses cheveux soyeux pendraient, ternes et mous, sur ses épaules. Son visage ne serait plus qu’une ruine.
L’officiante étudia Rhianna un moment, de la façon dont un sculpteur étudie son œuvre – en cherchant d’éventuels défauts.
— Magnifique, commenta-t-elle. Vous êtes magnifique.
L’aube approchait. Dehors, les feux de camp crachaient et tempêtaient sous des vents contraires. Des cors de guerre mugissaient dans le lointain. Une cavalcade annonça le retour d’un groupe d’éclaireuses, dont la chef annonça qu’elles avaient capturé une wyrmling.
Rhianna se leva et sortit pour voir de quoi il retournait. Bien qu’immense, la prisonnière n’était encore qu’une jeune fille. Les cavalières lui avaient attaché les mains, et l’avaient forcée à courir sur plusieurs lieues en la piquant avec la pointe de leur lance.
— Qui est-ce ? demanda Sœur Daughtry comme les éclaireuses s’arrêtaient devant elle.
— Une femelle de ces géants blancs. Nous l’avons trouvée au nord, poursuivie par trois de leurs mâles. Elle parle inkarran.
Sœur Daughtry étudia la prisonnière, dont la taille l’impressionnait visiblement.
— Alors, voilà à quoi ressemblent tes fameux wyrmlings, chuchota-t-elle à Rhianna. Ce sont ces créatures que nous devons combattre ? (Plus fort, elle lança à la fille :) Kwi et choulon zah ?
— Kirissa Mentarn, répondit la prisonnière.
Puis elle se mit à parler très vite. Sœur Daughtry l’écouta, la tête penchée et les sourcils froncés.
— Y avait-il un homme avec elle, un mâle wyrmling très costaud ?
— Oui, confirma une des éclaireuses.
— Elle veut savoir ce qu’il est devenu.
— Il est mort. Il s’est battu contre deux de ses semblables, et les a blessés tous les deux avant d’être tué. Nous l’avons vengé.
Sœur Daughtry rapporta la nouvelle à la fille dans un inkarran hésitant. La prisonnière ne sembla guère surprise, et même si du regret se lut sur ses traits, elle ne fut pas non plus submergée par le chagrin.
Au lieu de ça, elle détailla Rhianna et surtout ses ailes, comme si la jeune femme était l’icône de quelque grand pouvoir. Même si c’était à Sœur Daughtry qu’elle s’adressait, elle n’avait d’yeux que pour Rhianna. Sans doute s’imaginait-elle que c’était cette dernière qui dirigeait les cavalières.
Elle continuait à parler dans un inkarran si fluide et si rapide que Sœur Daughtry avait du mal à la suivre.
— Elle dit que quand les deux mondes ont fusionné, deux moitiés d’elle-même en ont fait autant, traduisit la chef des cavalières. Du moins, c’est ce que j’ai cru comprendre. Elle s’est retrouvée au milieu de la horde wyrmling, et elle a tenté de s’échapper. Elle voulait rentrer chez elle, en Inkarra.
— Demandez-lui si elle a vu un magicien, un jeune homme avec des ailes comme les miennes, réclama Rhianna.
Sœur Daughtry obtempéra. La wyrmling acquiesça vigoureusement et tendit un doigt vers le sol, puis tenta d’agiter ses bras entravés.
Oui, elle a vu Fallion. Rhianna voulait empoigner la fille et la secouer pour lui faire cracher tout ce qu’elle savait, mais elle ne connaissait que quelques mots d’inkarran.
Sœur Daughtry se fit pensive.
— Cette fille a entendu parler de ton homme. Elle ne l’a pas vu personnellement, mais elle sait où les wyrmlings le retiennent. Nous devons trouver quelqu’un pour traduire. Je ne saisis pas assez bien les nuances de l’inkarran ; j’ai peur de me tromper.
— Sœur Gadron le parle très bien, lança une cavalière. Aux dernières nouvelles, elle chevauchait avec le Camp d’Hiver.
— Va la supplier de nous rejoindre, ordonna Sœur Daughtry. (Puis elle se tourna vers d’autres cavalières.) Donnez à boire et à manger à cette fille. Détachez-la, et traitez-la en invitée. Même si elle nous dépasse de deux bonnes têtes, ce n’est guère plus qu’une enfant. Nous attendrons l’arrivée de Sœur Gadron pour l’interroger plus avant.
Rhianna étudia la fille, qui s’était timidement accroupie sur le sol. Les enfants des cavalières vinrent l’encercler, bouche bée. Pour sa part, la wyrmling observait Rhianna. L’air émerveillé, elle désigna les ailes de la jeune fille du menton. Puis elle inclina respectueusement la tête.
Elle sait que j’ai dû tuer pour m’approprier ces ailes, songea Rhianna. Ce qu’elle ignore, c’est combien d’autres Chevaliers Éternels j’ai l’intention d’éliminer dans les jours à venir.
Rhianna regagna la tente, laissant la prisonnière wyrmling au milieu de la plaine où le vent agitait ses cheveux et soufflait la fumée des feux de camp à ras du sol.
À midi ce jour-là, Rhianna avait pris quatre-vingts Dons, parmi lesquels assez de Force, d’Agilité, d’Endurance et de Métabolisme cédés par les hommes les plus robustes du clan pour pouvoir combattre n’importe quel guerrier wyrmling.
Mais surtout, elle avait pris trois Dons de Voix aux meilleures chanteuses, l’Ouïe et l’Odorat de plusieurs chiens, et l’Intelligence des trois étudiantes les plus prometteuses.
Jamais elle n’aurait pu imaginer ce que ça faisait d’être un puissant Seigneur des Runes. Avec ses trois Dons d’Intelligence, elle se souvenait parfaitement de tout ce qu’elle voyait et entendait. Ses Dons d’Odorat, d’Ouïe et de Vue lui ouvraient un monde de nouvelles perceptions, lui révélant des nuances que les mortels ordinaires ne pouvaient pas capter.
Désormais, elle humait l’odeur du sang à plusieurs lieues de distance, ce qui serait très utile pour la prévenir qu’un danger approchait. Elle entendait des femmes chuchoter sous leur tente cent mètres plus loin. Elle distinguait très nettement les pinsons et les moineaux qui picoraient dans les champs alentour.
Elle n’avait pas dormi depuis deux jours, mais grâce à sa nouvelle Endurance, elle ne se sentait pas fatiguée du tout. Je n’aurai plus jamais besoin de dormir, réalisa-t-elle.
Dans la matinée, la traductrice arriva pour interroger Kirissa. Sœur Gadron était une petite femme effacée, montée sur un étalon rouge sang. Elle sentait le mouton et les enfants. Sa peau était merveilleusement blanche, aussi pâle que celle des wyrmlings. Ses longs cheveux argentés pendaient, raides, dans son dos. Des tatouages noirs remontaient le long de sa jambe et entouraient son poignet tels des bracelets. De toute évidence, c’était une Inkarranne pur sang.
Rhianna la rejoignit dans la tente où Kirissa se pelotonnait sous une peau de mouton pour se protéger contre la lumière du jour. Celle-ci traversait les parois de soie rouge, brûlant les yeux de la wyrmling qui gardait la tête baissée et les paupières closes dans la mesure du possible.
La présence de Rhianna dans la tente rendait Kirissa nerveuse. Chez les wyrmlings, seuls les Seigneurs de la Mort et les membres de la lignée royale avaient des ailes. Kirissa ne pouvait pas deviner qui Rhianna avait tué pour se procurer les siennes.
Au début, Sœur Gadron ne lui posa que des questions faciles. « Comment t’appelles-tu ? » « D’où viens-tu ? » « Que faisais-tu dans le désert ? » Elle l’interrogea pendant deux longues heures, et à aucun moment Kirissa ne se fit prier pour répondre.
Seules quelques questions la firent hésiter. La première concernait sa lignée. C’était une chose importante en Inkarra, et Kirissa parla volontiers de la famille qu’elle avait là-bas. Mais chez les wyrmlings, la lignée ne signifiait rien, sauf pour les individus de sang royal.
La seconde question concernait les origines des wyrmlings. D’où venaient donc ces créatures ? lui demanda Sœur Gadron. Kirissa l’ignorait. L’histoire ne figurait pas au programme des études des jeunes wyrmlings. Chez eux, le temps effaçait toutes les traces du passé.
Les cavalières interrogèrent la jeune fille sur les intentions de l’empereur. Que comptait faire Zul-torac des petites gens qu’il avait capturés ? Comment réagirait-il en cas d’attaque ?
— Je ne peux que faire des suppositions à ce sujet, répondit Kirissa. Cela dit, quelle importance ? Le Grand Ver arpente désormais le labyrinthe. Le Désespoir en personne a pris le contrôle de la horde. L’empereur n’est plus qu’un Seigneur de la Mort parmi les autres, un spectre.
— Qui est ce Grand Ver ? voulut savoir Sœur Gadron.
— Le Désespoir, créateur de la terre et du ciel, maître de tous les autres vers. Il s’incarne sous forme humaine de temps à autre. Il y a deux nuits, il a possédé un nouvel hôte.
C’était une réponse perturbante, mais qui parut satisfaire Sœur Gadron. Celle-ci tourna ses questions vers Cullossax.
— Le wyrmling qui t’a aidée à t’échapper – que faisait-il à Rugassa ?
— C’était un tourmenteur, révéla Kirissa. Son travail consistait à torturer et à punir tous ceux qui enfreignaient les lois wyrmlings, soit en agissant mal de manière délibérée, soit en ne parvenant pas à se montrer à la hauteur des critères établis. En éliminant les désobéissants et les faibles, Cullossax assainissait la horde.
— Pourquoi s’est-il enfui avec toi ? Était-il ton père ou ton amant ?
Kirissa hésita.
— Je crois qu’il voulait contribuer à créer une société meilleure.
— Donc, tu l’avais converti ? reformula Sœur Gadron.
Kirissa haussa les épaules.
— Il semblerait.
— Serait-il possible de convertir d’autres wyrmlings, à ton avis ? interrogea Sœur Gadron.
Kirissa n’y avait jamais pensé.
— Non, décida-t-elle après un temps de réflexion. La plupart d’entre eux auraient trop peur. Ils ont entendu parler des terreurs qui les attendent à l’extérieur de la forteresse : la brûlure du soleil, la violence des humains impitoyables. Je ne me suis enfuie que parce que je savais qu’il existait une vie meilleure dehors.
— Cullossax était-il amoureux de toi ? demanda Sœur Gadron.
C’était une question idiote.
— L’amour est un sentiment humain. Les wyrmlings ne tombent pas amoureux. Ils s’accouplent pour se reproduire, voilà tout.
— Pourquoi as-tu des cornes ?
— Parce que je suis à l’âge où elles commencent à pousser.
— Abrites-tu un ver qui se nourrit de ton âme ?
— Comment le saurais-je ?
— Pourquoi voudrais-tu donner ton âme en pâture à un ver ?
De nouveau, Kirissa hésita.
— Je n’ai jamais voulu le faire. Tous les wyrmlings n’aspirent pas à ça. Seuls les plus dévots nourrissent cet espoir. J’ai toujours craint que les vers veuillent seulement se repaître de nous.
— Combien de tes semblables wyrmlings as-tu tués ?
— Deux. Une fille quand j’avais quatre ans, et une autre quand j’en avais huit.
— Pourquoi ?
— Elles m’avaient mise en colère. Je me suis battue contre elles au couteau, et j’y ai gagné le respect de mes pairs. Au sein de la horde, ce que j’ai fait n’est pas considéré comme un crime.
— Connais-tu la différence entre le bien et le mal ?
— Je connais la loi wyrmling, et je connais la loi inkarranne. Mais il me semble que les notions de bien et de mal vont au-delà du simple droit humain.
— Tout à l’heure, tu as dit que Cullossax était venu te chercher dans ton école, et qu’il était censé te tuer pour que tes semblables consomment ta chair. As-tu déjà mangé un de tes semblables ?
— Je mangeais ce qu’on me servait. Les wyrmlings disent toujours : « La viande, c’est de la viande. » Peu importe qu’elle soit d’origine humaine ou animale. Mais certains parmi la horde préfèrent la chair de wyrmling.
— Pourquoi donc ?
— Il paraît qu’elle a meilleur goût, et que celle des enfants est la plus savoureuse de toutes.
— Quand tu as tué ces autres fillettes, les as-tu mangées ensuite ?
— C’était un honneur que j’avais gagné.
Sœur Gadron reformula certaines de ses questions précédentes. Elle s’intéressait particulièrement aux vers. « Portes-tu un ver en toi ? » « Reçois-tu tes ordres d’un ver ? » « Es-tu infestée par un ver ? »
Lorsqu’elle fut enfin satisfaite, la femme qui avait des ailes dit quelque chose, et Sœur Gadron traduisit.
— Peux-tu nous dessiner un plan de Rugassa ?
Kirissa hésita. Depuis deux heures, elle brûlait de curiosité au sujet de la femme ailée. Alors, elle osa demander :
— D’abord, puis-je avoir l’honneur de poser moi aussi quelques questions ?
— Je suppose que oui, concéda Sœur Gadron.
Kirissa s’adressa à la femme rousse.
— Qui avez-vous tué pour vous procurer ces ailes ?
Sœur Gadron traduisit, et la femme rousse répondit :
— Un Chevalier Éternel, pendant la bataille de Caer Luciare.
À cette nouvelle, le cœur de Kirissa se gonfla de soulagement, et la jeune fille se mit à sangloter.
— Pourquoi pleures-tu ? s’étonna la femme ailée.
— Parce que les Chevaliers Éternels ne sont pas immortels. (Voyant l’air surpris de ses hôtesses, Kirissa expliqua :) Depuis le moment où j’ai décidé de m’enfuir, une question me taraude : les wyrmlings vont-ils tous nous massacrer, ou arriverons-nous à les combattre et à les détruire ? En mourant, le Roi de la Terre m’a prévenue qu’un jour viendrait où « les petites gens de ce monde devraient se dresser contre les grands ».
« Mais la vision de la horde m’a terrifiée. Depuis, j’ai terriblement peur que les wyrmlings nous éradiquent. J’ai entendu parler de choses étranges : de bêtes venues d’autres Mondes d’Ombres, du Désespoir qui se serait incarné… Les wyrmlings sont plus dangereux que vous ne l’imaginez. Mais s’il est possible de tuer les Chevaliers Éternels, de priver la horde de ses chefs, alors, il nous reste un espoir.
Kirissa étudia la femme ailée, ses cheveux roux et ses pommettes saillantes. Elle avait quelque chose de féroce, et la posture tendue de quelqu’un qui s’est entraîné au maniement de l’épée pendant de longues heures – comme en témoignaient ses cuisses, ses mollets et ses biceps musclés.
— Vous avez un nom ? s’enquit Kirissa.
— Rhianna, répondit la femme ailée.
Kirissa le répéta dans sa tête. Rhianna. Ma sauveuse.
La femme ailée reposa sa question, en inkarran cette fois.
— Peux-tu nous dessiner un plan de Rugassa ?
— Impossible, répondit Kirissa. On raconte que personne ne connaît l’intégralité du labyrinthe – du moins, pas chez les gens du peuple. Il est immense, composé de nombreux tunnels qui font des tours et des détours. De plus, le sol ne cesse de monter et de descendre, de sorte que vous ne savez jamais à quel niveau vous vous trouvez. Je n’en connais qu’une toute petite partie. Je pourrais vous la dessiner, mais je ne sais identifier certains passages qu’en les voyant. Si je me trompais dans le nombre de portes à dépasser pour arriver à un endroit précis, je vous perdrais irrémédiablement.
— Sais-tu où est emprisonné le magicien Fallion Orden ? demanda Rhianna par l’intermédiaire de Sœur Gadron.
Mais Kirissa entendit le frémissement dans sa voix.
— Il est dans l’aile humaine du donjon, répondit-elle. Je l’ai vu.
— Il était vivant ?
— À ce moment-là, oui.
— Sais-tu où est emprisonné Areth Sul Urstone ?
— J’ignore dans quelle cellule on l’a mis.
— Est-il toujours vivant ?
— Je n’en sais rien.
— Pourrais-tu me conduire à eux ? demanda Rhianna.
Kirissa réfléchit.
— Non. Je n’y suis allée qu’une fois. Et mon tourmenteur m’a assommée en chemin. Je serais incapable d’y retourner par mes propres moyens. Je suis désolée.
Rhianna se tut, l’air pensif.
— Allez-vous me libérer ? interrogea Kirissa.
— Si nous le faisions, où irais-tu ?
— Je rentrerais chez moi.
— Comment pourrais-tu faire une chose pareille connaissant les intentions de la horde ? Ne vaudrait-il pas mieux que tu te battes à nos côtés ? suggéra Rhianna. Tu pourrais nous être d’un grand secours.
Kirissa se mordit la lèvre inférieure. Quelque part, tout au fond de son esprit, elle savait qu’elle en arriverait là depuis qu’elle avait quitté la forteresse. Le Roi de la Terre lui-même l’avait prévenue que ce moment viendrait.
— D’accord, je vous aiderai. Qu’attendez-vous de moi ?
Par l’intermédiaire de Sœur Gadron, Rhianna révéla :
— Nous allons délivrer Fallion Orden et Areth Sul Urstone.
Kirissa se souvint du garde qu’elle avait entendu parler dans la cellule du petit magicien.
— Ce ne sera pas facile. Vulgnash le surveille, et on raconte qu’il a pris de nombreux attributs.
— Évidemment, acquiesça Rhianna sans se troubler. Nous nous attendons à ce que les wyrmlings fassent tout ce qui sera en leur pouvoir pour nous arrêter. Mais nous devons quand même essayer. Nous aideras-tu ? Tu as dit que tu voulais créer un monde meilleur. Ce serait un bon commencement.
— Si je retourne là-bas avec vous, ma vie est terminée. Je n’aurai de chance de survivre que si vous m’accordez des Dons.
Rhianna l’étudia, les yeux plissés et l’air un peu inquiet.
— Qui concéderait un attribut à une wyrmling ? Il faudrait trouver un autre moyen…
En début d’après-midi, Rhianna faisait les cent pas dans le campement. Elle se sentait si forte, si pleine d’énergie qu’elle n’arrivait pas à rester tranquille. Ça faisait justement partie du problème. Mais plus que tout, elle s’inquiétait.
Sœur Daughtry la rejoignit et se mit à marcher près d’elle.
— Tu as reçu des nouvelles préoccupantes ?
Elle avait forcément entendu la même chose que Rhianna. Pourtant, c’était bon d’avoir quelqu’un à qui parler.
— Si Kirissa a raison, un nouvel ennemi dirige la horde wyrmling, un ennemi connu sous un tas de noms différents : le Grand Ver, le Désespoir, le Seul et Unique Maître du Mal. Daylan du Marteau Noir et les autres doivent en être informés. Mais je n’ai aucun moyen de les atteindre.
Le visage de Sœur Daughtry était un masque indéchiffrable. Rhianna la soupçonnait de faire de gros efforts pour masquer sa propre appréhension.
— Tes amis ont dit qu’ils attaqueraient Rugassa sous trois jours, c’est bien ça ?
— Oui, acquiesça Rhianna. Mais je crains qu’ils n’arrivent trop tard. Le nouveau maître de Rugassa aura besoin de forceps par milliers.
— Et bien entendu, les wyrmlings se couperont en quatre pour tenter de l’impressionner, devina Sœur Daughtry. Tu nous as dit qu’ils pouvaient parcourir une cinquantaine de lieues par nuit. Mais la petite Kirissa vient de nous prouver qu’ils peuvent se déplacer de jour en cas de grande nécessité.
— Tout à fait, acquiesça Rhianna. Je suis certaine que Daylan du Marteau Noir a basé ses calculs sur le fait que les wyrmlings ne voyageraient que de nuit. Il a peut-être raison. Le sang-métal est précieux ; les wyrmlings voudront que leur caravane bénéficie de la protection des Seigneurs de la Mort et des Chevaliers Éternels. Or, les Seigneurs de la Mort ne supportent pas la lumière du jour.
« Mais s’ils veulent vraiment se dépêcher, ils choisiront peut-être de transporter le minerai par la voie des airs, en utilisant leurs graaks géants. Même un Chevalier Éternel pourrait en porter une petite quantité.
— Si tu vois juste, il se peut que du sang-métal ait déjà été convoyé depuis Caer Luciare jusqu’à Rugassa.
— J’en doute. Les wyrmlings ont pris la forteresse à l’aube, il y a deux jours. Je n’ai vu aucun signe indiquant qu’ils travaillaient la mine lorsque nous sommes partis. Autrement dit, ils ont dû attendre le coucher du soleil pour s’y mettre. Ils auront commencé à creuser la nuit dernière. Mais le processus de raffinage est très simple. Il ne leur prendra pas beaucoup de temps.
« Le sang-métal fond à une température peu élevée. Il faut le chauffer, le remuer, laisser les impuretés se déposer dans le fond et le minerai refroidir un peu, puis le transvaser dans un autre récipient et recommencer la manœuvre plusieurs fois, si mes souvenirs sont exacts.
— Vingt fois, dans l’idéal, confirma Sœur Daughtry. Mais on peut s’en tirer à moins.
— Donc, raffiner le minerai prendra quand même plus d’une nuit, calcula Rhianna à voix haute.
— Les wyrmlings ont dû l’emporter à l’intérieur de la forteresse pour pouvoir le travailler pendant la journée, supputa Sœur Daughtry.
— Autrement dit, dans le meilleur des cas pour eux – et le pire pour nous –, leur caravane a dû se mettre en route hier soir au crépuscule.
— Mais s’ils ont fait convoyer le sang-métal à dos de graak, il est peut-être déjà arrivé à Rugassa.
Rhianna réprima une forte envie de se remettre à faire les cent pas.
— Tu ne connaîtras pas de repos avant de savoir où est ce chargement, devina Sœur Daughtry en lui jetant un regard entendu.
Sans hésiter, Rhianna bondit dans les airs et battit des ailes pour prendre de l’altitude. Elle mit le cap vers Rugassa. Elle commencerait ses recherches là-bas, puis remonterait le long de la route du sud en quête du convoi.
Elle avait pris tant de Dons de Métabolisme et de Force qu’elle fendait l’air comme une flèche. En moins d’une heure, elle arriva en vue de Rugassa. Avec ses Dons de Vue, elle distinguait les routes assez clairement pour se rendre compte qu’aucun convoi ne se déplaçait dans la vive lumière de cette fin d’après-midi. Son seul espoir, c’était qu’il se trouve encore plus loin dans le sud.
Rhianna vira sur l’aile, filant plus vite qu’un faucon grâce à ses quatre Dons de Métabolisme. Elle survola les arbres et les fourrés en demeurant à un quart de lieue d’altitude. Le paysage se composait essentiellement de champs fertiles brunis par le soleil estival. Çà et là, des chênes formaient des taches vert foncé.
Alors que le soleil se couchait dans une brume rouge, Rhianna découvrit le convoi.
Un graak noir géant somnolait près d’un promontoire rocheux, à l’ombre du flanc nord d’une colline boisée. Il déplia son cou reptilien et, les yeux plissés, scruta le ciel à travers les frondaisons. Rhianna vit une douzaine de gardes wyrmlings en train de lever le camp. Certains d’entre eux chargeaient des coffres sur le dos du graak pendant que les autres rassemblaient le reste de leurs affaires.
Rhianna répugnait à se battre contre un si grand nombre de wyrmlings, mais elle n’avait pas le choix. Si elle ne les arrêtait pas, leur cargaison de sang-métal atteindrait Rugassa avant l’aube. Et si elle n’attaquait pas immédiatement, elle perdrait l’avantage de la lumière du jour.
La jeune femme monta rapidement en direction du soleil, puis replia ses ailes en arrière et piqua vers les gardes.
Les wyrmlings ne la virent même pas venir. Au dernier moment, Rhianna plaqua ses ailes contre ses flancs et survola l’énorme graak en rase-mottes. Du tranchant de son épée, elle lui entailla le cou avant de faire sauter la tête de deux gardes.
Pris de panique, le graak tenta de décoller, mais une épaisse corde de cuir l’attachait à un arbre. Il eut beau agiter les ailes et se débattre en rugissant, il ne tarda pas à agoniser.
Sa panique se communiqua aux gardes wyrmlings. Rhianna fut surprise par leur réaction. Six d’entre eux s’éparpillèrent, fonçant aveuglément à l’ombre des arbres pour tenter de lui échapper. Deux autres laissèrent tomber leurs armes pour implorer sa merci. Seuls les deux derniers se préparèrent à se battre.
Alors, Rhianna réalisa qu’elle bougeait si vite qu’ils ne la distinguaient pas vraiment. Ils ne voyaient que ses ailes, et la plupart d’entre eux semblaient croire qu’elle était l’un de leurs propres Chevaliers Éternels. Peut-être craignaient-ils d’avoir déplu à leurs maîtres d’une quelconque façon.
La lumière se fit dans l’esprit de Rhianna. Elle n’aurait pas besoin d’alliés pour cette expédition. Désormais, elle était une armée à elle toute seule.
Sur cette pensée, elle plongea vers les wyrmlings afin de venger l’homme qu’elle aimait.
L’un des deux gardes qui n’avait pas perdu la tête lança une fléchette de guerre métallique dans sa direction, mais Rhianna n’eut qu’à incliner une aile pour esquiver le projectile. Il brandit sa hache très haut. Rhianna moula ses ailes contre son corps et laissa son élan lui faire pénétrer la garde du wyrmling. Elle le dépassa en lui tranchant les jarrets ; puis, dans un tonnerre de battements d’ailes, elle ralentit sa course, se retourna dans les airs et se posa pour affronter l’autre homme.
Celui-ci poussa un rugissement et se tourna vers elle avec une rapidité surhumaine. Il avait sans doute pris quelques Dons, mais Rhianna en possédait autant que les plus grands Seigneurs des Runes de jadis. Le wyrmling ne faisait pas le poids face à elle. Elle le transperça de sa lame par trois fois avant qu’il puisse lever son bouclier pour se défendre.
Pendant qu’il titubait en arrière après avoir reçu le coup de grâce, Rhianna fit volte-face et se jeta sur les gardes qui s’étaient rendus. Ils eurent à peine le temps de se rendre compte de leur erreur avant qu’elle les abatte. Puis la jeune femme fonça dans les bois sur les traces de ceux qui s’étaient enfuis.
Deux minutes plus tard, il ne restait pas un seul wyrmling vivant. Le graak géant gisait sur le ventre ; il se vidait de son sang en haletant.
Une demi-douzaine de coffres étaient abandonnés par terre. Rhianna en souleva un et entendit le cliquetis reconnaissable entre tous des forceps. Elle estima qu’il pesait une cinquantaine de kilos, et qu’il devait donc contenir un millier de fers à marquer.
Un par un, Rhianna emporta les coffres jusqu’à un puits abandonné, situé près d’une vieille ferme à quelque dix lieues des vestiges du convoi.
Rhianna n’avait aucun moyen d’effacer les signes du massacre qu’elle venait de perpétrer. Dissimuler la carcasse du graak géant lui aurait pris beaucoup de temps, du temps dont elle ne disposait pas.
En guise de trophée de guerre, elle rapporta au campement des cavalières le dernier coffre et les mille forceps qu’il contenait.