LES ORACLES
La faiblesse apparente constitue une invitation à l’attaque. Par conséquent, ne montrez de faiblesse que lorsque vous souhaitez provoquer autrui au combat.
Le soleil venait juste d’entamer sa descente vers l’horizon quand le Seigneur Désespoir perçut l’attaque.
Il se trouvait sur le terrain d’invocation, dissimulé dans le cratère du volcan qu’était le Mont Rugassa. C’était là que Zul-torac avait ouvert un portail vers un Monde d’Ombres nommé Thiss, là que des émissaires de ce monde cruel – les Oracles du Chaos – attendaient le Seigneur Désespoir pour s’entretenir avec lui.
La pénombre du couchant les enveloppait. La première étoile brillait dans le ciel, et des chauves-souris volaient au-dessus de leur tête. Quant aux Oracles eux-mêmes, il était impossible de les distinguer – ou du moins, pas clairement. On ne pouvait que percevoir des formes vagues, celles de créatures monstrueuses au crâne et au dos hérissés de pointes osseuses pareilles à des épines cruelles. Une tempête semblait tourbillonner autour d’eux, filaments nuageux et striés de ténèbres hurlantes qui dissimulaient leur silhouette. C’était tout juste si l’on pouvait entrevoir une corne ou un œil brillant de temps à autre.
Ils étaient quatre, ou peut-être cinq. Même le Seigneur Désespoir ne pouvait en être certain, et les membres de son escorte réagissaient à la vue des émissaires avec un mélange de peur et de dégoût.
Des pensées étranges traversèrent l’esprit du Seigneur Désespoir : bribes de souvenirs de tortures, rêves à demi oubliés, voix de gens morts depuis bien longtemps, visages d’inconnus aperçus dans son enfance. Les images et les sons se succédaient sans ordre ni cohérence. C’était une sensation unique, et néanmoins partagée par tous ceux qui rencontraient des Thissiens.
Au côté du Seigneur Désespoir se tenait son loyal serviteur, l’empereur Zul-torac. Le sorcier avait renoncé à sa chair et flottait désormais au-dessus du sol, drapé dans une robe à capuche noire qui lui conférait un semblant de forme. Le reste de l’escorte se composait d’une douzaine de dignitaires wyrmlings : deux Seigneurs de la Mort, deux Chevaliers Éternels, et le Haut Conseil du Temple du Ver. Venait enfin la propre fille de l’empereur, la princesse Kan-hazur, qui s’était échappée de Caer Luciare deux nuits auparavant. Elle traînait la patte et avait le teint cendreux.
Ses années de prison l’ont affaiblie, songea le Seigneur Désespoir. Nous devrions la faire travailler à la mine pour l’endurcir un peu.
Même les redoutables serviteurs du Désespoir ne savaient pas comment réagir face aux Thissiens. Les étranges visions et les sons déformés que ceux-ci avaient fait jaillir dans leur esprit les déstabilisaient.
Le Seigneur Désespoir étudia les Oracles avec méfiance.
— Pourquoi ne disent-ils rien ? chuchota un des membres du Haut Conseil.
— C’est la coutume sur Thiss, expliqua le Seigneur Désespoir. Quand des étrangers se rencontrent, ils annoncent leurs intentions bienveillantes en se tenant face à face et silencieux pendant plusieurs minutes. Les Thissiens en profitent pour sonder l’esprit de leurs futurs interlocuteurs, passer en revue leurs rêves, leurs ambitions et les souvenirs qui les ont modelés. Lorsqu’ils prendront enfin la parole, ils vous connaîtront mieux que la plupart d’entre vous ne se connaîtront jamais eux-mêmes.
Les wyrmlings parurent accepter cette nouvelle, mais au bout d’un moment, l’empereur Zul-torac demanda :
— Pourquoi ne pouvons-nous pas les voir mieux ?
Sa voix était pareille au souffle du vent parmi des herbes mortes.
— Ils peuvent plier la lumière à leur volonté, de la même façon que mes Éclats Ténébreux ou que les strengi-saats, répondit le Seigneur Désespoir. Ce Don s’est manifesté chez des prédateurs nocturnes de dizaines de Mondes d’Ombres, mais rares sont ceux chez qui il est aussi développé que chez les Oracles du Chaos.
Il n’en dit pas davantage, mais un autre membre du Haut Conseil chuchota :
— Ah. Je vois. C’est pour ça que vous nous avez tous réunis.
Crétin, songea le Seigneur Désespoir. Tu aurais dû le comprendre beaucoup plus tôt. Il décida d’éliminer cet homme ultérieurement.
— Mais la nuit est presque tombée, fit remarquer l’empereur Zul-torac. Ils peuvent laisser leur brume se dissiper maintenant, non ?
— Non, répondit le Seigneur Désespoir à voix basse. Ils ne la laissent jamais se dissiper. Parmi les Mondes d’Ombres, les Thissiens sont uniques. Ils ont une apparence hideuse, y compris à leurs propres yeux et à ceux de leurs semblables. Aussi ont-ils appris à se vêtir de brouillard et de ténèbres pour se dissimuler. Ils ne se regardent pas les uns les autres, pas même pendant qu’ils copulent.
— J’ai quand même envie de les voir, lança sur un ton de défi un des Chevaliers Éternels, nommé Kryssidia.
— Tu le regretterais pour le restant de ta vie, répliqua le Seigneur Désespoir. Leur image te hanterait, te tourmenterait et finirait par te rendre fou. Réjouis-toi plutôt qu’ils aient la décence de se cacher.
Le monde de Thiss était inconnu des ennemis ancestraux du Désespoir, les Éclats des limbes. Il existait tant de mondes à surveiller et à cartographier que les Éclats avaient renoncé depuis longtemps. Bien entendu, le Seigneur Désespoir avait fait en sorte qu’ils soient trop occupés pour tourner leur regard vers les plus lointains et les plus intéressants d’entre eux. Thiss n’était que l’un des dizaines de milliers de mondes déjà tombés sous son emprise à la faveur de la consternante inattention des Éclats.
À cet instant, l’avertissement de la Terre résonna dans les tréfonds de son être. Le Seigneur Désespoir hoqueta.
— Quelque chose cloche, dit-il. Quelque chose vient de changer dans ce monde. Notre ennemi nous a porté un coup.
L’empereur s’agita à son côté.
— Vous en êtes certain ?
— L’Esprit de la Terre me chuchote depuis plusieurs jours qu’un ennemi approche, et que mes serviteurs devraient fuir Rugassa. Jusqu’ici, j’ai ignoré toutes ses mises en garde. Ma cargaison de sang-métal devrait arriver bientôt, et nos alliés aussi – toutes choses qui devraient faire pencher la balance en notre faveur. Mais un événement funeste vient de se produire…
— Vos ennemis ont peut-être commencé à prendre des Dons, suggéra l’empereur, l’ourlet de ses robes ondulant au-dessus du sol.
— Nous n’avons pas besoin de deviner leurs agissements. Les Oracles du Chaos sont là pour nous guider. (Le Seigneur Désespoir éleva la voix.) Écoutez…
Il avait attendu cinq bonnes minutes pour s’adresser à ses invités, ce qui lui paraissait largement suffisant.
— Mes serviteurs vous ont-ils dit pourquoi je vous avais convoqués ? lança le Seigneur Désespoir.
Depuis le vortex de lambeaux d’obscurité et de brume tourbillonnante, une voix répondit :
— Personne ne nous l’a dit, mais nous le savons.
Sa tonalité étrange, à la fois douce et crépitante, faisait penser à de la viande en train de rôtir sur un feu. On y décelait des traces d’accent thissien, même si les Oracles s’exprimaient dans la langue des wyrmlings qu’ils venaient d’apprendre en fouillant leur esprit.
— Alors, dites-moi pourquoi je vous ai appelés, afin que mes amis ici présents comprennent votre valeur.
— Vous souhaitez créer une alliance assez puissante pour prendre le contrôle de tous les habitants de l’univers et les dominer jusqu’à la fin des temps. Vous avez besoin que nous traduisions vos désirs aux créatures d’un millier de mondes.
— Mon plan réussira-t-il ? s’enquit le Désespoir.
Il y travaillait depuis une éternité, et il voulait être certain de ne pas se tromper. Après tout, il avait l’intention de former une alliance entre les races les plus cruelles des Mondes d’Ombres.
— Oui, ô Ténèbres Infinies, affirma l’un des Thissiens. Les mondes s’inclineront devant vous.
Un des membres de l’escorte du Seigneur Désespoir chuchota :
— Comment peuvent-ils le savoir ?
Il avait parlé si bas que les Thissiens n’auraient pas dû l’entendre ; pourtant, l’un d’eux répondit :
— Ne le voyez-vous pas ? Le temps est pareil à un fleuve. Il coule toujours dans la même direction, à bien y regarder, mais une partie de son eau ne suit pas le mouvement général du courant. Au lieu de ça, elle forme des tourbillons et des remous. Il en va de même pour le temps. On ne peut pas l’appréhender dans son ensemble, mais on peut en apercevoir une partie. Je distingue d’innombrables mondes ahanant sous le joug du Désespoir. Je distingue des mers de sang et des ténèbres qui s’abattent depuis le ciel, oblitérant toute lumière.
Satisfait, le Seigneur Désespoir tourna la tête vers ses serviteurs pour voir leur réaction. Certains paraissaient sceptiques, d’autres très excités.
— Qu’ai-je décidé de vous offrir en échange de votre aide ? demanda le Seigneur Désespoir, non parce qu’il doutait que les Oracles le sachent déjà, mais pour permettre aux Thissiens de prouver leur pouvoir à son escorte.
Une main s’éleva hors de la brume noire tourbillonnante, une main faite de deux doigts énormes, tordus et recouverts de pointes osseuses. L’un d’eux se tendit vers la première étoile de la nuit.
— Une infinité de mondes sur lesquels nous régnerons, répondit un des Oracles sur le ton d’une invocation.
— Acceptez-vous mon offre ?
Il y eut une hésitation.
— Votre peuple maîtrise les arts de la guerre, et vous vous apprêtez à rassembler sous votre bannière maintes races issues des mondes lointains. Mais aucune ne nous ressemble. Aucune ne possède des dons comparables à ceux des Thissiens. Leurs perceptions sont à peine supérieures à celles d’un caillou.
— Ce n’est pas leur faute, répliqua le Seigneur Désespoir.
— Nous sommes si seuls, se lamenta l’Oracle.
— Je crains de ne pouvoir vous réconforter. Vous êtes uniques dans l’univers, et vous le resterez. Néanmoins, je promets de vous chérir par-dessus tous mes autres alliés. (Le Seigneur Désespoir marqua une pause.) Alors ? Partagerez-vous ma destinée ?
Les Thissiens sifflèrent et craquèrent un moment comme ils délibéraient dans leur propre langue. Au bout d’un moment, l’un d’eux répondit :
— Oui, nous la partagerons.
Le Seigneur Désespoir eut un sourire ravi.
— Maintenant, la Terre me prévient que ma forteresse sera bientôt attaquée. De quelle direction viendra le danger ?
Les Thissiens hésitèrent.
— Vous voulez vous emparer d’un trésor, des bâtonnets de sang-métal. Ils sont tombés entre des mains ennemies. (L’Oracle qui parlait fit une pause.) Et ces mains ennemies les utiliseront pour… libérer le Lieur de Mondes. En ce moment même, elles approchent.
— Pouvons-nous déjouer leurs plans ?
— Oui, ô Grand Ver. Très facilement. Envoyez vos Chevaliers Éternels.
Le Seigneur Désespoir fit face à Kryssidia.
— Emmène ton compagnon et rendez-vous à Caer Luciare en toute hâte.
Le Seigneur de la Mort chargé de diriger l’assaut avait été tué. Le Désespoir ne connaissait même pas le nom du wyrmling qui lui avait succédé à la tête des forces occupantes.
— Dis au commandant de la forteresse que j’ai besoin d’une livraison immédiatement – assez de sang-métal pour fabriquer au moins deux mille forceps.
Le Seigneur Désespoir sonda son cœur. Cet ordre ferait une différence, lui soufflait la Terre. Le donner avait fait diminuer le danger, sans toutefois le dissiper complètement. Le Désespoir ne comprenait pas pourquoi. Deux mille, ce n’était peut-être pas assez. À moins qu’ils arrivent trop tard. Le Désespoir envisagea de réclamer une quantité plus grande de forceps, mais cette idée ne l’apaisa pas. Non, il en avait besoin au plus vite, conformément à la mise en garde des Thissiens.
Caer Luciare se trouvait loin de Rugassa. Les Chevaliers Éternels ne pourraient pas y aller et revenir en une seule nuit. Ils devraient se poser un peu avant leur destination et se cacher du soleil pendant la journée du lendemain. Aussi le Seigneur Désespoir ajouta-t-il :
— Ne laissez aucun obstacle vous retarder. Et ne prenez aucun repos avant d’être revenus. Mieux vaudrait pour vous que vous vous rompiez le cou plutôt que de me décevoir.
Kryssidia jeta un regard plein d’appréhension vers la maigre lumière du crépuscule qui se devinait encore par-dessus les bords du cratère. Mais sans la moindre hésitation, il mit un genou en terre, posa la main sur la garde de son épée et déclara :
— Vos désirs sont des ordres.
Puis il adressa un signe de tête à son compagnon, et les deux Chevaliers Éternels bondirent dans les airs.
Le Seigneur Désespoir aurait voulu avoir plus de serviteurs comme eux. Ses Seigneurs de la Mort, avec leur capacité à communiquer mentalement par-delà de grandes distances, possédaient une certaine utilité, mais ils ne pouvaient pas recevoir de Dons.
Le Seigneur Désespoir prit note d’envoyer des guerriers chercher des femelles enceintes au sein de la horde. Les Chevaliers Éternels ne pouvaient être recrutés que parmi les bébés mort-nés. Les rites nécessaires étaient longs et ardus ; durant la cérémonie, le prêtre devait étrangler un fœtus toujours dans le ventre de sa mère, puis l’arracher à celui-ci. Dans son agonie, le bébé cherchait à respirer. Il voulait vivre.
S’il était assez malin, les Seigneurs de la Mort disposaient alors d’une brève fenêtre de temps dans laquelle lui enseigner comment absorber les forces des gens qui l’entouraient. Si l’enfant remuait toujours passé ses cinq premières minutes hors de l’utérus maternel, sa véritable formation commençait. Mais ça n’arrivait qu’une seule fois sur des milliers de tentatives.
Et même la diligence des Chevaliers Éternels n’amoindrissait pas le danger à venir.
Planté au fond du cratère, le Seigneur Désespoir leva les yeux vers le ciel et contempla les étoiles un long moment avant de regagner l’intérieur de la forteresse.
Il y a beaucoup à faire, songeait-il. Beaucoup de mondes à conquérir.
Prisonnier de son propre corps, Areth Sul Urstone était témoin de toutes les exactions imaginées par le Seigneur Désespoir. Quand celui-ci contemplait le ciel, il était incapable d’admirer la beauté des étoiles, car elle n’était qu’un rappel de ses échecs antérieurs. Il voulait s’emparer d’elles, les lier et régner sur un monde parfait à l’exception de la présence d’un chancre : lui-même.
Areth chercha quoi faire. On disait qu’il était possible de se débarrasser d’un ver. Qu’en faisant le bien, on le mettait en fuite ; mais qu’en faisant le mal, on devenait son jouet et sa propriété à jamais.
Déjà, pourtant, Areth se demandait s’il avait encore la volonté de résister au Désespoir.
De son côté, le Désespoir entendit les pensées d’Areth dans un coin de son esprit, et il ricana.
— Complote autant que tu voudras, ton âme est mienne. Tu me l’as donnée de ton plein gré pour sauver ton peuple. Et je tiendrai ma promesse : ton peuple vivra… sous ma férule.