LA PESTE
La convoitise est ce qui motive un homme de l’intérieur. C’est elle qui nous pousse à travailler de longues heures, à nous entraîner dur pour le combat, à réussir dans ce que nous entreprenons.
Mais c’est la peur qui motive un homme de l’extérieur. C’est par la terreur et l’intimidation qu’un seigneur force ses serviteurs à se conformer à ses désirs.
Ne vous y trompez pas. Les humains tentent parfois de se motiver entre eux par d’autres moyens, mais ils échouent presque toujours.
Minuit était passé depuis longtemps lorsque Rhianna rejoignit les cavalières de Fleeds avec son butin de forceps. Après avoir levé le camp, elles avaient pris la direction de l’est, juchées sur leurs montures de sang, et elles progressaient à vive allure.
Une génération s’était écoulée depuis la dernière fois qu’une telle unité de cavalerie était partie au combat. Même si elle ne se composait que de quarante femmes armées de lances, d’arcs et d’épées, celles-ci étaient toutes des Seigneurs des Runes qui avaient reçu chacune un Don de Force, un d’Agilité, un de Métabolisme et un d’Endurance. En outre, leurs destriers bien dressés avaient eux aussi reçu des attributs surnuméraires. En l’espace de quelques courtes heures, elles avaient couvert près d’une cinquantaine de lieues.
Lorsque Rhianna les aperçut, l’espoir lui fit tourner la tête. C’était un contingent petit par le nombre, mais grand par la puissance, et qui ressuscitait le souvenir d’une gloire très ancienne.
Les cavalières n’emportaient pas grand-chose avec elles. Un chariot transportait quelques provisions ; un autre abritait la jeune wyrmling Kirissa.
Comme elle approchait des guerrières, Rhianna les héla depuis le ciel, puis piqua vers elles pour se poser dans un grand bruissement d’ailes. Haletante, elle laissa tomber par terre le coffre qui contenait les forceps, puis brandit une clé encore couverte de sang ennemi et souleva le couvercle pour révéler son butin.
Sœur Daughtry descendit de cheval, ôta son masque de guerre et plissa les yeux.
— Nous ne pouvons pas utiliser une telle quantité de forceps, déclara-t-elle. Nous avons des volontaires au camp, mais pas assez de gens pour veiller sur eux. Il faut une douzaine de personnes pour prendre soin de chaque Dédié – labourer la terre, tisser de l’étoffe, monter la garde, et j’en passe.
Elle avait raison, réalisa Rhianna. Les cavalières de Fleeds étaient des guerrières farouches, mais elles n’avaient jamais été nombreuses. De plus, elles se trouvaient actuellement éparpillées sur des centaines de lieues. Il faudrait des semaines rien que pour les rassembler toutes.
— Le moment viendra où nous devrons chercher des Dédiés ailleurs que dans nos propres rangs, fit valoir Rhianna. Vous vous dirigez vers Beldinook. Nous pourrions prendre des Dons là-bas.
Beldinook était un royaume vaste autant que riche. Mais il était aussi, et depuis fort longtemps, l’ennemi de Fleeds, de Mystarria et de toutes les autres contrées environnantes.
Le vieux roi Lowicker avait jadis insulté le Roi de la Terre Gaborn Val Orden et réclamé une démonstration de ses pouvoirs. Gaborn avait obtempéré en provoquant un séisme qui avait effrayé le cheval du roi et provoqué la chute de ce dernier.
Lowicker avait succombé à ses blessures. Sa fille Rialla, que tout le monde appelait « la Peste » en raison de ses fréquents caprices, lui avait succédé. Elle aussi haïssait la Maison Orden. Mais elle n’avait régné qu’une semaine avant de périr à son tour.
Sa cadette Allonia était alors montée sur le trône. Elle avait encore plus mauvais caractère que Rialla, aussi avait-elle hérité de son surnom en même temps que de son titre.
Allonia était la fille de son père à tous points de vue. Dès la mort du Gaborn, elle avait frappé de concert avec les autres ennemis du Roi de la Terre. Ainsi avait-elle réussi à s’emparer d’une bonne partie de Mystarria.
Rhianna pensait que Sœur Daughtry serait ravie de prendre Beldinook. Mais la chef des cavalières fronça les sourcils.
— Tu voudrais que je devienne un nouveau Raj Ahten – que je renforce ma puissance en saignant à blanc d’autres royaumes ?
— Non, protesta Rhianna. (Mais plus elle y réfléchissait, plus elle était convaincue qu’il leur faudrait neutraliser Beldinook.) Beldinook tourmente ses voisins depuis très longtemps. Il possède le meilleur acier du monde, et la cavalerie la plus nombreuse. Depuis la chute de Mystarria, il dispose également des forteresses les plus solides. Vous en aurez besoin pour protéger vos Dédiés. C’est la pire faiblesse des cavalières de Fleeds : vous aimez les grands espaces et la vie de nomades, mais vous n’avez pas de bastion assez imprenable pour y loger des Dédiés.
« Et puis surtout, la Peste de Beldinook a bien mérité son surnom. Elle a toujours été avide de conquêtes. Si elle met la main sur une quantité significative de sang-métal, vous savez bien qu’elle ne vous épargnera pas. Ce n’est qu’en neutralisant cet ennemi que nous aurons un espoir de conserver notre pouvoir.
« Aussi devons-nous frapper les premières. Vos cavalières n’auront qu’à prendre les attributs des plus puissants seigneurs de Beldinook. Lorsque leur force sera devenue la vôtre, les serviteurs de la Peste s’occuperont de vos Dédiés ; son acier et ses fortifications seront à votre disposition. Vous en emparer ne fera pas de vous un nouveau Raj Ahten. Lui, il prenait des Dons pour satisfaire sa cupidité. Nous les prenons et les prendrons pour sauver le monde.
— Sauver le monde, mais à quel prix ? répliqua Sœur Daughtry. Nos contrées étaient déjà assez dangereuses du temps où l’on ne trouvait presque plus de forceps. Qu’adviendra-t-il si le sang-métal devient courant au point que n’importe quel homme possédant un chien pourra se proclamer Seigneur des Runes ?
— Je n’en sais rien, admit Rhianna. Mais je sais, tout comme vous, ce qu’il adviendra si la Peste et ses alliés prennent le contrôle du monde. Or, ce danger est bien réel. J’ai contemplé une montagne de sang-métal à côté de Caer Luciare. Qui sait combien d’autres il en existe ailleurs ? Qui sait combien d’entre elles se dressent au sein même des frontières de Beldinook, ou de ses alliés en Internook ?
« En ce moment même, leurs seigneurs de guerre sont peut-être en train de fabriquer leurs propres forceps en rêvant de conquêtes. À moins qu’en Indhopal, une bande de coupe-jarrets se soit déjà emparée d’une nation et des millions de Dédiés potentiels que représentent ses habitants.
« Mon cœur m’incite à la modération ; il m’exhorte à me montrer généreuse et optimiste, à ne prendre que le strict minimum d’attributs pour remplir notre mission. Mais qui peut estimer ce nombre ? La solution la plus sûre – la seule solution sage et sensée –, c’est de saisir le monde par la gorge pendant que nous le pouvons.
Sœur Daughtry observait les forceps d’un air mécontent.
— Nous allons combattre une armée de wyrmlings, finit-elle par concéder du bout des lèvres. Mes guerrières sont fortes, mais elles auront besoin de l’être davantage encore. Je ne décèle aucune faille dans ton raisonnement. Je regrette juste qu’il faille en arriver à de telles mesures. Je crains qu’en nous voyant faire, les enfants de Beldinook nous prennent pour des monstres. Beldinook est une nation immense, un géant endormi. Le réveiller pourrait être très dangereux.
La chevauchée ne fut pas longue. Deux heures après l’aube, les cavalières de Fleeds s’arrêtèrent en vue de Château Lowicker et, juchées sur leurs destriers haletants, levèrent les yeux vers ses remparts crénelés.
Il n’existait pas de forteresse plus massive à des milliers de lieues à la ronde – du moins, pas de forteresse humaine. Château Lowicker grandissait petit à petit depuis deux millénaires. À présent, il s’étageait sur les flancs de toute une longue colline. Ses remparts culminaient à quarante mètres de haut. À leur pied s’étendait un lac.
Il ne s’agissait pas d’un château ordinaire. Il avait été construit pour repousser les assauts de puissants Seigneurs des Runes, aussi son mur d’enceinte avait-il été soigneusement plâtré de manière à ce qu’aucun interstice entre les pierres ne vienne offrir la moindre prise. Quant au lac, il protégeait les défenseurs contre d’éventuelles tours de siège.
Sur le chemin de ronde, des balistes d’acier sylvarrestien avaient été postées tous les vingt-cinq mètres. Elles étaient fabriquées selon le style de Toom. Une poulie permettait de les armer, et chacune d’elles était montée sur un socle pivotant. L’arc lui-même, parfaitement équilibré, pouvait être levé ou baissé. Ainsi un artilleur chevronné pouvait-il ajuster son tir très vite en fonction de la position des attaquants.
À l’abri de cette enceinte, la cité s’élevait graduellement, formant sept niveaux délimités par des murs intérieurs. Au sommet de la colline, plus de mille pieds au-dessus de la plaine, se dressait la tour du seigneur. C’était depuis ses remparts qu’autrefois, des dizaines de guetteurs surveillaient les environs. Dans ses profondeurs se trouvait le Donjon des Dédiés. Elle était flanquée par une seconde tour plus trapue : la graakerie, où les messagers du château logeaient en compagnie de leurs montures ailées.
Le chemin de ronde de cette majestueuse forteresse grouillait de soldats – des milliers d’archers et d’artilleurs. Jamais Rhianna n’avait vu autant de guerriers rassemblés en un seul endroit.
— On dirait une fourmilière, commenta Sœur Daughtry. Ils ont dû découvrir que des wyrmlings sévissaient à leurs frontières. Ils sont en état d’alerte.
— Peu importe que nous soyons des Seigneurs des Runes : nous ne franchirons jamais ce mur, lança une des cavalières.
— Moi, je trouve que c’est un bon endroit pour prendre des Dons, contra Rhianna.
Sœur Daughtry secoua la tête.
— Et comment te proposes-tu de les obtenir ? Ces archers nous changeront en pelotes d’épingles si nous approchons trop. Je me sens toute petite face à cette forteresse.
Rhianna étudia le mur d’enceinte. Quarante Seigneurs des Runes auraient du mal à submerger les défenseurs de Château Lowicker. Mais la forteresse avait ses points faibles. Elle n’avait pas été conçue pour repousser une attaque aérienne : jusqu’ici, elle n’avait jamais eu besoin de le faire.
— Laissez-moi un moment, réclama Rhianna.
Rassemblant son courage, elle battit des ailes et s’éleva dans les airs à la façon paresseuse d’un graak. Elle décrivit une spirale autour du château, prenant de l’altitude jusqu’à ce qu’elle se trouve cinq cents mètres au-dessus du sol. Là, elle trouva des courants chauds qui s’élevaient depuis la plaine, et elle raidit ses ailes à la texture de cuir pour se laisser planer vers la tour du seigneur.
Lorsqu’elle fut presque arrivée à l’aplomb de cette dernière, elle se laissa tomber du ciel à quarante lieues de l’heure.
Il n’y avait pas de défenseurs pour l’arrêter. Les archers postés sur le mur d’enceinte avaient leur arc, et les artilleurs leur baliste, mais personne ne montait la garde au sommet de la tour du seigneur – sinon deux guetteurs au regard tourné vers la plaine.
En approchant de la tour, Rhianna accéléra. Cinq battements d’ailes lui firent franchir la barre des cinquante lieues de l’heure. Plus rapide qu’un faucon, elle vira sur l’aile et effectua un tonneau pour éviter les deux malheureuses flèches décochées par des archers depuis le mur d’enceinte, en contrebas. Puis elle étendit ses ailes pour freiner sa chute.
Les deux guetteurs, des vieillards qui devaient encore avoir des Dons de Vue, reculèrent avec une expression terrifiée. L’un d’eux bascula par-dessus le parapet. Sans prêter attention à l’autre, Rhianna fonça vers la trappe d’accès, la déverrouilla et sauta dans le trou en dédaignant l’échelle placée là. Une fois de plus, elle utilisa ses ailes pour amortir son atterrissage.
Ses pieds avaient à peine touché le sol qu’elle s’élançait déjà. Là non plus, il n’y avait pas de gardes pour l’arrêter : ils se trouvaient tous dans les étages inférieurs. Rhianna s’engouffra dans des couloirs sans rencontrer la moindre opposition. Grâce à ses Dons de Métabolisme, il ne lui fallut que vingt secondes pour atteindre les appartements de la reine.
Ils ont de la chance que je ne sois pas un Chevalier Éternel, songea Rhianna. Château Lowicker est indéfendable contre une attaque aérienne. Donc, je devrai chasser les Chevaliers Éternels et les éliminer un par un le plus vite possible, de crainte qu’ils viennent tuer mes Dédiés.
Deux gardes étaient en faction devant la porte de la reine. Peu d’humains possédaient encore des Dons ; aussi Rhianna fut-elle surprise de les trouver aussi costauds.
Néanmoins, la bataille fut brève. Ces hommes n’avaient pas vu de forceps depuis des années. La plupart des gens qui leur avaient cédé leur force, leur agilité et leur endurance devaient être morts depuis belle lurette ; aussi étaient-ils essentiellement rapides. Un Seigneur des Runes aux attributs déséquilibrés de la sorte était appelé « guerrier d’infortunées proportions ».
Rhianna les prit en pitié et ne les tua pas. Elle se contenta de casser le bras du premier quand il tenta de bloquer un de ses coups d’épée. Quant au second, elle lui décocha un coup de pied brutal et lui brisa plusieurs côtes. Elle les abandonna tous deux écroulés sur le sol. Vivants, raisonnait-elle, ils pourront servir de vecteurs à mon peuple.
À l’intérieur des appartements royaux, Allonia Lowicker dormait encore malgré l’heure tardive, vautrée sur un lit à baldaquin qui aurait pu accueillir un harem entier. Des rideaux de gaze mauve transparente pendaient autour du lit, dont les draps et les multiples oreillers étaient en soie blanche bordée de mauve. Un lourd parfum planait dans la pièce.
La reine Lowicker ne s’était jamais mariée. Rhianna comprit pourquoi en découvrant la demi-douzaine de jeunes filles nues allongées près d’elle. Lorsque Rhianna fit irruption dans la chambre, son épée à la main, les adolescentes poussèrent des cris d’orfraie et se hâtèrent de se couvrir.
Allonia Lowicker s’agita faiblement et ouvrit des yeux gonflés sur Rhianna. Elle n’avait pas encore vingt-deux ans, et elle était plus jolie que prévu. Sa sœur aînée était réputée si laide que Rhianna s’attendait au pire.
— Ravissante, commenta Allonia en détaillant sa visiteuse. On dirait qu’ils gaspillent les forceps de Charisme de nos jours.
Rhianna avait presque oublié qu’elle avait également pris ce type d’attributs. Elle avait toujours eu une beauté assez austère ; à présent, elle aurait fait tourner la tête à n’importe qui, ou presque.
— Reine Lowicker, lança-t-elle. Je suis venue exiger que vous abdiquiez.
— En faveur de qui ?
— Des cavalières de Fleeds.
— Des monstres à l’est et des Seigneurs des Runes à l’ouest. Que puis-je bien faire ? (Allonia eut une moue boudeuse.) Je sais. Vous voulez mon royaume ? Vous pouvez l’avoir. Grand bien vous fasse.
Ceux qui l’avaient surnommée la Peste ne s’y étaient pas trompés. Il y avait chez elle quelque chose de suprêmement irritant qui donnait à Rhianna l’envie de la jeter par la fenêtre la plus proche.
Mais sa bravade était feinte. Rhianna voyait bien qu’Allonia était pâle, et que son cœur battait dans sa poitrine tel un oiseau affolé. Elle avait les yeux gonflés comme si elle avait mal dormi : peut-être parce qu’elle s’inquiétait pour son royaume.
— Je veux que vous me concédiez un attribut en gage de bonne foi, réclama Rhianna. Et aussi que vous convainquiez vos troupes de déposer les armes. Les monstres à vos frontières s’appellent des wyrmlings, et ils sont pires que tous vos cauchemars. Mais je peux vous sauver d’eux. Je peux sauver votre peuple – à condition de ne pas être obligée de vous surveiller constamment.
Les deux Dons de Voix qu’elle avait pris firent leur petit effet. Des larmes jaillirent des yeux d’Allonia Lowicker, des larmes brûlantes qui ruisselèrent sur ses joues.
— Je sais, dit-elle comme si cela la soulageait infiniment. Je vous donnerai ce que vous voudrez. Je vous en prie, sauvez mon peuple.
Son intelligence, décida Rhianna. Elle devait prendre l’intelligence d’Allonia. Une personne qui avait cédé sa force ou son endurance s’en trouvait affaiblie, mais elle pouvait toujours comploter contre son maître, toujours chuchoter à l’oreille d’autres conspirateurs. En revanche, un individu privé de son intelligence n’était plus qu’un fardeau pour ceux qui s’occupaient de lui, une créature à qui il fallait mettre des couches et donner la becquée comme à un petit enfant.
— Votre intelligence. Je veux votre intelligence, lança Rhianna sur un ton qui se voulait inflexible.
Mais en elle, quelque chose menaçait de se briser. Je suis en train de devenir Raj Ahten, songea-t-elle. Je réfléchis comme lui ; j’agis comme lui.
Rhianna avait bien conscience du danger. Elle avait déjà fait couler le sang et été possédée par un locus. Fallion avait brûlé la créature, et affirmé que son âme n’était plus souillée. Mais Rhianna marchait en équilibre sur une corde raide. Elle se comportait comme un seigneur-loup.
— Vous pouvez l’avoir, répondit Allonia. Avec ce que j’ai entendu dire des habitudes alimentaires de nos nouveaux voisins, je préfère ne pas savoir ce qui va se passer dans les jours, les mois et même les années à venir.
En milieu de matinée, la Peste arborait une rune sur le front, et Rhianna avait hérité de son intelligence.
La reine Lowicker employait plusieurs officiants, qui montrèrent beaucoup d’empressement à rallier les forgerons et les joailliers locaux pour préparer des forceps. Rhianna prit encore une douzaine de Dons de Voix, et autant de Dons de Charisme.
Désormais, elle rendait les autres femmes malades de jalousie. Ses congénères regardaient sa peau soyeuse et ses yeux brillants ; elles voyaient combien Rhianna irradiait, et elles se sentaient trop laides et trop ternes pour que quiconque puisse les aimer. Quant aux hommes, ils restaient bouche bée face à Rhianna comme s’ils mouraient de soif et qu’ils venaient tout à coup de découvrir un lac.
Rhianna prit encore quelques Dons aux seigneurs de Lowicker : Vue, Ouïe et Toucher pour mieux trouver son chemin quand elle s’introduirait à Rugassa, mais aussi Force, Agilité, Intelligence et Endurance.
Midi approchant, elle retourna à l’endroit où la jeune wyrmling Kirissa se tapissait à l’abri du soleil, dans un grossier chariot couvert dont les fenêtres pouvaient être barricadées contre la lumière du jour.
Dans sa cachette, Kirissa appliquait un baume apaisant sur sa peau brûlée par le soleil. Une des cavalières le lui avait donné sans que la jeune fille demande quoi que ce soit. C’était un cadeau précieux. À Rugassa, les wyrmlings étaient censés supporter la douleur stoïquement, pour prouver leur robustesse. Il n’existait donc aucun onguent semblable. Si les wyrmlings connaissaient son existence, ils tueraient leurs maîtres et se rueraient hors de Rugassa pour ne plus jamais y revenir, songeait Kirissa.
Aussi la jeune fille était-elle occupée à s’enduire le nez, les oreilles, les joues et les mains – les endroits où le soleil l’avait brûlée le plus cruellement. Il lui semblait que sa peau était en feu, mais le contact du baume l’apaisait immédiatement.
Lorsqu’elle eut terminé, elle voulut cacher le pot sous son siège à la façon des wyrmlings, afin de garder le reste pour plus tard. Mais quelque chose l’intriguait. Ce baume était un symbole. Elle ne l’avait pas réclamé. La cavalière le lui avait offert spontanément, parce qu’elle voyait que Kirissa souffrait et qu’elle voulait l’aider. Elle ne lui avait pas demandé d’argent en retour.
Ces gens s’entraident, songea Kirissa. Ils se soulagent mutuellement de leurs fardeaux. Ils ne s’utilisent pas les uns les autres comme instruments, et ils ne cherchent pas systématiquement à tirer profit de leurs actes.
Kirissa avait beaucoup de mal à se détacher du catéchisme wyrmling. Avant la fusion des deux mondes, une partie d’elle vivait en Inkarra, mais cette incarnation n’avait jamais été portée sur la philosophie. Aux yeux de la wyrmling, l’idée d’une société bâtie non sur la convoitise et la peur, mais sur l’amour et la compassion, semblait tout à fait révolutionnaire.
Son esprit était en ébullition. Elle se rendait compte que de simples manifestations de gentillesse, se répétant des dizaines de milliers de fois par jour au sein d’une population, pouvaient constituer la base d’un monde nouveau. En Inkarra, les gens se vantaient d’être équitables. Oui, ils utilisaient parfois la convoitise et la peur pour faire pression les uns sur les autres, mais dans l’ensemble, leur société était fondée sur la notion de justice.
Les choses étaient peut-être différentes ici.
Kirissa avait entendu parler des cavalières de Fleeds, mais elle vivait si loin de leur territoire que celles-ci n’étaient qu’une légende pour elle. En Inkarra, on racontait qu’elles avaient un corps de jument avec la tête et les seins d’une femme parce que, très longtemps auparavant, elles s’étaient accouplées avec des chevaux.
Aussi, lorsqu’en début d’après-midi, la femme ailée s’approcha du chariot en compagnie de Sœur Gadron, Kirissa brûlait d’en découvrir davantage à son sujet. Plus tôt, elle n’avait réussi à lui poser que quelques questions qui n’avaient pas étanché sa curiosité.
Avec l’aide de la traductrice, Rhianna recommença à interroger Kirissa.
— Lorsque nous atteindrons Rugassa, comment pourrons-nous nous y introduire sans être repérées ?
— Vous ne pourrez pas. Les wyrmlings surveillent les accès de la forteresse jour et nuit. Beaucoup d’yeux suivront votre approche.
— Combien de gardes sont postés à chaque entrée ?
— Aucune idée. J’en ai vu une douzaine quand j’ai quitté la forteresse, mais c’était la première fois que je sortais à l’extérieur.
— De quelles défenses disposent-ils ?
— Il y a des meurtrières au-dessus de chaque entrée, et des tunnels dissimulés dans les murs. Une fois dans le labyrinthe, vous risquez de vous perdre. Et les passages peuvent être inondés avec de la lave en cas de nécessité.
Pendant une heure, Rhianna bombarda Kirissa de questions sur la puissance militaire de Rugassa, les quartiers où dormaient les Chevaliers Éternels ou les habitudes des Seigneurs de la Mort. Kirissa ne put lui répondre. Rhianna l’interrogea sur d’autres menaces : l’empereur en personne, le Grand Ver, les enclos à kezziards ou les graaks géants. Mais même si Kirissa avait entendu parler de ces créatures issues du Monde d’Ombres, elle n’en avait jamais contemplé de ses yeux.
Au terme de cette heure, Rhianna se mit à parler à Kirissa en inkarran. Elle avait le vocabulaire limité d’une enfant, et parfois, elle mélangeait les mots à l’intérieur de ses phrases, mais sa prononciation était correcte, et Kirissa comprenait ce qu’elle voulait. Le plus intéressant, c’est que même si Rhianna était humaine, elle s’adressait à Kirissa avec la voix grave et rauque d’une wyrmling.
Elle apprend plus vite que n’importe lequel d’entre nous, réalisa Kirissa. Elle a mémorisé chacun des mots que j’ai prononcés durant l’heure écoulée.
Kirissa dévisagea Rhianna avec un respect mêlé de stupeur. La femme ailée faisait partie des petites gens, et sa carrure n’avait rien d’impressionnant. Mais cela faisait plusieurs siècles qu’aucun humain n’avait tué de Chevalier Éternel.
Cette femme est un seigneur puissant, aussi dangereuse que l’empereur Zul-torac en personne, décida Kirissa.
Mais elle n’eut que peu de temps pour réfléchir aux implications de cette déduction, car Rhianna se lança aussitôt dans un nouveau sujet. Par l’intermédiaire de la traductrice, elle demanda à Kirissa :
— Comment réclame-t-on la reddition d’un wyrmling ? Comment dit-on : « Jetez vos armes » dans ta langue ?
— Ce n’est pas une bonne idée de réclamer leur reddition, objecta Kirissa. Ils ne feront que reprendre les armes plus tard pour revenir vous attaquer en force.
— Et si tu devais rentrer à Rugassa, quelle serait ta punition ? s’enquit Rhianna.
Kirissa réfléchit longuement avant de répondre :
— On me tuerait. Mais d’abord, on me torturerait pour me punir.
Les yeux de Rhianna brillaient.
— T’emmènerait-on dans le donjon où Fallion est prisonnier ?
— Oui, acquiesça Kirissa sur un ton hésitant, car le tour pris par la conversation commençait à l’inquiéter.
— Si je te le demandais, ferais-tu cela pour moi ? Te laisserais-tu capturer ?
Alors, Kirissa comprit où Rhianna voulait en venir. Elle ne connaissait par le chemin du donjon. Et même si elle l’avait connu, elle aurait ralenti un groupe de guerriers de force désireux de frapper vite et bien.
— Comment sauriez-vous où on m’emmènerait ?
— Je suis un Seigneur des Runes. Mon odorat est extrêmement développé, révéla Rhianna. J’ai un petit flacon de parfum – de l’huile de santal. Je n’aurais qu’à t’en mettre quelques gouttes et à te suivre à l’odeur. Où que tes geôliers te conduisent, je te retrouverais.
Kirissa avait très peur d’accepter. Longtemps auparavant, le Roi de la Terre l’avait prévenue qu’un jour viendrait où les petites gens devraient se dresser contre les grands, mais elle avait toujours pensé qu’elle affronterait ses ennemis avec une hache ou un cimeterre.
Seules les paroles de Gaborn lui donnèrent le courage d’accepter.
— D’accord. Mais pour entrer dans le donjon, vous aurez sans doute besoin de la clé de Cullossax.
Rhianna jeta un regard entendu à Sœur Gadron.
— Je m’en occupe, promit celle-ci.
Elle n’eut pas à chercher longtemps : une des cavalières avait jugé qu’un collier wyrmling orné d’une clé en os ferait un merveilleux trophée.
Le soleil estival chauffait avec l’intensité d’une fournaise lorsque Rhianna vira à l’approche de Caer Luciare, dont les murs de granit blanc brillaient dans la lumière du jour.
Rhianna survola les rues pavées du marché, bordées d’échoppes pittoresques. Les habitants humains de Caer Luciare aimaient les couleurs vives – pêche, avocat, prune –, mais à présent, la gaieté des façades contrastait avec les modifications macabres apportées par les nouveaux occupants.
Les wyrmlings avaient déjà commencé à inscrire leurs glyphes grossiers partout. Certains montraient le Seigneur Désespoir se redressant sous la forme d’un ver du monde. D’autres représentaient le Voleur d’Âmes, une créature arachnoïde. Et Rhianna commençait tout juste à identifier les symboles des divers clans : la tête de molosse de la Garde-Croc, ou les trois crânes noirs du Mausolée.
Chaque maison, chaque boutique avait été souillée d’une façon ou d’une autre. Quand ce n’était pas par ces vils dessins, les portes avaient été enfoncées et les fenêtres brisées. Les wyrmlings sont pareils à des chiens, réalisa Rhianna. Ils pissent partout pour marquer leur territoire. Un instinct primitif les pousse à détruire tout ce qu’ils ont conquis.
Mais les glyphes wyrmlings et autres dégâts infligés aux bâtiments n’étaient pas ce qui choquait le plus la jeune femme. Le carnage lui semblait pire que dans son souvenir. Les vainqueurs n’avaient pas commencé à ramasser leurs morts après la bataille, de sorte que les rues étaient jonchées de carcasses blanches à l’estomac gonflé et aux chairs en décomposition, dont les courants chauds faisaient remonter la puanteur jusqu’à Rhianna. À cause de ses Dons d’Odorat, la jeune femme avait beaucoup de mal à le supporter.
Les morts ne faisaient pas juste partie du décor, comprit-elle. Ils en étaient la pièce maîtresse.
Rhianna se laissa tomber sur un muret, près de l’endroit où Jaz était mort. Le sang qui tachait encore les pavés était peut-être le sien. Son corps avait été massacré, mutilé. Mon frère, que t’ont-ils fait ?
Peu importait à Rhianna que les wyrmlings la voient. Elle soupçonnait que même pendant la journée, certains d’entre eux surveillaient la ville depuis les couloirs obscurs du château. Les meurtrières ne manquaient pas. Mais aucune des créatures si sensibles au soleil n’oserait sortir en pleine journée pour défier Rhianna. Et si l’une d’elle s’y aventurait, la jeune femme serait ravie de lui enseigner une petite chose ou deux.
Aussi passa-t-elle un long moment à pleurer au-dessus du cadavre de Jaz.
— Les wyrmlings ont fait beaucoup de mal, lui dit-elle. Et ils me le paieront.
Mais d’abord, songea-t-elle, j’ai besoin d’une arme capable de tuer un Seigneur de la Mort.
Telle était la raison de sa présence à Caer Luciare. Elle avait perdu son bâton durant son combat contre Vulgnash, le bâton dans lequel le magicien Binnesman avait gravé des runes et serti des joyaux pour le Roi de la Terre Gaborn Val Orden.
Vulgnash possédait trop de Dons de Métabolisme. Rhianna n’avait pas pu le vaincre ; elle n’avait même pas réussi à le toucher. Et après la fuite des habitants de la forteresse, elle avait eu peur de revenir chercher le bâton. Mais à présent, elle était prête à affronter Vulgnash de nouveau.
Se détournant, elle vola jusqu’au mur supérieur où Fallion avait été blessé et où elle-même avait tué un Chevalier Éternel. Le cadavre momifié gisait toujours sur le sol, drapé de ses robes écarlates. Rhianna le retourna d’un coup de pied. Les insectes charognards qui grouillaient dessous s’éparpillèrent à l’aveuglette pour échapper à la lumière du soleil.
Rhianna ôta la robe du cadavre en se disant qu’il était tout de même étrange que les wyrmlings ne pillent pas leurs morts. Puis une idée lui traversa l’esprit. Et si ce n’était pas par paresse que les wyrmlings avaient abandonné leurs camarades défunts sur le champ de bataille ? Et s’ils l’avaient fait en signe de respect ? Les guerriers tombés au champ d’honneur y restaient peut-être à titre de macabre mémorial.
Rhianna avait entendu dire qu’en Indhopal, les gens ne touchaient pas leurs morts avant que trois jours se soient écoulés, afin de leur rendre hommage. Les wyrmlings observaient peut-être une coutume similaire.
Se défaisant de ses propres vêtements, Rhianna enfila la robe à capuche rouge sang du Chevalier Éternel. Tant qu’elle se déplacerait assez vite, personne ne ferait la différence. Elle vola jusqu’à la base de la montagne, sous le parapet où le seigneur de guerre Madoc était tombé.
Le bâton du Roi de la Terre devrait encore être là, songea-t-elle. Mais elle n’arrivait pas à le trouver. Le corps du seigneur de guerre Madoc gisait brisé sur un rocher, le dos arqué, les bras en croix, son regard mort fixé sur le soleil. Mais Rhianna ne voyait le bâton nulle part.
Elle espéra que les wyrmlings ne l’avaient pas profané comme ils avaient souillé les bâtiments. Elle savait que les Seigneurs de la Mort avaient tenté de le maudire pour le neutraliser, et qu’ils n’y étaient pas parvenus. Néanmoins, l’artefact semblait avoir disparu.
Un tas de gros rochers se dressait non loin de là, un éboulis qui s’était formé quand on avait creusé un tunnel dans la roche un peu plus haut. Il est peut-être tombé là-dessous, songea Rhianna. Elle escalada l’éboulis en se tordant le cou pour scruter les interstices entre les pierres.
Soudain, elle entendit un bruit au-dessus d’elle. Levant les yeux, elle vit un gros rocher tomber depuis un parapet. Elle fit un bond sur le côté tandis qu’il touchait l’éboulis près d’elle, rebondissait et poursuivait sa dégringolade.
Le soleil n’aveugle peut-être pas les wyrmlings autant que je l’imaginais.
Un rire rauque descendit jusqu’à Rhianna depuis les hauteurs de la montagne. Une voix grave aboya quelque chose. Cette fois, Rhianna n’eut pas besoin de traductrice. Le ton moqueur était assez explicite : « Je sais ce que tu cherches. Viens le récupérer si tu l’oses. »
Alors seulement, la jeune femme réalisa combien ce qu’elle faisait était dangereux. Les wyrmlings ont eu toute une nuit pour extraire du sang-métal, plus deux jours entiers pour le raffiner et prendre des Dons. Il y a forcément des Seigneurs des Runes parmi eux maintenant.
Autrement dit, celui qui se moquait d’elle ne bluffait pas.
Rhianna bondit dans les airs et s’éloigna à tire-d’aile. Je devrai aller à Rugassa sans mon bâton, réalisa-t-elle.