UNE RENCONTRE DÉPLAISANTE
Ne placez pas votre confiance en vos propres bras : placez-la en le Grand Ver. Nul oisillon ne tombe du nid sans que le Grand Ver le sache. Il connaît parfaitement chacun de vos besoins. Lui seul sait tout, et lui seul est tout-puissant.
Le Seigneur Désespoir passait impatiemment le contenu de son armurerie en revue lorsque ses Chevaliers Éternels revinrent, trois heures après le lever du soleil.
Il était en train d’étudier les armes wyrmlings accrochées aux murs : haches faites pour trancher des membres, crochets conçus pour agripper une proie, fléchettes de bataille de tailles et de poids variés, javelots et arcs de guerre, tous beaucoup trop massifs pour un humain.
Mais ce n’était pas à des humains qu’il envisageait de les confier. L’empereur Zul-torac avait ouvert un portail vers les limbes, et en ce moment même, les Thissiens négociaient avec un groupe d’Éclats Ténébreux. En temps normal, ceux-ci se battaient avec leurs griffes et leurs crocs, mais le Seigneur Désespoir pensait qu’ils pourraient bénéficier de la technologie wyrmling.
Son malaise n’avait fait que grandir au fil de la journée, enflant telle l’électricité statique qui plane dans l’air avant une tempête. Il avait besoin de s’en soulager. Il voulait savoir ce qui se passait à Caer Luciare, et surtout, il voulait son chargement de forceps.
Trois jours plus tôt, il lui aurait suffi de regarder dans l’esprit du Seigneur de la Mort auquel il avait confié le commandement de la forteresse humaine, et il aurait su. Mais son fidèle serviteur n’était plus, et le Désespoir ignorait lequel de ses seigneurs de guerre dirigeait désormais les forces d’occupation.
Les Chevaliers Éternels s’arrêtèrent devant la porte de l’armurerie et hésitèrent. Ils avaient les yeux rouges et l’air hagard.
— Alors ? lança le Seigneur Désespoir sur un ton avide. Où sont mes forceps ?
Les Chevaliers Éternels frémirent – chose rare chez eux. Leurs semblables étaient presque immunisés contre la peur. Aussi le Seigneur Désespoir devina-t-il que la nouvelle ne devait pas être simplement mauvaise, mais catastrophique.
— Nous revenons de Caer Luciare. Nous n’avons pas votre chargement, mais nous vous rapportons quand même une petite quantité de sang-métal dans l’espoir d’apaiser votre juste courroux, annonça Kryssidia.
Les Chevaliers Éternels lâchèrent chacun un gros sac noir à leurs pieds et le poussèrent vers leur maître. D’après leur taille, ils devaient contenir deux cents livres de minerai en tout, peut-être assez pour fabriquer un millier de forceps.
Je dois les faire parvenir immédiatement à mes officiants, songea le Seigneur Désespoir. Avec un millier de Dons, je devrais être bien assez fort pour résister à l’attaque imminente.
En lui, la tension se relâcha quelque peu, sans toutefois disparaître. L’Esprit de la Terre n’était que partiellement apaisé.
— J’apprécie votre offrande, dit le Seigneur Désespoir en se détournant des armes accrochées au mur pour s’approcher des deux Chevaliers Éternels. Maintenant, expliquez-moi ce qui se passe.
Kryssidia s’agenouilla devant lui.
— Maître, vos guerriers de Caer Luciare ont découvert le plaisir que procurent les forceps. Les Gardes-Crocs se sont emparés de la forteresse, et ils arrachent des Dons aux membres des autres clans. C’est une véritable boucherie. Des milliers de soldats gisent dans les rues, et ils n’ont pas été abattus à coups de hache, mais par la prise forcée d’un attribut.
« Les Gardes-Crocs s’imaginent qu’ils constituent désormais une grande nation, et que le pouvoir de Caer Luciare peut rivaliser avec celui de Rugassa. Nous avons exigé qu’ils nous remettent les forceps, mais leur chef, Chulspeth, a brandi une arme des petites gens sous notre nez – un puissant bâton couvert de runes –, et il nous a craché à la figure : “Dites à votre empereur qu’il n’obtiendra pas un forceps de plus de ma part. Nous avons pris de nombreux Dons, et nous disposons désormais d’une arme capable de tuer les Seigneurs de la Mort. Dites-lui de se rendre. S’il veut vivre, il devra se soumettre. Dites-lui de venir en personne pour se prosterner devant moi. Peut-être l’autoriserai-je à me lécher les bottes.”
Kryssidia marqua une pause avant de conclure :
— Comme ils ne voulaient pas nous donner de forceps, nous avons extrait nous-même un peu de sang-métal pour vous le rapporter.
Le Seigneur Désespoir blêmit. Un moment, il tenta de contenir la rage froide qui menaçait de le submerger. Chulspeth ne lui avait pas envoyé un seul forceps.
Le misérable !
Il se demanda comment neutraliser l’imposteur, qui envoyer à Caer Luciare pour lui donner une bonne leçon. Une personne de confiance, capable de se battre contre un Seigneur des Runes possédant des centaines de Dons. Aucun de ses propres serviteurs n’avait encore reçu autant d’attributs, mais certains d’entre eux avaient d’autres pouvoirs à leur disposition.
Vulgnash. Le Seigneur Désespoir sonda son cœur, et un sentiment de paix l’envahit. Il avait utilisé son Pouvoir de la Terre pour choisir le Chevalier Éternel et le placer sous sa protection. Il pouvait l’envoyer à Caer Luciare ; l’Esprit de la Terre n’y voyait pas d’objection. Et les talents de Tisseur de Flammes de Vulgnash lui seraient sûrement très utiles pour affronter Chulspeth. En outre, grâce à ses Dons de Métabolisme, il pouvait faire l’aller-retour en quelques heures seulement.
Oui, Vulgnash conviendrait tout à fait, se félicita le Seigneur Désespoir. Cela lui donnerait une chance de se racheter – puisque après tout, ce bordel était sa faute. C’était lui qui avait fait transmettre des Dons de Violence aux Gardes-Crocs, lui qui les avait laissés sans surveillance. Hélas, le Seigneur Désespoir ne pouvait pas se séparer de lui pour le moment. L’attaque humaine était imminente ; il aurait besoin de Vulgnash à ses côtés pour la repousser.
— J’enverrai Vulgnash ce soir, décida-t-il. Dites-lui ce que vous avez vu. Vous l’accompagnerez pour punir les Gardes-Crocs. Qu’il brûle Chulspeth, et qu’il installe à sa place un nouveau seigneur qui m’obéira.
Le Désespoir réfléchit. Il avait besoin d’une personne de confiance, mais dont la présence à Rugassa ne lui manquerait pas. Kryssidia avait reçu une douzaine de Dons durant les deux derniers jours. Au fil des millénaires, le Désespoir avait élevé ses Seigneurs de la Mort aux plus hautes positions parce qu’il pouvait communiquer avec eux à distance. Mais en ces circonstances, un émissaire possédant un corps physique lui semblait plus indiqué.
— Toi. C’est toi, Kryssidia, qui sera chargé de maintenir l’ordre à Caer Luciare. Tu prendras des Dons sur place, pas moins de deux cents, et tu porteras le titre d’empereur de Luciare.
— Je suis flatté, dit le Chevalier Éternel en s’inclinant très bas.
Le Seigneur Désespoir avait déjà pris des Dons de Force, d’Endurance, de Métabolisme et d’Agilité, mais il lui en faudrait davantage pour la bataille à venir.
— Va vite porter le sang-métal à mes officiants. Qu’ils se mettent au travail immédiatement. Je veux recevoir un millier d’attributs dans les cinq prochaines heures.
C’était une demande outrancière, une exigence impossible à satisfaire. Les officiants n’étaient pas assez nombreux. Mais nécessité faisait loi.
Le Désespoir tendit l’oreille pour écouter les avertissements intérieurs de la Terre. Oui, le danger était toujours là, mais il avait diminué. Les humains approchaient, mais avec des forces insuffisantes. Tout au fond de lui, le Seigneur Désespoir entendit la voix désormais familière chuchoter :
— Le moment est venu. Choisis les graines d’humanité que tu veux sauver.
Mais il n’avait aucune envie de désigner qui que ce soit. Il avait déjà tenté de choisir ses Seigneurs de la Mort ; hélas, ceux-ci se trouvaient tellement au-delà des portes de la vie qu’il ne pouvait rien faire pour les sauver.
Tant pis, songea-t-il. Puisqu’il le faut…
Les deux Chevaliers Éternels avaient ramassé les sacs de sang-métal et s’apprêtaient à sortir pour le porter aux officiants. Le Seigneur Désespoir se tourna vers eux.
— Je vous choisis, chuchota-t-il.
Il sentit un lien s’établir, faible et ténu. Avec un pied dans la tombe et l’autre en dehors, les Chevaliers Éternels étaient presque hors de son atteinte. Le Seigneur Désespoir se demanda s’ils seraient seulement capables d’entendre son avertissement lorsqu’il le leur enverrait.
Mais ça, c’est le problème de l’Esprit de la Terre, songea-t-il en s’esclaffant.
De la chair humaine. Voilà ce que la Terre voulait qu’il choisisse et qu’il préserve.
Le Seigneur Désespoir actionna le loquet de la porte la plus proche, derrière laquelle se tenait l’un de ses gardes.
— Ô Grand Ver, lui dit ce dernier, nous avons amené d’autres petites gens pour vous transmettre des attributs, comme vous l’avez réclamé. Ils vous attendent à la Basilique.
— Parfait. Va dire à mes officiants que j’arrive très bientôt.
Les petites gens… C’était à la fois une malédiction et une bénédiction. Le Seigneur Désespoir pensa au magicien Fallion Orden. Il existait une chance que ses semblables parviennent à le délivrer. Mais il existait aussi un moyen qui permettrait au Désespoir de garder sa trace.
L’Esprit de la Terre veut que je choisisse ? Très bien, je vais lui donner satisfaction.
Aussitôt, il appela ses gardes pour l’escorter jusqu’au donjon – et à la cellule de Fallion Orden.
Assis près du prisonnier, un forceps à la main, Vulgnash limait la rune qui se détachait à son extrémité. La pièce était aussi glaciale qu’une banquise balayée par des bourrasques de vent du nord.
Voyant entrer son maître, Vulgnash se leva d’un bond et étendit largement ses ailes pour le saluer.
— Comment puis-je vous satisfaire ? lui demanda-t-il.
Le Seigneur Désespoir baissa les yeux vers Fallion Orden, qui gisait inconscient sur le ventre. Du givre s’accrochait à son col, et il respirait à peine. Le Désespoir utilisa ses Pouvoirs de la Terre pour sonder le cœur du petit magicien. Il ne s’était jamais demandé ce que ce dernier pouvait bien désirer plus que tout, mais maintenant, il avait besoin de le savoir.
Fallion Orden nourrissait des rêves très simples. Il ne voulait pas diriger le monde. Dans son esprit, le Seigneur Désespoir vit un petit bateau de pêche, un coracle à bord duquel il pouvait ramer vers le large le matin à l’aube. Il lançait alors ses filets et, avec un peu de chance, il avait fini sa journée de travail à midi.
Il voulait une petite maison au bord de la mer, avec un toit de chaume épais pour le protéger contre les pluies hivernales. Il voulait des enfants qu’il assiérait sur ses genoux pour leur raconter des histoires à l’heure du coucher. Il voulait une femme à chérir et à serrer contre lui la nuit.
Des choses si humbles, si ennuyeuses.
— Oui, chuchota la voix de la Terre au plus profond de lui. Celui-là est digne d’habiter le monde nouveau qui sera bientôt créé.
Le Désespoir leva son bras gauche et dit :
— La Terre te dissimule. La Terre te guérit. La Terre te fait sien. Je te choisis pour les temps sombres à venir.
Lorsqu’il eut terminé, il toisa le jeune homme endormi. À présent, tu m’appartiens pour de bon. Où que tu ailles, je te retrouverai.
— Vulgnash, appela-t-il. Attelons-nous véritablement à sa torture. Transmets-lui une centaine de Dons d’Empathie supplémentaires dès aujourd’hui. Il est temps de le forcer à nous dire ce que nous avons besoin de savoir.