CHAPITRE XVII

LES FLAMMES

Le Désespoir est le meilleur de tous les professeurs. D’autres vous instruiront peut-être dans certaines matières, mais seul le Désespoir peut vous enseigner tout ce que vous avez besoin de savoir.

Extrait du catéchisme wyrmling

L’Émir Tuul Ra était fébrile. Les cinq champions avaient passé le plus gros de la matinée à courir vers Rugassa, et il savait qu’ils approchaient de leur destination. Il était si tendu qu’il avait envie de hurler.

Il y avait de l’espoir, oui. Le peuple de Caer Luciare allait enfin riposter après la défaite cuisante subie aux mains des wyrmlings. Mais dans le cœur de l’émir, il y avait aussi de la peur et du chagrin. Ses gens avaient été chassés de leur maison, de leur monde même, contraints de se cacher au-delà de ses frontières pour préparer leur vengeance.

Une vengeance qui serait difficile à réaliser. Les wyrmlings disposaient d’une montagne de sang-métal, et ils savaient le plier à leur volonté. D’ici quelques jours, ils seraient en mesure de prendre tellement d’attributs que les survivants de Caer Luciare ne parviendraient peut-être plus jamais à briser l’étau de leur emprise sur le monde.

Mais ils disposaient de cette opportunité, de ce bref moment pendant lequel il leur était possible de frapper. C’est aujourd’hui ou jamais, songea l’émir.

Les préparatifs allaient bon train. Toute la matinée, il avait senti qu’on lui transmettait des attributs, et que certains provenaient de Dédiés humains.

Pour l’essentiel, il avait reçu de la vitesse : sept dons de Métabolisme. Il n’était pas le plus fort des champions de leur groupe, loin de là. Mais il serait le plus rapide, et il savait depuis longtemps qu’une très grande célérité peut suffire au combat.

À présent, son carquois était plein. Les Dons avaient cessé d’affluer une heure auparavant, même si l’émir voyait Serre continuer à gagner en puissance d’une minute sur l’autre.

Ils couraient le long d’une route brisée. Durant la fusion des deux mondes, l’ancienne chaussée humaine s’était superposée au désert des wyrmlings. Elle était toujours là, et praticable pour l’essentiel, mais à certains endroits, des rochers avaient jailli du sol, ce qui rendait le passage difficile. Les ronces et les chardons qui poussaient un peu partout, en revanche, avaient déjà été abondamment piétinés. Des troupes wyrmlings étaient passées par là récemment.

Ainsi les compagnons filaient-ils à une vitesse surhumaine à travers les plaines et par-dessus les collines boisées.

Les jumeaux Cormar couraient côte à côte en tête du groupe. Ils étaient aussi bien synchronisés que des danseurs : chacun d’eux avançait la jambe gauche, puis la droite précisément au même moment. Mais à y regarder de plus près, on aurait dit deux pantins mus par la même volonté. C’était une vision assez perturbante, et qui le devenait davantage chaque minute.

Juste après midi, les cinq champions s’arrêtèrent pour prendre une brève collation. Ils n’avaient toujours pas de plan à proprement parler. Ils espéraient rejoindre Rhianna pour qu’elle leur donne les dernières nouvelles de l’ennemi. Mais s’ils ne la croisaient pas, tant pis. Ils passeraient à l’attaque le jour même, dès que Serre et les jumeaux Cormar auraient fini de recevoir les Dons transmis par leurs vecteurs.

Pour faire cuire leur repas, ils allumèrent un petit feu, gemme flamboyante de lumière et de chaleur qui exerça sa fascination habituelle sur l’émir. Cette fois, ils mangeraient de la viande fraîche. Deux tétras s’étaient pratiquement jetés sous leurs pieds pendant qu’ils traversaient une forêt.

Grâce à ses Dons de Métabolisme, l’émir avait presque l’impression que le temps s’était arrêté. Il avait vu les deux oiseaux jaillir sur le bas-côté. Altérant sa course, il avait bondi dans les airs pour les cueillir en plein vol. Gras et juteux, ils feraient un excellent repas.

Après avoir plumé les volatiles et les avoir mis à rôtir sur une broche, l’émir se dirigea vers le ruisseau voisin. Serre était déjà accroupie sur la berge au milieu des roseaux ; elle s’aspergeait les bras, le visage et le cou pour se nettoyer aussi bien que possible.

L’émir s’arrêta un pas en aval de la jeune fille. Il se lava rapidement les mains, les frottant avec le sable grossier qui recouvrait le lit de la rivière, puis laissa le courant emporter l’eau sale. Au bout d’un moment, il porta ses mains en coupe à sa bouche et but, sans se soucier que l’eau puisse également être souillée par la sueur et la crasse de Serre. Ce n’était pas qu’il n’y pensait pas, mais il avait l’habitude de se déplacer avec de petits groupes de guerriers – et donc, de n’avoir que peu de place et quasiment pas d’intimité pour faire sa toilette.

Sa soif étanchée, il s’assit sur ses talons et soupira :

— Je remercie les Puissances d’avoir vécu jusqu’à ce jour. (Il jeta un coup d’œil à Serre.) J’ai enfin un espoir concret de parvenir à délivrer mon frère, Areth Sul Urstone.

Bien entendu, le prince n’était pas son frère de sang, seulement son frère d’armes. Mais ils étaient aussi proches que deux hommes peuvent l’être.

— C’est un grand jour, acquiesça Serre.

L’émir la dévisagea avec curiosité.

— Il paraît que tu connaissais le double d’Areth dans le Monde d’Ombres ?

— En effet. Il s’appelait Gaborn Val Orden, et c’était le Roi de la Terre.

— Jamais je n’ai connu d’homme comme Areth. Il ne saurait exister de meilleur ami. Il n’était pas juste généreux. Ce terme désigne un individu capable de partager ce qu’il a. Areth, lui, était du genre à donner tout ce qu’il avait, et à regretter de ne pas pouvoir donner davantage. Il n’était pas juste courageux. Nombreux sont les guerriers capables de partir au combat sans peur, ou presque. Le courage d’Areth allait plus loin que ça. Il défendait ses idées quelles que puissent être les conséquences. Il n’était pas juste honnête : il était d’une droiture inflexible. Sa parole était plus solide que du silex.

« Dis-moi, était-il le même genre d’homme dans ton monde ?

Serre réfléchit, cherchant comment formuler sa réponse.

— Il était tout cela et plus encore. Sa compassion était si grande qu’elle devenait un vice. Il aimait les autres beaucoup trop pour son propre bien.

L’émir hocha la tête d’un air entendu.

— J’ai toujours pensé la même chose d’Areth. Quand d’autres étaient blessés, il souffrait avec eux. Plusieurs fois, je me suis dit que je devrais monter une expédition et m’introduire à Rugassa pour le délivrer. Mais je savais ce qu’il nous en coûterait. Même si nous avions réussi, la riposte aurait été terrible. Les wyrmlings auraient frappé si fort que Caer Luciare aurait été détruite, et Areth ne s’en serait jamais remis. Je crois vraiment qu’il aurait préféré pourrir dans sa cellule jusqu’à la fin des temps, sachant que son peuple bénéficiait d’une certaine paix et d’une certaine prospérité.

« C’est pour cette raison que j’ai capturé la princesse Kan-hazur. Ce faisant, j’espérais acheter la vie d’Areth.

— Pensez-vous qu’il est toujours en vie, maintenant que les wyrmlings ont récupéré leur princesse ? interrogea Serre.

— Je l’espère.

— Et en admettant qu’il soit toujours en vie, pensez-vous qu’il sera resté le même homme, après quatorze ans de captivité ?

Cette fois, l’émir ne répondit pas tout de suite. Il baissa la tête, plongé dans ses pensées.

Serre savait qu’on pouvait briser n’importe qui. La douleur et les privations pouvaient changer même les hommes les plus robustes en animaux pitoyables, et les wyrmlings avaient élevé la torture au rang d’art.

— J’espère juste que mon frère est en vie, et qu’il subsiste quelque chose de l’homme qu’il fut autrefois. J’ai l’intention de le délivrer et, avec l’accord du peuple, de le voir monter sur le trône laissé vacant par son père. Personne n’en est plus digne que lui.

— Il a de la chance de vous avoir comme ami et comme allié.

L’émir n’aimait pas les compliments : il ne savait jamais quoi répondre.

— Maintenant, je dois t’interroger au sujet de ce Fallion Orden, le fils du double d’Areth, l’enfant qu’il n’a jamais eu dans notre monde. Quel genre d’homme est-il ?

— Il est encore jeune. Je le suis depuis que je suis capable de ramper, et je le connais bien, peut-être mieux que personne d’autre au monde. (L’expression de Serre s’assombrit.) Personne qui soit toujours en vie, du moins.

— J’ai entendu dire que son cadet avait été tué pendant la bataille de Caer Luciare, compatit l’émir.

— Tout ce que vous avez dit de son père est doublement vrai en ce qui concerne Fallion. Tout, sauf…

Serre hésita.

— Sauf ? la pressa l’émir.

— Sauf la compassion, admit la jeune fille. L’empathie de Gaborn était légendaire. Il aimait tellement son peuple qu’il a fini par donner sa vie pour lui. Il voyageait de par le monde, cherchant de braves gens pour leur donner sa bénédiction. Longtemps après que la menace des maraudeurs ait été écartée, il a continué inlassablement, sans prendre le moindre repos.

— Peut-être était-il incapable de prendre du repos parce qu’il savait que la guerre n’était pas terminée, suggéra l’émir. Mon père disait que parfois, quand une guerre approche, on la sent venir des années, voire des décennies à l’avance. Et parfois, elle nous tombe dessus en un clin d’œil.

— Je suppose que oui, acquiesça Serre. Bref, Fallion n’est pas comme son père. Il est capable d’amour, mais aussi de discernement. Et il possède une discipline incroyable.

La jeune fille ne semblait pas vouloir en dire davantage, mais l’émir insista.

— C’est un Tisseur de Flammes, n’est-ce pas ? En effet, il faut une discipline incroyable pour mener une vie normale, entretenir un foyer et veiller sur une famille quand on détient ce genre de pouvoir.

— Vous y arrivez bien, vous, fit remarquer Serre.

— Je ne me suis jamais donné aux flammes, répliqua l’émir.

Puis, par-dessus son épaule, il jeta un coup d’œil aux deux volailles en train de rôtir. Le feu léchait leur peau ; leur graisse coulait dans les flammes en crépitant et en répandant une fumée à l’odeur appétissante.

— Mais le moment est venu, reprit l’émir. Je vais affronter Vulgnash, un Chevalier Éternel doublé d’un très puissant Tisseur de Flammes.

J’aurais dû commencer ma formation il y a des années, songea-t-il.

— Attendez, protesta Serre.

L’émir reporta son attention sur elle.

— Vous aussi, vous êtes un homme généreux. (La jeune fille hésita.) Quand tout sera terminé, vous avez l’intention de vous suicider pour rendre les attributs que vous avez pris, pas vrai ?

— Disons juste que si tu me vois tomber à la fin de la bataille, il sera inutile de revenir pour me sauver, grimaça l’émir.

— Pensez-vous que c’est ce que voudrait Siyaddah ?

— Je pense que ça lui fera de la peine, mais que son chagrin s’atténuera au fil du temps.

— Certaines douleurs ne diminuent jamais, contra Serre.

— Quoi qu’il puisse m’arriver, dis-lui que je suis mort vaillamment au combat, réclama l’émir.

— Et si je n’ai pas envie que vous mouriez au combat ? répliqua la jeune fille.

L’émir ne sut pas quoi répondre à ça.

Il se leva et, fendant les roseaux qui bordaient le ruisseau, rebroussa chemin vers le petit feu. Le bois sec ne dégageait que peu de fumée, et celle-ci était dispersée par le vent – un vent assez fort pour agiter les flammes et menacer de les éteindre à chacune de ses rafales.

L’Émir Tuul Ra s’était toujours senti mal à l’aise en présence d’un feu. Il avait toujours eu conscience que les flammes cherchaient à prendre le contrôle de lui, qu’elles menaçaient sa santé mentale. Et aujourd’hui, il se sentait plus méfiant que jamais.

Il avait découvert quel genre d’homme il était dans le Monde d’Ombres : sans foi ni loi, brutal, l’ennemi de toute l’humanité.

Mais bien entendu, ce n’était pas moi, raisonna-t-il. C’était quelqu’un d’autre, dans une autre vie.

Pourtant, le portrait que Serre lui avait peint de son double le hantait. Il sentait que lui-même aurait pu devenir ce fameux Raj Ahten.

Le feu était le lien. Le feu était toujours là, à la lisière de sa conscience, et il l’appelait. « Utilise-moi. Tu as besoin de moi. Tu n’es pas complet sans moi, et réciproquement. »

J’étais le plus puissant Tisseur de Flammes dans toute l’histoire du Monde d’Ombres. Je pourrais l’être ici aussi.

Oui, semblait chuchoter le feu, ses langues vivaces s’adressant à quelque partie primitive de l’âme de l’émir et transperçant la base de son cerveau. Tu pourrais être puissant. Le monde a besoin que tu le sois. Il a besoin que tu te donnes aux flammes. Sans cela, comment vaincras-tu la horde wyrmling ?

En effet : comment ? s’interrogea l’émir.

Ce n’est pas grand-chose, tu verras, susurra le feu. Avance-toi dans les flammes. Abandonne-toi à moi.

La tentation était grande. Elle l’avait toujours été. Tuul Ra soupçonnait depuis longtemps que ses talents n’attendaient qu’une occasion de s’épanouir. Il s’était imaginé combattant la horde wyrmling et entrant à Rugassa avec un soleil miniature dans la main, une boule de feu à l’éclat si intense que les yeux de ses ennemis fondraient au fond de leurs orbites.

Ce sont des créatures maléfiques. Il faut bien que quelqu’un les détruise.

L’émir s’agenouilla devant le feu comme devant un autel et plongea son regard dans les flammes.

Pleins de curiosité, Serre, Daylan du Marteau Noir et les jumeaux Cormar se rassemblèrent autour de lui.

L’émir était depuis longtemps capable de plier la fumée à sa volonté. C’était un don qu’il s’était découvert enfant. Il pouvait aussi faire se dresser et retomber les flammes tel un charmeur de serpents. Mais il n’en tirait aucune fierté, bien au contraire – seulement une vague crainte.

Il se mit à étudier le feu. Les deux tétras cuisaient de façon inégale. Il se concentra pour tordre les flammes de manière à y remédier. Mais plusieurs secondes s’écoulèrent sans que rien ne se produise. Le feu avait conscience de lui, l’émir en était certain. Chacun d’eux était irrésistiblement attiré par l’autre. Pourtant, cette foi, le feu refusait de lui obéir.

— Vous ne pouvez pas le forcer, intervint Daylan du Marteau Noir. Le feu réclame toujours un sacrifice. Allez chercher du bois pour l’alimenter ; ça marchera peut-être.

— J’y vais, dirent les jumeaux Cormar à l’unisson.

Ils se regardèrent, éclatèrent d’un rire hystérique, puis se levèrent d’un bond et foncèrent dans les buissons avec des mouvements tout à fait identiques.

L’émir envisagea d’attendre leur retour. Mais il savait que le bois n’était pas le seul sacrifice qu’on pouvait consentir au feu. Portant une main à son cou, il tira sur un cordon de cuir pour faire apparaître la petite bourse en peau de mouton cachée sous son armure. Il dénoua les cordons et fit tomber dans sa paume une boucle de cheveux noire et brillante, qu’il jeta dans le feu. Les flammes la consumèrent avidement, et en se nourrissant des huiles qu’elle contenait, certaines virèrent au bleu ou au vert.

Cette boucle de cheveux était le seul souvenir que Tuul Ra possédait encore de son épouse défunte.

Dans le sifflement des flammes, il entendit :

— Sers-moi.

— Je te nourrirai, répondit-il. Je te servirai, mais je ne te donnerai pas mon âme.